Des femmes : précis d’ethnologie

mis en ligne le 11 mars 2010
Le communisme primitif est cet état de l’humanité où n’existaient ni propriété, ni État, ni hiérarchie, ni domination d’une classe ou d’un groupe sur une autre classe ou un autre groupe, en particulier des hommes sur les femmes. Si cet état a existé, ce ne peut être qu’il y a très longtemps (au paléolithique, il y a au moins une vingtaine de milliers d’années) puisqu’on sait aujourd’hui que diverses formes de violence (dont la guerre) existaient dès le néolithique, 8 000 ans avant notre ère. Tous ceux qui attendent un bouleversement des conditions actuelles pensent celui-ci en terme de communisme, même s’ils rejettent ou abhorrent ce terme, car le communisme représente tout ce que n’est pas le monde d’aujourd’hui. L’étude de cette époque lointaine est donc pour eux une préoccupation importante ; elle passe par celle des sociétés qui existaient autrefois, avant l’État, les villes ou l’écriture.
À la fin du XIXe siècle, Engels écrivit un livre, L’Origine de la famille, de la propriété privée et de l’État, qui rendait compte des progrès d’une science toute nouvelle, l’ethnologie, et montrait qu’elle était cohérente avec les conceptions que Marx et lui-même avaient élaborées. L’étude de divers peuples, quasiment ou tout à fait disparus à son époque, et leur assimilation aux peuples de la plus haute antiquité, lui permirent de traiter des institutions sociales d’un passé lointain et révolu. Le résultat fut remarquable… pour l’époque, car très rapidement une foule d’observations nouvelles vinrent remettre en question ces conceptions. Quelques auteurs notables – par exemple Lotie ou Lévi-Strauss – saisirent l’occasion de combattre l’idée, fondamentale pour les marxistes, que les sociétés évoluaient de manière orientée. Pour qui essaie de se repérer dans ce dédale, le chemin est ardu, car peu d’auteurs cherchent à rendre compte à un niveau global et de façon simple des faits et des interprétations. Christophe Darmangeat s’essaie dans cette voie ; intéressant, il l’est par la clarté de son écriture, fluide et ne manquant pas d’humour, mais aussi par sa structure, car il n’est pas nécessaire d’avoir une encyclopédie ou un ordinateur à portée de la main pour le lire avec beaucoup de plaisir. Un esprit curieux trouvera mille sujets d’étonnement dans ces lignes, car les mœurs, les organisations sociales, les idées d’un très grand nombre de peuples s’y donnent rendez-vous à tout moment ; qu’il s’agisse des formes de mariage, des formes de parenté, des différents types de famille, des rôles respectifs de l’homme et de la femme dans la société, on est sidéré de la capacité de l’homme à créer des institutions sociales d’une si grande variété.
Pour aborder cet ouvrage, on pourrait craindre que la lecture d’Engels soit un préalable obligé, dont Darmangeat ne proposerait qu’une simple « défense et illustration ». Fort heureusement, il n’en est rien ; on y trouve au contraire la critique, menée souvent sans ménagements et étayée par un grand nombre d’observations, de nombreuses affirmations de Morgan, et d’autres, qui avaient été reprises par Engels. L’auteur ne traite ni de la propriété, ni de l’État, même si un certain nombre de réflexions sur ces sujets émaillent son texte. Contrairement à ce que le titre laisse penser, le but de son ouvrage est surtout d’examiner la condition des femmes dans la société et de tenter d’y voir plus clair ; ainsi s’explique son sous-titre : Aux origines de l’oppression des femmes.
L’ouvrage comporte formellement deux parties : la première traite de la parenté et la seconde des femmes. Mais de fait, une autre structure se surajoute à celle-là, car le dernier chapitre porte sur les observations et les théories archéologiques, c’est-à-dire les témoignages matériels du passé. Or toutes les données des chapitres précédents provenaient de l’ethnologie, c’est-à-dire des observations – datant pour l’extrême majorité d’un siècle et demi tout au plus – des peuples dits primitifs. Leur assimilation à des peuples du néolithique ou même du paléolithique pose évidemment problème. Alain Testart, qui écrivit un livre remarquable sur le communisme primitif il y a vingt-cinq ans, y fut confronté et a traité de l’archéologie dans son ouvrage récent sur les morts d’accompagnement.
Le but du livre est de se confronter directement à des questions qui se posent à nous aujourd’hui et qui font débat, en particulier le rôle de l’homme et de la femme dans la société – la division sexuelle du travail – et l’existence éventuelle d’une époque où ceux-ci étaient inversés – le « matriarcat ». Avant d’aborder ces questions, il faut traiter des préliminaires qui sont le fondement de toute connaissance ethnologique, à savoir les différentes formes de parenté et de famille. Darmangeat s’évertue à rendre aisé et lisible ce thème généralement traité sur un mode très abscons. Il attaque ensuite un dogme solidement établi selon lequel il existerait une correspondance simple entre les formes de la famille et les formes de parenté ; puis il traite longuement de la division sexuelle du travail – conditionnant selon lui les rôles différents de l’homme et de la femme dans la vie sociale. Ce faisant, face aux conceptions courantes, il reprend nombre de critiques qui avaient été formulées il y a bien longtemps par Alain Testart. Mais un sujet hante le livre : celui du matriarcat, époque où la femme aurait dominé l’homme et antithèse du « patriarcat » d’hier et d’aujourd’hui ; d’une part, l’ouvrage clarifie les données en insistant sur la nécessité de distinguer entre matriarcat, matrilinéarité et matrilocalité, concepts très différents mais dont la fréquente confusion rend toute discussion stérile et sans intérêt ; d’autre part, il passe au crible les données et les théories des féministes et des antiféministes qui en rendent compte. Il en ressort un rejet de l’existence même du matriarcat que je trouve, pour ma part, trop nuancé ; la question me semble résolue et ne nécessite pas, pour l’instant et faute de données nouvelles, de plus amples débats.
Ce livre érudit et rafraîchissant donne à tous les moyens, qu’on soit d’accord avec ses thèses ou non, de réfléchir sans ériger des barrières qui empêcheraient cette réflexion. L’auteur essaie, non sans finesse, de faire son boulot de marxiste. Mais on n’est pas absolument obligé de croire qu’Engels, et pas seulement lui, ressorte indemne de son traitement.

Maurice Fhima

Christophe Darmangeat, Le Communisme primitif n’est plus ce qu’il était. Aux origines de l’oppression des femmes, Smolny.