Ces Amériques anarchistes
mis en ligne le 26 février 2015
Voici un bel ouvrage de près de 500 pages qui cherche à actualiser les connaissances sur les anarchismes américains. Il traite de presque toute l’Amérique, sauf le Canada, et trop peu l’Amérique centrale et insulaire. En traitant des deux Amériques, l’éclairage est plus riche, et sort des enfermements linguistiques. Il nous rappelle ainsi qu’il n’y a jamais eu de frontières totalement fermées entre l’aire latine et l’aire anglophone. Il suffit de rappeler le rôle des IWW et des anarchistes étatsuniens aux côtés du magonisme ; il suffit d’évoquer le riche mouvement des IWW au Chili… Dans toute l’Amérique, les frontières sont de vraies passoires, les intellectuels et les militants passant d’un lieu à un autre et y fomentent une culture commune. Le livre offre diverses analyses, massivement centrées sur les faits culturels. Il faut rappeler que l’ouvrage collectif précédent (¡ Viva la social ! Anarchistes et anarcho-syndicalistes en Amérique latine, 1860-1930, Nada-Noir et Rouge-Éditions libertaires, 2013) traitait surtout des aspects prolétaires et syndicalistes. Amériques anarchistes doit donc se lire comme un complément, pas comme un ouvrage à part. Le pluriel convient bien. L’Amérique a connu et présente aujourd’hui une variété considérable de mouvements et d’actions anti-autoritaires qui empruntent à diverses sources, et qui s’éloignent donc d’un anarchisme classique, qui lui-même n’a jamais été monolithique. L’anarchisme traditionnel européen, les courants religieux, les cultures autochtones, l’imaginaire américain, etc., forment un patchwork d’une grande richesse qui dépasse largement l’anarchisme au sens strict du terme.
L’Amérique libertaire, au côté des engagements sociaux, s’exprime énormément par l’écrit et par le spectacle. La presse y atteint des niveaux qui dépassent ce que produit la vieille Europe hormis l’Espagne et un peu l’Italie, qui ont disposé de productions également abondantes avant l’essor des fascismes. Grâce à Isabelle Felici, et même si elle ne traite que de São Paulo, on se rappelle que l’immigration italienne est très dense au Brésil et que les anarchistes y implantent un nombre colossal de publications dans leur langue, celles-ci évoluant parfois vers le bilinguisme. Le Mexique du magoniste Regeneración (présenté par David Doillon), le Pérou de Las Parias dans lequel s’illustre Manuel González Prada, un des plus grands écrivains acrates d’Amérique du Sud (présenté par Isabelle Tauzin), ou la prestigieuse La Protesta argentine (présenté par Hélène Finet) illustrent le rôle majeur de ce continent pour la diffusion de l’Idea. Il aurait fallu rajouter quelques autres exemples, uruguayen (Studi Sociali) ou états-unien (Fraye Arbeter Shtime), pour marquer encore plus cette diversité. L’article sur The Firebrand (de Steven K. Smith) permet de montrer l’originalité de l’anarchisme états-unien qui évolue entre trois influences principales : l’anarchisme d’importation, la pensée libertaire individualiste autochtone et les mouvements religieux anti-autoritaires (ici le protestantisme).
Éducation intégrale, pensée naturiste, éducation rationaliste, etc., connaissent un fort développement aux Amériques. Les écoles dites modernes dans la tradition de Francisco Ferrer, les universités populaires, les athénées, les centres culturels et sociaux, les bibliothèques et maisons d’édition fleurissent partout. L’introducteur du fouriérisme et du proudhonisme au Mexique, le Grec Rhodakanaty (P.L. Abramson) y installe une école étonnante dans le Chaco, dont la plupart de ses auditeurs et organisateurs se mêlent aux révoltes et organisations du premier anarchisme mexicain. Le Brésil est un des hauts lieux des tentatives pédagogiques rationalistes (Rodrigo Rosa Da Silva) ; l’héritage de Ferrer imprègne pratiquement tous les pays américains, j’ai recensé des écoles rationalistes dans une douzaine d’entre eux. Partout les libertaires, parfois dans la lignée de Fourier, misent sur l’expression artistique (Fortino Corral Rodríguez, Ronald Creagh) comme moyen d’autoformation et de propagande acrate. Le théâtre et le conte sont sans doute les formes les plus efficaces de diffusion entreprises par Ricardo Flores Magón (Adeline Chanais et Paola Domingo). La poésie est l’arme principale du Chilien José Domingo Gómez Rojas, mort si jeune sans doute des suites de tortures (Benoît Santini). La honteuse affaire Sacco & Vanzetti inspire de grands écrivains du nord, comme Upton Sinclair et John Dos Passos (Alice Béja).
