Intégration

mis en ligne le 18 décembre 1997

un discours alibi

Depuis une dizaine d'années, journalistes et politiciens nous assènent que le modèle républicain d'intégration traverserait une crise profonde. Régulièrement, les banlieues sont stigmatisées comme des zones de non-droit où d'honnêtes citoyens subiraient la violence de « bandes ethniques ». Présenté comme devant ruiner notre fragile édifice républicain, le spectre d'un « communautarisme en plein développement » est constamment agité. Alors que Wojtyla tente d'endoctriner la jeunesse avec la bénédiction de l'État et des médias publics, c'est l'Islam qui ferait peser une terrible menace sur la laïcité. Dans un contexte où l'immigration est massivement perçue comme étant un problème politique central, de tels discours alarmistes ne sont pas sans influence sur l'opinion. Leur omniprésence tend à imposer une représentation totalement déformée de la réalité.

Le récent débat sur la nationalité a fourni à nos parlementaires une nouvelle occasion d'en rajouter une couche. Sur ce sujet hautement symbolique, l'hypocrisie républicaine fait généralement bon ménage avec les fantasmes xénophobes.

Député R.P.R. du Vaucluse, Thierry Mariani a mis en avant ses grands-parents italiens pour expliquer que « l'immigration italienne, polonaise ou espagnole […] était indiscutablement plus facile à assimiler que l'immigration d'aujourd'hui ». De son côté, Jacques Kossowski, petit-fils d'un Biélorusse et élu gaulliste des Hauts-de-Seine, a estimé que les immigrés d'aujourd'hui seraient « des ayant-droit et des sans-papiers », bien éloignés de ceux d'autrefois, issus de pays « où dominait la civilisation judéo-chrétienne ou gréco-latine »[[Le Monde du 31 novembre et 1er décembre 1997]].

Le Pen ne renierait certainement pas une telle argumentation. Pour le FN, l'immigration maghrébine serait inassimilable car profondément différente des autres vagues migratoires. Cette différence s'expliquerait par la religion musulmane qui menacerait l'« identité française », catholique pour l'éternité. Une population, par ses croyances, s'auto-exclurait de fait des valeurs établies par la société française.

Même la gauche n'est pas épargnée par cette porosité du camp républicain aux idées du Front national. Idéologue officiel du gouvernement pour tout ce qui concerne l'immigration, Patrick Weil, dans son célèbre rapport, justifie son opposition au droit du sol intégral en invoquant l'idée qu'« il ne faut pas que l'on puisse devenir français sans l'avoir voulu ». Au passage, soulignons l'hypocrisie de cette argumentation : si un seul d'entre vous a souhaité à sa naissance une nationalité quelconque, qu'il le signale à Patrick Weil. Rappelons surtout que c'est le F.N. qui a lancé le débat sur la remise en cause du droit du sol. Dès 1985, Le Pen a su faire fructifier la prétendue menace que représenteraient ces jeunes dévenus « français sans le savoir ». Chez le chevènementiste et chez le facho, les logiques défendues paraissent, sur ce point, dangereusement proches.

« Avant, ils s'intégraient »

Les polémiques actuelles sur l'assimilation ou l'intégration des immigrés n'ont rien de nouveau. En France, elles fleurissent invariablement dans les périodes où l'immigration est érigée en problème. Mais à chaque fois, le « problème » est présenté comme étant fondamentalement différent et particulièrement grave, sans commune mesure avec les situations antérieures. Par leur parfaite interchangeabilité, ces trois citations illustrent parfaitement cet étrange phénomène d'amnésie collective.

« Pourrons-nous toujours imposer aux envahisseurs nos mœurs, notre civilisation, notre marque en un mot ? L'assimilation s'effectuera-t-elle avec aisance ? Des symptômes non équivoques semblent indiquer que nous approchons du point de saturation […]. Nos coutumes s'imprègnent d'exotisme, notre langue fourmille de vocables étrangers, notre sécurité même est menacée par des éléments dangereux que nos richesses attirent et que des lois indulgentes n'effraient guère. » G.Dallier, La Police des étrangers à Paris et dans le département de la Seine, 1914.

« Aujourd'hui que des hordes compactes d'étrangers s'établissent sur notre territoire et qu'en certains districts, les éléments jeunes de ces Aubains dépassent en nombre les éléments jeunes d'autochtones, le problème prend un tout autre caractère et nous exposerait à voir se constituer chez nous des minorités ethniques. » L.Nadeau, La France se regarde, 1931.

« Serons-nous encore français dans trente ans ?) » Le Figaro Magazine, 26 octobre 1985[[Citations extraites de Gérard Noiriel, Le Creuset français p. 247.]].

