Électoralisme et mémoire ouvrière
IWW : « Nous n'oublions jamais »
Le mercredi 9 octobre Mike Alewitz, peintre de fresques, est intervenu, au Labor Temple d'Olympia, sur la formation cet été du nouvel American Labor Party (Parti américain du travail). Comme habituellement lors d'une tournée électorale pour un parti, Alewitz fit un vibrant appel au soutien des travailleurs, mettant l'accent sur le rôle important que des « travailleurs de la culture » pouvaient jouer dans le développement du Labor Party.Si Alewitz avait simplement porté aux nues son Labor Party, je ne lui aurais pas prêté plus d'attention qu'à n'importe quel autre politicard. Après tout, les partis progressistes naissent et meurent tout le temps - il n'y a aucune raison pour que le Labor Party suive un autre chemin que celui d'une demi douzaine d'autres partis dont les os blanchis forment le paysage de la Gauche. Mais ce qui m'énerva vraiment c'est la façon dont il se réappropria la culture wobbly[[Les IWW sont surnommés wobblies. Un serveur chinois aurait questionné des IWW avec un très fort accent : « All eye Wobbly Wobbly » (êtes-vous des IWW ?). La réponse, avec le même accent, « I Wobbly Wobbly » (je suis Wobbly Wobbly), serait à l'origine de ce surnom humoristique. Wobbly peut se traduire par bringuebalant. Au-delà de l'anecdote, cette origine du surnom des IWW souligne le caractère profondément antiraciste de leur action révolutionnaire. Ils organisaient les travailleurs par-delà toute considération ethnique ou raciale, n'hésitant pas à rassembler Noirs et Blancs du sud en s'opposant à l'Apartheid existant. En Afrique du Sud, l'Industrial Worker's Union (syndicat industriel des travailleurs), lié directement aux IWW, organisa une grève des transports qui, pour la première fois dans ce pays, rassembla travailleurs blancs et noirs dans une lutte commune. Lire le paragraphe « Internationalisme et antiracisme » du livre de Larry Portis, IWW et Syndicalisme révolutionnaire aux États-Unis, Spartacus, Série B, n° 133, p. 79.]] pour ses propres fins, réécrivant l'histoire.
Alewitz commença son discours par une hyperbole. « Ce qui s'est passé à Cleveland cet été fut le plus important événement politique qui est arrivé dans ce pays depuis des décennies », proclama-t-il. « Pour la première fois depuis les années quarante, la classe ouvrière américaine a son propre parti politique ». Il est vrai que les Démocrates et les Républicains sont les deux faces d'un même système capitaliste, et Alewitz insista à juste titre sur le fait que jamais les travailleurs ne seront chez eux dans ces partis.
Mais pourquoi n'évoqua-t-il pas le Citizen's Party, le Green Party ou encore le California's Peace and Freedom Party, sans parler des efforts de la National Organization for Women pour construire un parti ? Il n'est peut-être pas complètement en accord avec tout ce que ces partis prônent, mais c'est malhonnête de sa part de prétendre simplement qu'ils n'existent pas.
Alewitz ne réussit pas non plus à analyser, d'une manière générale, le problème de l'efficacité de la construction d'un parti. Si nous avons appris quelque chose de la construction des « Labor Parties » d'Angleterre et d'Europe, c'est que les partis « ouvriers » finissent toujours par reproduire les monstres qu'ils devaient détruire. La nécessité pragmatique de gagner les élections aboutit inévitablement à une érosion des principes qui rendent les prétendus partis du travail indiscernables de leurs doubles plus traditionnels.
Cette érosion des principes est déjà évidente au sein de la plate-forme du nouveau Parti du Travail. L'insistance pour réclamer des « emplois pour tous » par exemple n'analyse pas le paradigme fondamental patron/travailleur. En acceptant tacitement les rapports de classe de la production capitaliste, le Parti du Travail ne parvient pas à offrir aux travailleurs quelque espoir d'une économie véritablement autogérée. Oui, le plein emploi ferait basculer la balance en faveur des travailleurs en éliminant le volant des travailleurs jaunes à la disposition du patronat, mais un simple appel pour plus d'emplois ne constitue pas la vision émancipatrice dont nous avons besoin pour vraiment nous défaire de nos chaînes.
