Manières d'agir (2e partie)

mis en ligne le 22 mai 2014
Une ou des violences ?
En 2011, Manolo Daban − à qui nous empruntons largement − publiait sur le site Contretemps.eu un article intitulé « La violence révolutionnaire est-elle nécessaire ? ». Il critiquait alors les positions d’un intellectuel comme Georges Labica qui, disant la nécessité de changer le monde et pensant que la non-violence était une impasse, écrivait : « La non-violence n’est plus celle d’une école éthico-politique, comme avec Gandhi et ses successeurs, elle est une espèce de tabou, généralisé par la puissance étatique et conforté par tout ce qui s’est passé : l’effondrement de l’URSS, l’échec du communisme, la répression en Chine… Tous ceux qui étaient favorables à une action insurrectionnelle sont dans l’embarras, ils se disent que, s’il faut en passer par là, mieux vaut renoncer. C’est cela la base de cette non-violence. » Labica et d’autres se posent ainsi toujours la question en ces termes : « Comment les dominés, même dans nos sociétés d’abondance, pourraient-ils imposer leur pouvoir, ou même leur association au pouvoir, sans recourir à une contre-violence qui leur est imposée par le système ? »
Pour ces penseurs et pour d’autres militants, la violence apparaît comme un passage obligé, une nécessité − « le propre de l’homme » −, problème sur lequel il ne semble plus nécessaire de revenir. C’est pourtant ce qu’a fait Manolo Daban en détaillant, dans un premier temps, les différentes formes de violence.
Sans prétendre avoir fait le tour de la question, nous ajouterons aux différentes catégories de violence définies par Manolo Daban (violence défensive, violence historique, violence cathartique, violence révélatrice, violence efficace) la violence populaire, la violence sacrificielle et mystique, la violence exaltée et la violence des faibles.

La violence défensive
C’est la réponse à une agression − donc, de ce fait, légitime − d’où que vienne l’attaque. Si l’entraide est un facteur de survie, la violence défensive est une autre nécessité qui existe depuis l’origine même de la collectivité humaine. Cela peut prendre de nombreuses formes mais repose sur le droit individuel ou collectif à se protéger ; c’est une réaction primaire et instinctive : on m’attaque, je me défends.
Toutes les sociétés, sous des formes différentes, ont régulé cette violence, la plupart du temps en ôtant à l’individu le droit de se faire justice lui-même et en rendant obligatoire l’intervention de forces de l’ordre institutionnelles.
Du droit individuel on passe alors au droit collectif car une collectivité est tout autant justifiée à se défendre ; elle s’en arroge d’ailleurs le droit et s’en donne les moyens techniques d’y faire face en se forgeant les moyens juridiques capables de réguler cette violence dont elle reconnaît les dangers.
Aujourd’hui, aux États-Unis, au droit d’autodéfense s’ajoute le droit de porter une arme, droit qui date de la constitution de ce pays. Et l’autodéfense collective, c’est aussi le droit de faire la guerre.

La violence historique
C’est celle supposée être l’accoucheuse de l’histoire. Nous sommes les héritiers d’un enseignement voué à la gloire des batailles gagnées ou perdues, des conflits divers et des guerres civiles, enseignement qui se mélange à l’exaltation des grands hommes − qui, pour certains, auraient été dignes de figurer devant un quelconque tribunal de Nuremberg de l’Histoire −, enseignement qui glorifie les prises des Bastilles et les armées de sans-culottes avec leurs chants de marche et de victoire.
La violence historique fait partie de notre culture avec la haine de l’Arabe, du Boche et de quelques « autres »… quand on aura ajouté aux conflits précédents les croisades contre les musulmans, celles contre les hérétiques et quelques autres encore…
Notre jeunesse a eu le crâne bourré par cette pédagogie de la violence, par le cinéma, par les bandes dessinées ; ce carburant énergétique a accompagné nos années d’enfance.
Aussi, rompre avec cette nécessité, avec cette prétendue loi de l’histoire, c’est ce vers quoi il faut tendre…

La violence cathartique
Dans l’antiquité grecque, Aristote s’était aperçu qu’une tragédie sur la scène d’un théâtre produisait chez le spectateur un effet de purgation de ses passions. Vécues par d’autres que lui et menées à leur terme, ces passions perdaient de leur intensité et, par ce processus, le spectateur était libéré de leur pression.
Ce terme de catharsis est aussi utilisé en psychanalyse ; il s’agit alors de la libération d’affects refoulés et responsables de troubles psychoaffectifs.
Ces deux exemples se produisent dans les lieux fermés que sont le théâtre et le divan analytique. D’une part, l’acteur et le tragédien sont contraints à des limites, tandis que le thérapeute exerce une surveillance bienveillante.
La violence exprimée collectivement aurait donc également un effet libérateur, comme l’écrit encore Sartre : « Les marques de la violence, nulle douceur ne les effacera : c’est la violence qui peut seule les détruire. »
Elle permettrait la mise au jour des humiliations, des souffrances et des refoulements. Elle permettrait ainsi d’entrer dans un processus menant vers une nouvelle naissance.
La violence cathartique, c’est en quelque sorte celle que décrit Frantz Fanon, c’est une violence libératrice et réparatrice.