On oublie généralement que la xénophobie a atteint en France une intensité inouïe dans les années 1880-1890. En 1892, à Drocourt (Pas-de-Calais), les mineurs belges sont victimes d'une véritable mobilisation collective de la population française qui multiplie les actes de vandalisme pour obtenir leur départ. En août 1893, le paroxysme de la haine contre les Italiens est atteint à Aigues-Mortes. Suite à des rixes entre ouvriers des salines, trois cents personnes munies de bâtons, pelles et branches d'arbre s'en prennent aux travailleurs transalpins. Pendant la nuit, un convoi de quatre-vingt Italiens, protégé par la gendarmerie, est attaqué par des émeutiers munis de fusil, faisant de nombreux morts, les blessés étant achevés à coups de bâton. Les jours suivants, la population locale ratisse la campagne environnante dans l'espoir de découvrir d'autres Italiens. Le bilan officiel est de huit morts et de cinquante blessés ; mais pour le Times, il y aurait eu en fait cinquante morts et cent cinquante blessés. Jugés en cour d'assise, les inculpés ont tous été acquittés[[Cf Noiriel, op. cit., chap. V.]].

Avancer que l'intégration des vagues d'immigration précédentes se serait faite sans heurts est une vue de l'esprit dont l'enjeu politique est clair. On cherche ainsi à démontrer que la France, « patrie des droits de l'homme », à toujours été accueillante, compréhensive et ouverte. La responsabilité des problèmes actuels serait donc totalement imputable aux caractéristiques particulières de la dernière vague d'immigration, en particulier les Maghrébins. Ceux-ci ne feraient pas les « efforts » nécessaires pour s'intégrer ou, plus radicalement, ne pourraient s'assimiler de par leur origine ethnico-culturelle.

« Ni Blacks, ni Reubeus mais des B.B.R. »

L'intégration ne dépend pas de la bonne volonté individuelle ou collective des immigrés, mais bien, plutôt, de l'attitude de la société d'accueil à leur égard et de la place qu'elle leur accorde. Sommés de s'assimiler culturellement, on leur refuse simultanément la possibilité de s'intégrer socialement.

Dans le discours dominant, fermer les frontières aux immigrés du Sud est considéré comme un moyen légitime pour tenter de combattre le chômage. Incontestablement, cela entretient l'idée que les étrangers priveraient de travail les « bons français ». Il est toujours utile de rappeler que les immigrés en provenance du Maghreb, d'Afrique noire ou de Turquie sont, de fait, les principales victimes du chômage et de la précarité. En France, si le taux de chômage est globalement de 12,4 %, il varie brutalement pour les étrangers selon leur origine. Il s'élève à 10,1 % pour les ressortissants des États de l'Union européenne alors qu'il culmine à 31,2 % pour ceux venus d'autres pays[[Enquête emploi de l'I.N.S.E.E., mars 1997.]].

Ces chiffres par nationalité sont un bon indicateur des difficultés rencontrées par la population immigrée, socialement marginalisée. Mais, pour notre problématique autour de l'intégration, il parait plus significatif de s'intéresser à la seconde génération. Dans leur très grande majorité, ces jeunes issus de l'immigration étant français, ces statistiques nous apportent peu de choses. Le handicap qu'ils subissent sur le marché du travail n'est un mystère pour personne mais reste difficile à évaluer, les distinctions ethnico-religieuses étant exclues des statistiques françaises[[Sur le fond, on ne peut bien évidemment que s'en féliciter.]].

Les témoignages attestant du caractère massif de ces discriminations ne manquent pas. Psychosociologue, Catherine Grangeard a travaillé pendant six ans au siège d'une entreprise d'intérim, comme chargée de mission pour la formation des personnels d'agence. Le bilan qu'elle en tire est très clair : « Dans mon entreprise, sachez que près des trois quart des demandes des recruteurs comportaient des exigences visant à exclure certains candidats pour des raisons ethniques. Toujours formulées par téléphone, ces critères ont d'ailleurs fini par déboucher sur un leitmotiv : "Donnez-nous un B.B.R." Comprenez un Bleu-Blanc-Rouge »[[Supplément Initiatives, Le Monde du 3 décembre 1997.]].

Une enquête de l'l.N.E.D., achevée en 1995 apporte aussi quelques éléments intéressants[[Le Monde du 12 mars 1996]]. Elle souligne que, à chaque niveau de qualification, les jeunes nés à l'étranger, ou nés en France d'un parent né à l'étranger, ont plus de probabilité de se retrouver au chômage que la moyenne des jeunes Français. La discrimination subie est particulièrement claire pour les jeunes d'origine maghrébine. Parmi les jeunes de 20 à 29 ans, titulaires d'un diplôme inférieur au baccalauréat, 20 % des enfants d'immigrants espagnols et 17 % des jeunes de parents nés au Portugal se trouvaient au chômage - la moyenne est de 16 % chez les jeunes Français. En revanche 37 % des jeunes d'origine algérienne restaient sans emploi. Au-delà du bac, 32 % d'entre eux étaient au chômage contre 19 et 17 % des enfants d'immigrés espagnols ou portugais. Le constat indiscutable de telles discriminations concrètes ne peut que favoriser le développement de terribles frustrations.

