L’enjeu de la technique
mis en ligne le 9 avril 2015
Une lecture progressiste, optimiste, « occidentale » du monde moderne assimile l'absence de certaines techniques à un manque, une lacune, une incapacité, une infériorité, un retard culturel, la marque de partisans de la tradition hostiles aux réformes, un refus obscurantiste du progrès. Or de nombreuses sociétés ont choisi de « ne pas faire » : les Grecs, et d'autres, n'ont pas poursuivi le progrès technique au-delà d'un certain niveau ; la Chine met au point la poudre, la boussole, mais n'exploite pas outre mesure ces inventions ; les Indiens des grandes plaines d'Amérique du Nord adoptent le cheval mais en le débarrassant de tout ce qui le rendait efficace aux yeux des Européens (selle et étriers). Globalement, les sociétés préindustrielles, précapitalistes se satisfont d'un système où priment l'observation et l'expérimentation du milieu naturel ambiant, où l'outil est encore un prolongement de la main et du savoir-faire, où la technique est un élément parmi d'autres de la vie sociale, où une certaine prudence veille à ne pas mettre en danger l'équilibre économique et social.Ce n'est qu'à partir du XIXe siècle que s'effectue un « basculement » : le changement technique devient le moteur de l'histoire. Une convergence de facteurs économiques, sociaux, politiques, culturels (quantification, mécanisation, artificialisation de la nature, innovation technologique, hausse de la productivité, affirmation de l'État, croissance économique, émergence progressive du marché, dynamique des besoins et des désirs de l'homme, croissance démographique) va conduire à une exploitation sans réserve de la main-d'œuvre, à la recherche obsessionnelle du profit, au « grand partage » entre nature et culture, c'est-à-dire à la « mort de la nature ». Face au déferlement et à l'accélération techniques, on commence seulement à mesurer les conséquences dans tous les domaines de l'asservissement aux machines et aux contraintes de l'industrie... et à se souvenir que de nombreux acteurs (intellectuels, philosophes, romanciers, mais aussi travailleurs, artisans, paysans) ont dénoncé les effets des nouvelles machines sur leur travail et leur mode de vie, les dangers, les risques, les nuisances pour un « confort » souvent illusoire acquis au prix de la dignité, de la liberté.
Marginaliser ou réprimer la contestation
Même si l'histoire ne l'a pas retenue parce qu'elle est toujours celle des « vainqueurs », l'opposition de nombreux milieux populaires à l'égard de la mécanisation a marqué beaucoup de régions. Loin d'être identiques, ces réactions traduisent des traditions locales, des conjonctures économiques et prennent différentes formes : pétitions, lettres de menaces, interpellation de notables, violences ; le point culminant étant sans doute les émeutes du luddisme en 1811-1812 en Angleterre. Beaucoup de secteurs sont concernés : industrie textile, ouvriers typographes, menuisiers (métiers, presses ou scies mécaniques), mais aussi tailleurs, chapeliers, marbriers...
Si les motivations peuvent, bien entendu, inclure des intérêts personnels bornés, un corporatisme étroit, elles portent le plus souvent sur la défense de la qualité des produits qui fonde leur identité et celle de l'emploi. Les grandes machines contrôlées par les capitalistes véhiculent de nouveaux rapports sociaux ; elles sont perçues comme porteuses de misère et de déqualification. Contre l'exploitation accrue de l'homme et le chômage, ce qui est en jeu c'est la préservation de l'autonomie, du contrôle sur le processus productif, de l'habileté dépréciée par les nouvelles méthodes de production, des procédés manuels, des petites mécaniques souples et adaptables, de la richesse des savoirs gestuels, des cultures sensorielles (les lamineurs des Ardennes contrôlent le fonctionnement de leurs machines au son du métal), de l'apprentissage patient et de la pratique quotidienne du métier.
Fondées sur l'économie autarcique dans laquelle les outils sont fabriqués à domicile, sur la subtilité des équilibres économiques et sociaux, sur la complexité des modes de vie et leur adaptation aux contraintes écologiques, sur la connaissance intime des terroirs, les sociétés paysannes ne sont pas absentes des luttes. Elles comprennent très vite que le système de la grande propriété permet de disposer de capitaux suffisants pour acquérir ces machines coûteuses, et que la condition des travailleurs pauvres des campagnes ne peut que continuer à se dégrader.
Et si la technique était bien un problème ?
Pendant près de deux siècles, de vives controverses, des débats passionnés vont opposer les « optimistes » et les « pessimistes », les minorités qui s'enrichissent et les majorités qui se paupérisent. Disposant de moyens supérieurs (matraquage idéologique, littérature de vulgarisation, répression armée...), assez vite, les partisans de l'accélération technique (institutions, banquiers, industriels...) prennent l'avantage. La réflexion sur les risques sociaux et environnementaux de la modernité se trouvera biaisée par le mensonge, le déni, la minimisation des dysfonctionnements, des effets pervers, la surestimation des bienfaits. L'aggravation de la condition des peuples sera compensée par les avantages à long terme ! Ainsi, la conception industrialiste, rationalisatrice et productiviste finit par s'imposer. La technique devient la condition du « salut » et le fondement de la nouvelle religion du progrès. Livré aux planificateurs et technocrates de tous poils, le développement infini des forces productives libérera l'homme de la rareté, de l'injustice et du malheur.