La violence révélatrice
Il s’agit, en provoquant les forces de police, de les amener à dévoiler le véritable visage de l’État, sa nature répressive, conservatrice, sa violence « fasciste ». Dans la logique militante, c’est un moyen d’inciter à la révolte ; et, de la révolte à la révolution, il n’y a qu’un pas.
Le terrorisme est un autre de ces moyens largement employé lors des guerres de décolonisation. C’est aussi une réponse qui dévoile la dimension désespérée d’une résistance. Les massacres effectués par les versaillais lors de la Commune de Paris expliquent un tel comportement ultérieur, entre autres des anarchistes.

La violence efficace
La légende rappelle qu’Alexandre le Grand, incapable de défaire un nœud particulièrement complexe, avait dénoué ce problème d’un coup d’épée.
Une violence est efficace quand le temps qui s’est écoulé entre le début de l’opération et le moment de la réalisation du but recherché est le plus court possible. Dans un conflit qui s’enlisait (cf. le Vietnam), la violence employée par les Nord-Américains a été considérée comme inefficace, contrairement à celle employée lors de l’intervention en Libye.
Une violence est efficace quand elle est pratiquée par les habitués du métier : le 20 mai 1525, en Alsace, une troupe de 10 000 soldats aguerris met en déroute le rassemblement de 45 000 paysans armés insurgés Mais, écrit Frantz Fanon : « Le paysan, le déclassé, l’affamé est l’exploité qui découvre le plus vite que la violence, seule, paie. » Il continue : « On a vu par exemple que, pendant la campagne d’Espagne, cette authentique guerre coloniale, Napoléon, malgré des effectifs qui ont atteint, pendant les offensives du printemps 1810, le chiffre énorme de 400 000 hommes, fut contraint de reculer. »
Ce qui n’empêche pas Manolo Daban d’écrire : « Les résultats acquis par les armes soit s’évanouissent rapidement, soit se retournent en leur contraire. »

La violence populaire
Elle est le plus souvent spontanée, même si, elle peut être un peu provoquée. Elle peut s’exprimer au cours de manifestations ou pendant une insurrection. Elle est brutale et soudaine. Et elle prend parfois la forme de tribunaux − dits populaires − aux décisions plutôt expéditives.
Par exemple, en 1793, la feuille L’Ami du peuple publie un article où, sous le titre de « La violence populaire », son auteur, Théophile Leclerc, dit Leclerc d’Oze, en appelle à la formation de tribunaux équipés de deux guillotines afin de « purger Paris des scélérats ».
La violence populaire apparaît régulièrement dans l’histoire. Citons les diverses révoltes ouvrières ou paysannes comme celles des jacques ou encore celle des sans-culottes. Sous le vocable d’« émeutes », la violence populaire fait le succès des journaux. Ces révoltes, courtes dans le temps, sont facilement « excusées », même quand elles sont disproportionnées par rapport au but recherché.

La violence sacrificielle et mystique
Elle est apparue ces derniers temps de façon spectaculaire lors d’attentats-suicides qui jetèrent la stupeur et dont le plus spectaculaire d’entre eux fut celui de septembre 2001 qui détruisit les Twin Towers new-yorkaises en faisant quelque 3 000 victimes.
Le texte fondateur de ce terrorisme antiaméricain et anti-israélien, écrit en 1996 par Ben Laden, contient ces phrases terribles : « Ces jeunes aiment la mort comme vous aimez la vie. De leurs pères, ils ont hérité la dignité, la fierté, le courage, la générosité, la vérité et le sens du sacrifice. Ils savent particulièrement bien tenir leurs engagements et sont résolus au combat. Ils ont hérité ces valeurs de leurs ancêtres. »
Ailleurs, dans l’introduction au livre Angry Brigade, Ravage éditions (l’éditeur) déclare à propos des attentats anarchistes : « Ce cycle infernal [action-répression], s’il participe par les dégâts qu’il provoque à l’anéantissement de la domination, semble empêtré dans une logique sacrificielle. » Ravage éditions précise ensuite : « Nous lui préférons les attaques visant froidement à saper les fondements matériels et moraux du système de domination en privilégiant le dégât au symbole. » Ce qui au fond caractérise bien l’attentat du 11 septembre.
On notera que toutes les religions instituées ont d’une façon ou d’une autre mis en place des rituels sacrificiels afin de réunir leurs adeptes autour d’un acte de mort, façon de partager une culpabilité collective. La forme la plus « civilisée » en étant l’eucharistie chrétienne où le vin et le pain symbolisent la chair et le sang d’une victime mystique.