Du social vers l'ethnique

Depuis la fin des années soixante-dix, l'immigration, érigée en bouc émissaire, est devenue progressivement un enjeu politique central qui polarise l'attention. Jusque là largement confinés dans le domaine privé, les préjugés xénophobes et racistes ont acquis peu à peu une légitimité publique : dans le débat politique, dans la législation et les pratiques xénophobes de l'administration. Pour comprendre ce processus, il parait nécessaire de revenir trente ans en arrière.

Dans le sillage de Mai 68, la société française a connu quelques années marquées par un contexte de luttes sociales et de radicalité politique. Globalement, les enjeux sont alors perçus comme étant sociaux. Signe que le thème n'est pas encore porteur, Le Pen, candidat aux élections présidentielles de 1974, ne fait aucune allusion à l'immigration dans les quatre pages et les six points que comporte sa plate-forme électorale. À cette époque, les « travailleurs immigrés » font partie du discours commun. Ce vocabulaire n'est pas anodin, il inscrit l'immigration dans une grille de lecture basée sur l'appartenance de classe. Grâce à l'impulsion de l'extrême gauche puis des syndicats, les conditions de vie et de travail des immigrés deviennent un enjeu politique et social. Dans de nombreuses grèves, travailleurs français et immigrés luttent au coude à coude.

Le 3 juillet 1974, le conseil des ministres entérine, par une simple circulaire, la décision de suspendre l'immigration de nouveaux travailleurs. C'est le premier recul important. Cette décision gouvernementale fait autour d'elle un large consensus à gauche et dans le mouvement syndical. Seule la C.F.D.T., se déclarant à l'époque « autogestionnaire », affirme son désaccord. Accepter cette adaptation de la masse de main-d'œuvre disponible aux besoins capitalistes, c'est donner son aval à la logique nationaliste et accepter la cogestion de la crise avec l'État et le patronat.

Dix ans plus tard, le mouvement social sera bien désarmé pour répondre au Front national quand celui-ci affirmera : « Trois millions de chômeurs, trois millions d'immigrés : la solution est simple ».

Dès 1978, le nombre de grèves commence à chuter. L'élection de Mitterrand en 1981 clôt définitivement cette période. Dévoyée vers l'électoralisme, la contestation sociale se lit encore au niveau politique. Dans le programme que publie le P.S. en mai 1981, on peut par exemple trouver ceci : « Les moyens dont les socialistes disposent pour faire front et, à partir de là, pour renverser le cours des choses, sont d'une autre nature : l'idée d'abord, celle qui n'a pas cessé d'inspirer un siècle et demi de luttes ouvrières, l'idée toujours neuve d'une société sans classes d'où les causes de l'exploitation de l'homme par l'homme, à l'ère industrielle, auront été éliminées par la transformation, notamment, des structures économiques et des rapports de production […] »[[cf. Parti socialiste, Projet socialiste pour la France des années quatre-vingt, mai 1981, p. 9.]].

Tout s'accélère. Très vite, la désillusion et les frustrations seront à la mesure des immenses espoirs suscités. En 1982, c'est la « rigueur » puis, l'année suivante, l'« austérité ». Confronté à plusieurs grèves d'O.S. immigrés dans l'ensemble du secteur de l'automobile, le gouvernement n'hésite pas agiter le spectre de l'islamisme khomeyniste. En janvier 1983, Deferre, ministre de l'Intérieur, interrogé sur une grève d'O.S. chez Renault, affirme : « il s'agit d'intégristes, de chiites »[[cf. Gilles Kepel, Les Banlieues de l'lslam, p. 253.]]. Quelques mois plus tard, le Front national réalise ses premières percées électorales en concentrant ses attaques sur l'immigration.

Tout au long des années quatre-vingt, les représentations de la société se transforment. Les « travailleurs immigrés » laissent tout d'abord la place aux Beurs et aux Blacks puis aux Arabes et aux musulmans. De plus en plus souvent, on nous parle de communautés, qu'elles soient « étrangères », « maghrébines » ou « musulmanes ». Une définition ethnique, nationale, religieuse ou raciale se substitue à une définition sociale.

Dans un contexte où le libéralisme fait consensus et semble apparaître comme la seule perspective, les clivages politiques changent de nature. Aux problématiques sociales se substituent des fantasmes identitaires. Sur ce terrain, le F.N. est évidement comme un poisson dans l'eau, la gauche étant bien incapable de lui opposer autre chose qu'un discours moralisateur et de plus en plus ouvertement sécuritaire.

Seule l'impulsion d'une nouvelle dynamique sociale est à même de briser cette spirale infernale, comme au début des années soixante-dix, c'est la multiplication des luttes sociales qui peut aujourd'hui dégager de nouvelles perspectives en repositionnant les enjeux sur un terrain de classe.

Tarek, groupe Durruti (Lyon)