Argent et valeur de la personne

mis en ligne le 27 mai 2010
D’importance et de prix. Philosophie de l’argent de Georg Simmel est décidément un livre de prix ! Et je ne parle pas des 22 euros nécessaires à l’acquisition de ses 700 pages. Non, on y lit, tout du long, moult analyses, aussi pénétrantes qu’on peut le souhaiter, sur les rapports de l’argent et des phénomènes sociaux.
Prenons par exemple ce que Simmel dit de la prostitution. « Le commerce non conjugal, accompagné de paiement, appelle généralement la forme monétaire. Seule une pareille transaction répond bien à ce rapport très momentané, ne laissant point de trace, qui définit la prostitution. L’offre d’argent dégage bien plus complètement du rapport engagé, permet de s’en arranger bien plus profondément que de l’offre de tout autre objet qualifié auquel reste facilement attaché – de par son contenu, son choix et son usage – ne serait-ce qu’une exhalaison de la personne qui fait l’offre. Au désir tout de suite culminant et non moins vite expirant si bien servi par la prostitution, ne convient que l’équivalent monétaire, lui qui n’engage à rien et reste à chaque moment, en principe, disponible et bienvenu » (p. 473). Où ai-je lu cette phrase abominable, et d’autant plus abominable qu’elle est probablement vraie : « Les hommes paient des prostituées non pas pour obtenir le droit de les faire venir, mais pour obtenir le droit de les faire partir » ?
Mais continuons avec Simmel : « De même ressent-on alors, avec l’essence de l’argent, quelque chose de l’essence de la prostitution. L’indifférence avec laquelle il se prête à tout usage, l’infidélité par laquelle il se détache de tout sujet, puisqu’il n’est vraiment attaché à aucun, l’objectivité qui, excluant tout rapport de cœur, lui appartient en sa qualité de pur moyen – tout cela fonde une funeste analogie entre l’argent et la prostitution. Si Kant pose en impératif moral qu’on ne doit jamais se servir d’un être humain comme d’un simple moyen, mais qu’il faut le reconnaître en même temps et en tout temps comme une fin, et le traiter en conséquence, la prostitution, elle, témoigne d’un comportement absolument opposé, et des deux côtés concernés » (p. 474).
Souvenons toutefois de la profonde ambivalence que nous éprouvons à l’égard de l’argent. Car, de servant, il est vite devenu maître. Et le culte universel que lui voue l’humanité ne va pas sans grincements de dents. À ceci près que, comme souvent, on se venge de son humiliation, de sa servitude sur plus humilié, plus serf que soi.
« Au sein de la prostitution aussi, s’impose le fait que l’argent, au-delà d’une certaine quantité n’est plus indigne ni inapte à compenser les valeurs individuelles. Le dégoût de la “bonne” société moderne envers la prostituée se marquera d’autant mieux que celle-ci se montrera plus lamentable et plus misérable : il s’amoindrit avec l’augmentation du prix demandé à la clientèle, jusqu’au point où telle actrice, notoirement entretenue par un millionnaire, sera reçue assez souvent dans les salons. […] Il y a là un phénomène d’ordre général : on laisse courir les grands voleurs et l’on pend les petits, ou encore toute réussite d’importance, quel qu’en soit le domaine ou le contenu, suscite un certain respect. Cela dit, la raison majeure profonde reste que le prix de vente, atteint-il une hauteur exorbitante, épargne à l’objet de sa transaction l’avilissement qui découle de sa mise en vente. […] La courtisane qui se vend au prix fort y gagne une “valeur de rareté” – car non seulement atteignent un prix élevé les choses ayant valeur de rareté, mais inversement aussi ont valeur de rareté les choses atteignant un prix élevé pour quelque autre raison, fût-ce un caprice de la mode. Comme bien d’autres objets, les faveurs de mainte courtisane furent prisées et briguées de beaucoup à cause des sommes considérables qu’elle aura eu le courage d’exiger » (p. 483).
Une partie du mécanisme par lequel la possession de l’argent gagne en prestige à mesure qu’elle dépasse la moyenne est expliquée dans le texte suivant : « Parallèlement, la corruption, vendre son devoir ou sa conviction passera pour d’autant plus vile que la somme est mince. La corruption est donc bien ressentie comme un achat de la personnalité, qui se classe différemment selon qu’elle ne se laisse pas “payer”, ou se cède à un prix élevé ou encore peu élevé. L’estimation de la société semble ici garantie dans sa justesse pour autant qu’elle reflète seulement l’estimation du sujet par lui-même. Ce rapport de la corruption au tout de la personnalité est source de la dignité bien spéciale que d’ordinaire l’individu corruptible conserve ou du moins affiche, et qui se manifeste soit par l’indifférence aux petites sommes, soit, même en l’absence de celles-ci, par une certaine grandezza, par un air de sévérité, de supériorité, affectant de ravaler celui qui donne au rôle de celui qui reçoit. Ce comportement extérieur vise à présenter la personne comme inattaquable, comme retranchée dans sa valeur, et si c’est là une comédie, la comédie se répercute quelque peu sur l’intérieur – étant donné surtout que l’autre partie entre d’habitude dans le jeu par une sorte de convention tacite – et préserve l’individu corruptible de l’auto-anéantissement, de l’autodépréciation, que devrait entraîner la mise en jeu de sa propre valeur contre une somme d’argent » (p. 485).
On ne saurait mieux dire.