Mais les faits sont têtus. Déjà, les deux grandes guerres avaient sérieusement endommagé la foi dans le progrès technique. Depuis les « nouveaux mouvements sociaux » des années 1970 vite laminés par le rouleau compresseur du « néolibéralisme », malgré une élévation sensible du niveau de vie, l'analyse de la place de l'homme et de son activité technique engendre le doute : démesure de la grande industrie, disparition de la petite paysannerie, conditions de travail pénibles et dangereuses, multiplication des nuisances, des pollutions, des dégradations, accidents et dangers du quotidien, pathologies urbaines, finitude des ressources... Décidément, les promesses de bonheur à long terme n'arrivent pas ; elles s'inversent même en menaces de plus en plus précises, jusqu'à compromettre la vie. L'addition commence à devenir lourde et le mythe de la machine s'effrite ; l'externalisation des coûts connaît l'effet boomerang ; les « dégâts du progrès » apparaissent clairement.
Avec l'automatisation, le nucléaire, les biotechnologies, les nanotechnologies, les inquiétudes des premiers « lanceurs d'alerte » resurgissent, et prennent une autre dimension : on parle de technique totalitaire, d'homme unidimensionnel, de macrosystème, de méga machine. On commence à comprendre que la technique est inhérente au principe de la concentration de la puissance et donc à celui de la domination. Par les énormes capitaux qu'elles mobilisent, les techniques sophistiquées empêchent les projets alternatifs, en même temps qu'elles introduisent des phénomènes d'irréversibilité, c'est-à-dire conditionnent l'avenir des générations futures. Nous sommes entrés dans une économie de gaspillage dans laquelle les objets – qui ne semblent avoir pour fonction principale que de compenser illusoirement l'appauvrissement de la vie — doivent être dévorés aussi vite qu'ils apparaissent. Et dans cette fuite en avant liberticide, l'obsolescence de l'homme risque de suivre celle de la marchandise.
On assiste au même passage en force qu'il y a deux siècles : celui d'une technologie qui restreint le champ des possibles en formatant les imaginaires, qui accroît la vulnérabilité en ouvrant sur l'inconnu. Et ce qu'on peut craindre, ce n'est pas seulement la prolifération des techniques de contrôle (interconnexion généralisée, géolocalisation, vidéosurveillance, biométrie, puces RFID...) qui porte atteinte aux libertés publiques, la standardisation culturelle, l'emprise du numérique qui modèlent notre vie affective, affaiblissent les liens sociaux, altèrent nos capacités de concentration, d'attention, de mémoire, mais la reproduction artificielle de l'humain, la manipulation génétique des embryons, le transhumanisme, les fantasmes d'une post-humanité par recréation technologique de l'espèce humaine, susceptibles de détruire ce qui subsiste du sens de la vie. Mais le futur a-t-il encore besoin de nous ?
Retrouver le sens de la mesure
On peut constater que, guidés par une conception absolue de la liberté, et donc un mépris des contingences biologiques, la plupart des défenseurs du progrès technique le sont de manière inconditionnelle. Ce qui n'est pas le cas de ceux qui expriment une méfiance vis-à-vis d'une trajectoire que personne ne semble plus contrôler. E. Reclus déplore la brutalité avec laquelle s'accomplit la prise de possession de la Terre par l'homme. L. Mumford constate que « les forces que nous avons déclenchées sont trop puissantes pour notre contrôle moral et politique ». I. Illich explique qu'au-delà d'un certain seuil, les techniques et les grandes institutions modernes deviennent contre-productives. B. Charbonneau revendique une « maîtrise des techniques ». M. Bookchin en appelle à une « technologie libératrice ». D'autres évoquent des « techniques intermédiaires ». Si l'on excepte quelques technophobes bornés, le plus grand nombre demandait seulement que soit limité le nombre de machines et restreinte l'utilisation de la vapeur. Il ne s'agissait pas d'une condamnation absolue et dogmatique de la technique, d'une opposition au progrès technique en soi, mais à une méthode particulière, à un contexte déterminé. Il s'agit de remplacer des dispositifs techniques accusés d'appauvrir, d'aliéner, d'hypothéquer l'avenir par une créativité collectivement contrôlée et à taille humaine.
Mais précisément le drame de la condition humaine vient de notre incapacité à reconnaître ou à fixer des limites. Orgueil démesuré et peur de la mort ? Un des rôles majeurs des anarchistes doit être de replacer le développement technique dans une interprétation plus vaste sur les moyens et les fins d'une humanité aujourd'hui dépassée par la complexité d'un monde qu'elle a elle-même construit. Vouloir transformer l'outil de production sans se l'approprier est une illusion ; chercher à se l'approprier sans le modifier en est une autre.