Ce qui me dégoûta vraiment fut la façon dont Alewitz s'appropria la culture wobbly. Les Industrial Workers of the World (IWW) furent fondés en 1905 par des militants syndicaux qui en avaient marre du syndicalisme corporatiste inefficace des AFL. Les fondateurs des IWW rêvèrent d'« Un grand syndicat » (One Big Union) qui pourrait unir tous les travailleurs, quels que soient leurs métiers dans un puissant corps unifié capable de transformer la société en abolissant le capitalisme une fois pour toutes. Ces wobblies de la première heure luttaient pour la justice économique par des moyens économiques et avaient une saine méfiance des partis politiques et de leurs leaders en mal de pouvoir.
Alewitz prit cet héritage wobbly et le déforma, le rendant méconnaissable. Pour illustrer l'importance jouée par le « travail culturel » au sein du mouvement ouvrier, il rappela la fameuse grève des fileurs de soie de Paterson en 1913[[La grève éclata à cause de nouvelles cadences imposées par les filateurs. La répression fut violente. Pendant les cinq mois de conflit, plus de 4 800 ersonnes furent appréhendées, dont 1 300 jetées en prison. La grève provoqua, en fin de conflit, une tentative de collaboration entre ouvriers grévistes et intellectuels, suite à l'absence d'écho du conflit dans la presse new-yorkaise. La représentation théâtrale fut un fiasco financier mais eut un impact considérable. Elisabeth Gurley Flynn parla d'un désastre. Larry Portis, dans IWW et syndicalisme révolutionnaire aux États-Unis, nuance ses propos (voir p. 68).]] et la représentation théâtrale qui en fut faite. Dans un effort pour mettre en place un soutien public en faveur de la grève, le journaliste John Reed, l'organisatrice wobbly Elizabeth Gurley Flynn, et plusieurs femmes de la société new-yorkaise en montèrent une représentation théâtrale au Madison Square Garden utilisant des grévistes pour leur propre rôle.
Alewitz a passé presque sous silence le rôle des IWW dans les grèves mentionnant seulement que « les travailleurs appelèrent des organisateurs wobblies pour la compétence qu'ils pouvaient donner ». En fait, les IWW s'organisaient à Paterson depuis 1905, travaillant dur pour rassembler de multiples groupes ethniques en une force ouvrière cohérente. La représentation théâtrale elle-même fut hautement controversée et beaucoup furent convaincus qu'elle détourna les rares ressources disponibles hors de piquets de grève, ce qui aboutit en dernier lieu à l'échec du mouvement. Comme Melwyn Dubofsky l'explique dans We Shall be all :
« À partir du matin suivant, la grève était sur le déclin ; le spectacle en fut l'apogée. Le reste fut un échec. Reed avait promis de l'argent pour les grévistes - des milliers de dollars pour manger, pour se vêtir et pour s'abriter, et maintenant il ne pouvait tenir sa promesse. Les préparatifs pour la représentation avaient détourné, pendant ce temps, les grévistes du travail essentiel : tenir un piquet de grève. Pendant qu'ils abandonnaient le terrain pour l'illusion du théâtre, les premiers "jaune " pénétrèrent en nombre significatif dans les usines de Paterson. Le spectacle fit naître aussi de la jalousie. Seulement un millier de grévistes purent aller à New York, laissant les 24 000 autres derrière eux. »
Alewitz profana ensuite la mémoire du wobbly Joe Hill[[En 1914, Joe Hill fut accusé de meurtre, lors d'une attaque à main armée, sur les personnes d'un commerçant et de son fils. Un comité international de défense tentera tout pour le sauver. Le président des États-Unis, Woodrow Wilson, interviendra auprès du gouverneur de l'Utah à deux reprises afin qu'il reconsidère l'affaire Hill. Mais en vain, Joe Hill sera exécuté le 19 novembre 1915.]], compositeur de chansons devenues des classiques du mouvement ouvrier comme The Rebel Girl et Casey Jones the Scab (pour être juste ce n'est pas inhabituel, le syndicalisme réformiste célèbre depuis longtemps Joe Hill comme l'un des siens malgré le fait que Joe, de son vivant, tourna l'AFL en dérision).
Il nous montra des manifestants déguisés en M. Block. M. Block est une chanson de Joe Hill évoquant un ouvrier stupide et bien intentionné qui gobe tous les discours de son patron et de ses leaders politiques. Mais Alewitz passa sous silence le derniers vers de la chanson décrivant comment Block se fait duper en fin de compte par les politiciens socialistes...
[...] Alewitz se mit à ressembler à un homme qui a vu un fantôme quand il comprit qu'il y avait dans la salle des wobblies bien vivants. Il avait oublié - que nous n'oublions jamais.
Jess Grant
extrait de Industrial Workers of the World n° 1596 (décembre 1996)