La violence exaltée
« Illuminée par la violence, la conscience du peuple se rebelle contre toute pacification », écrit Frantz Fanon qui poursuit : « Après des années d’irréalisme, après s’être vautré dans les phantasmes les plus étonnants, le colonisé, sa mitraillette au poing, affronte enfin les seules forces qui lui contestaient son être : celles du colonialisme. Et le jeune colonisé qui grandit dans une atmosphère de fer et de feu peut bien se moquer – il ne s’en prive pas – des ancêtres zombies, des chevaux à deux têtes, des morts qui se réveillent, des djinns qui profitent d’un bâillement pour s’engouffrer dans le corps. Le colonisé découvre le réel et le transforme dans le mouvement de sa praxis, dans l’exercice de la violence, dans son projet de libération. » Comment qualifier ces affirmations absolues ? Oserons-nous parler d’une mystique de la violence ?

La violence symbolique
C’est la coercition invisible qui fait qu’on obéit sans avoir le fusil dans le dos ; c’est une soumission intégrée au tréfonds de son être ; c’est une « des formes de contraintes qui reposent sur des accords non conscients entre les structures objectives et les structures mentales. »

La violence des faibles
Il a longtemps été dit qu’il y avait deux sortes de violence, la violence des forts et la violence des faibles. La violence révolutionnaire est une violence de faibles.
La première, c’est celle de l’État et des possédants qui détiennent le pouvoir et entendent le garder ; la caractéristique principale de cette violence, c’est d’être organisée sur la durée. La violence des forts est efficace parce qu’elle est le fait de spécialistes.
La violence des faibles est le signe que l’insupportable est atteint et qu’il faut se révolter ; la violence des faibles est momentanée et soudaine ; en durant, elle ressemble à la première. La violence des faibles peut être le terrorisme, justifié par la violence des oppresseurs.

Cette non-violence dont tout le monde parle
Il s’agit le plus souvent d’actions « sans violence », de défilés pacifiques et de manifestations diverses plus ou moins bruyantes. La presse, les journalistes, dans leur hâte, leur légèreté et leur peu de rigueur, répètent à l’envi cette erreur d’appellation, la même qui réduit l’anarchisme au désordre, à la violence et à l’attentat.
Par ailleurs, les partisans de la violence révolutionnaire ignorent ou veulent ignorer que cette forme de lutte a ses lettres de noblesse bien que, en fin de compte, elle soit relativement nouvellement arrivée dans le cours de l’Histoire. Sans doute des balbutiements peuvent-ils être signalés bien avant dans le temps, et il a suffi que Henry David Thoreau commence à la définir et à la nommer et que des hommes comme Gandhi ou Luther King la mettent en pratique pour qu’elle existe réellement.
Il a fallu, en effet, les grands mouvements populaires que l’on sait autour de ces deux derniers personnages pour que ces actions deviennent crédibles mais qu’aussitôt apparaissent les critiques « radicales » reprochant à ces actions de n’avoir pas accouché de la « révolution », la vraie. Que les révolutions citées en début de cet article aient débouché sur un maximum de massacres ne gêne en rien ces hagiographes.
Oui, on oublie aisément qu’avec l’organisation de la grande marche pour le sel Gandhi s’attaquait directement au système fiscal britannique.
C’est aussi oublier qu’en prônant l’utilisation du rouet il mettait en danger l’industrie textile et attaquait ainsi l’économie britannique et colonialiste.
C’est toujours oublier que Gandhi fut assassiné une fois l’indépendance acquise pour avoir voulu s’opposer à la partition religieuse qui fit des millions de morts.
C’est encore oublier que Martin Luther King fut de même assassiné quand il vint à Atlanta défendre les droits civiques des éboueurs en grève et leurs droits sociaux après avoir organisé des habitants contre leurs propriétaires.
Si, en revanche, on peut dire que les Algériens, par la lutte armée, de 1954 à 1962, ont vaincu le colonialisme français − victoire pourtant plus politique que militaire − et ont fini par devenir indépendants, ce fut pour remplacer le système colonial par un système nationaliste tout aussi capitaliste et qui passa rapidement aux mains des seuls militaires.
Aujourd’hui en Palestine, l’action populaire non violente contre l’occupation israélienne − action toujours négligée par la presse − conteste ainsi, de fait, la structure palestinienne du pouvoir et ceux qui ne pensent qu’à l’efficacité des armes.
Les exemples de « batailles » non violentes ne manquent pas. Certaines couronnées de succès, d’autres portant l’échec.
Qui se souvient d’Ibrahim Rugovar qui, après avoir organisé une sorte de contre-société kosovare, négocia avec Milosevic puis, fut écarté au profit de leaders partisans de la lutte armée, ce qui conduisit aux horreurs de la guerre du Kosovo qui laissa un pays dévasté autant moralement qu’intellectuellement.
Il est courant de dire que, si Gandhi et ses partisans non violents ont vaincu le colonialisme anglais et ont fini par devenir indépendants, ce ne fut que pour mettre à la place un système démocratique et nationaliste tout aussi capitaliste qu’avant. C’est aussi, d’une certaine manière, ce que Frantz Fanon affirme dans son livre : « Au moment de l’explication décisive, la bourgeoisie colonialiste, qui était jusque-là restée coite, entre en action. Elle introduit cette nouvelle notion qui est à proprement parler une création de la situation coloniale : la non-violence. Dans sa forme brute cette non-violence signifie aux élites intellectuelles et économiques colonisées que la bourgeoisie colonialiste a les mêmes intérêts qu’elles et qu’il devient donc indispensable, urgent, de parvenir à un accord pour le salut commun. La non-violence est une tentative de régler le problème colonial, autour d’un tapis vert, avant tout geste irréversible, toute effusion de sang, tout acte regrettable. Mais si les masses, sans attendre que les chaises soient disposées autour du tapis vert, n’écoutent que leur propre voix et commencent les incendies et les attentats, on voit alors les « élites » et les dirigeants des partis bourgeois nationalistes se précipiter vers les colonialistes et leur dire : « C’est très grave ! On ne sait pas comment tout cela va finir, il faut trouver une solution, il faut trouver un compromis ». »
C’est de cette « non-violence »-là dont tout le monde parle, tant les révolutionnaires que les médias ; alors que nous nous trouvons − nous ne nous lasserons pas de le répéter − devant des actions « sans violence ». Il y a indubitablement une tromperie sur le vocabulaire.