Bien des libertaires, sans renier leur antiautoritarisme, ont su s’inspirer de sources partagées, notamment religieuses, pour mettre en avant les aspects positifs des apôtres et martyrs de la cause, pour vivre une forme de vie simple et exemplaire, ou pour développer des idées plus ou moins chrétiennes favorables à la rébellion et hostiles à tous les marchands du temple. Joël Delhom fait ici une belle synthèse sur cette question, dans une analyse qui possède plus de recul et de rigueur critique que l’ensemble du livre de 2014 sur ce thème qu’il a récemment codirigé avec Daniel Attala, Cuando los anarquistas citaban la Biblia. Entre mesianismo y propaganda. Il y montre notamment que l’utilisation du fonds biblique ne veut pas dire allégeance aveugle aux principes religieux. Cet usage est souvent un bon moyen de mieux faire comprendre sa propre pensée en s’appuyant sur une culture commune. Enfin, les anarchistes ne se distinguent guère dans cette pratique de la plupart des mouvements occidentaux de réforme ou de révolution sociale.
La pensée libre ou acrate revit aujourd’hui. Les jeunes cassent les cadres figés en Colombie (Sergio Segura), les mouvements sociaux et indigènes ébranlent l’Amérique latine. Le Chiapas zapatiste, les communautés des barrios boliviens, les sans terre brésiliens, les usines récupérées argentines ou la Commune d’Oaxaca en 2006 (Laurent Aubague), etc., vivent l’anarchisme sans forcément le nommer et en lui redonnant d’autres significations qu’il conviendrait d’analyser davantage : assembléisme, horizontalisme, dispersion du pouvoir, mouvements réticulaires ou en rhizomes… Les romans récents savent également s’inspirer de faits historiques essentiels, comme en témoigne le renouveau des études sur la libertaire Mika Feldman, mieux connue comme Etchébéhere (Alba Lara-Alengrin) et célèbre dirigeante milicienne dans l’Espagne en révolution. La veine romanesque radicale et souvent utopique est un des traits puissants de la pensée acrate latino-américaine que ce livre n’aborde pas.
Mais attention, le radicalisme artistique peut dégénérer, ou donner des armes à des forces obscures qui n’ont plus rien de libertaire. Entre Amériques et Europe, la Hate Music renforce plus l’extrême droite que la pensée critique (Claude Chastagner).
Ce livre très dense est forcément incomplet, puisqu’à tout traiter, on ne peut que laisser des pans entiers dans l’ombre. J’esquisse quelques autres pistes possibles.
Par exemple l’anarchisme américain puise à plus de sources qu’on ne le pense. Il a connu une énorme influence venue d’Europe (théoriciens, militants, théma
tiques propres, etc.). Mais il a su puiser dans des fonds autochtones d’une très grande vitalité, notamment l’organisation grémiale et anarcho-syndicaliste (objet du premier volume). L’ouvrage ne développe pas assez l’indigénisme (malgré les riches analyses sur la communauté indigène). Avant que les Mayas du Chiapas et les Zapotèques d’Oaxaca remettent la pensée acrate au premier plan, les Yaquis du Sonora et les Aymaras et Quechuas andins avaient déjà déblayé le terrain. Le Pérou est l’un de ces pays qui ravivent le mythe « communiste inca », et dans les mobilisations paysannes, les communautés indigènes sont souvent stimulées par les anarchistes au début du XXe siècle. La Protesta péruvienne fut même accusée de pratiquer « l’andinisation » de l’anarchisme… Dans ce monde andin, la tradition de l’ayllu, comme celle du calpulli dans l’aire méso-américaine, est aussi riche que celle du mir pour l’Europe orientale ; elle a inspiré maints libertaires.
L’anthropologie libertaire appliquée à l’Amérique surtout latine est également un thème gigantesque à traiter, le message d’Élisée Reclus, de Pierre Clastres, de Mose Bertoni ou d’Emmanuele Amodio ayant tellement marqué les analyses libertaires du dernier demi-siècle, sans compter le primitivisme d’un John Zerzan.
L’Amérique comme laboratoire (hier et aujourd’hui) sous forme de colonies,
milieux libres, communautés, collectifs, autogestions d’usines et de terres, etc., nécessiterait un ouvrage à part. En approfondissant les recherches de Pierre-Luc Abramson, j’ai recensé une soixante d’expériences communautaires libertaires pour la seule Amérique latine.
Si le protestantisme et le syncrétisme catholique sont cités ici ou là, c’est le tolstoïsme qui vaudrait assurément aussi le détour, pas seulement pour les communautés notamment chiliennes qu’il a contribué à ossifier.
Enfin, autre piste possible, l’anarchisme américain a connu des débats très durs et des dérives autoritaires (l’anarcho-bolchevisme, l’anarcho-battlisme, l’anarcho-castrisme…) dont l’histoire globale reste à écrire. Les liens avec les différentes guérillas sont également rarement présentés. L’article sur la Colombie est à ce titre décevant : que disent les libertaires sur les Farc et autres guérillas par exemple ? Qui va rappeler le rôle des miliciens et conseillers (Abraham Guillén) venus d’Espagne ? Qui va évoquer la participation anarchiste à la résistance dans le Rio de la Plata ? Qui va rappeler les aspects libertaires des débuts de la révolution cubaine ?
Bref, on attend avec joie le troisième ouvrage de la collection ; il y a de la matière et on espère une production aussi stimulante que les deux premières parties.
Michel Antony