D’autres moyens ?
Il nous faut donc trouver d’autres outils et d’autres armes et également nous construire une autre mentalité.
Enjeu plein d’ambition
En effet, pour les anarchistes, adopter collectivement les méthodes de la désobéissance civile en ses multiples déclinaisons, ce serait, de quelque façon, rompre avec un certain passé dans une sorte de révolution copernicienne.
Et il est plus qu’improbable que les anarchistes actuels soient mûrs pour prendre cette direction ; ceux de la galaxie des post-libertaires, moins freinés par leur passé, oseront peut-être franchir ce pas.
Si le mouvement ouvrier, du moins dans sa partie la plus libertaire, s’est toujours opposé à l’action purement politique, il n’a pas rechigné à utiliser la violence. Nous rappellerons cependant un seul exemple d’emploi de ces méthodes que nous avons dites relativement nouvelles, et que l’on qualifie maintenant de « désobéissance civile », c’est l’action des militants ouvriers des Industrial Workers of the World aux États-Unis.
En effet, pour lutter contre des officines où on « vendait le travail », les wobblies en préconisèrent le boycott, organisant des prises de parole en pleine rue ; ce qui fut interdit par la municipalité de Spokane, puis par celle de San Diego, puis par celle d’Everett, les auteurs du délit étant aussitôt arrêtés.
Aussi, le 9 octobre 1909, le journal Industrial Workers lança-t-il un appel : « On recherche des hommes pour remplir les prisons de Spokane. » Il s’agissait de faire converger vers la ville des milliers de militants pour grimper sur une caisse à savon et prendre la parole. Les prisons se remplirent, débordant les municipalités, qui levèrent les interdits.
Tout combat porte ses risques, et la mort en est un. Faire l’éloge de la fuite ou tenter de la pratiquer reste une possibilité. Mais nous noterons une caractéristique de la nature humaine qui est d’aller jusqu’au sacrifice suprême quand il s’agit de protéger les siens, de défendre sa classe, de libérer son peuple ou de lutter pour sa cause, etc.
Nous pensons ainsi qu’une idée nouvelle − n’en déplaise à Bakounine − reste à explorer tant au niveau théorique que dans sa pratique. Et une de ses caractéristiques sera d’être ouverte à tous : hommes, femmes, enfants, vieillards, handicapés, etc., sans groupe spécialisé pour le combat, sans la création d’une élite armée apte à confisquer le pouvoir parce qu’elle possède les armes.


André Bernard et Pierre Sommermeyer