« Affaire du Coral » : interview de Claude Sigala

mis en ligne le 17 avril 1986
Le Monde libertaire : Le verdict est tombé, il y a maintenant quinze jours, la peine a été très lourde : pour toi, c’est trois ans de prison dont un avec sursis. Peux-tu nous expliquer comment on a pu parler à la fois d’un procès politique et d’un procès de la pédophilie.

Claude Sigala : C’est vrai qu’à un moment, nous avons parlé de procès politique avec une certaine ambiguïté. On s’aperçoit là, concrètement, qu’il s’agit d’un procès qui a jugé non pas les faits réels, mais ce que nous avons mis en place dans les lieux de vie. Nous sommes attaqués sur nos opinions éducatives, sur notre façon d’être et d’agir dans des lieux qui, depuis dix ans, acceptent de vivre avec des gens différents.
Nous sommes attaqués vraiment de front par l’institution. Il m’apparaît clairement que l’institution judiciaire prend le relais de l’institution carcérale et psychiatrique, qui ont échoué totalement dans leurs essais de réforme depuis 1970. Les lieux de vie constituent un des derniers bastions de résistance à l’enfermement et c’est insupportable à l’institution que nous soyons en place.
Et puis, il y a la réalité par rapport au scandale... J’entends par là, qu’en 1982, nous avons été les boucs émissaires d’une grosse affaire montée. Et là, il y a eu une tentative de manipulation de la part des médias pour faire croire aux gens qu’il fallait nous éliminer. Le scandale a été beaucoup trop loin, et quelque part, il faut payer pour tout ce qui a été dit ; tous ces fantasmes, il n’était pas question que l’institution passe là-dessus.
Si on n’arrive pas à informer les gens de façon positive, il est évident qu’en appel le jugement sera le même. Il ne faut pas s’attendre à ce que la justice revienne sur ce qu’elle a décidé. Moi, j’ai fait trop confiance à la justice, parce que j’espérais, vu le vide juridique du dossier, la relaxe. Je n’ai pas voulu faire l’analyse que cette affaire avait fait trop parler. Il me semble que la justice se lave les mains de cette affaire en me condamnant en tant que « personne faisant preuve d’autorité », on me fait porter le chapeau par rapport à des faits qui sont supposés avoir pu se passer.

M. L. : Il y a deux choses qui m’ont surprise dans ce jugement : la première, c’est que le psychiatre et l’écrivain impliqués ont été relaxés... la deuxième, c’est que l’amalgame entre l’ « affaire du Coral » et d’autres affaires de pédophilie a été maintenu pendant tout le procès, jusque dans les résultats du jugement.

C. S. : Pour ce qui concerne la différence de peines entre les « intellectuels » et nous, c’est évident que nous avons été victimes d’une justice de classe. Là, c’est clair ! Sinon, pour l’amalgame, dès le début du procès, j’ai réagi violemment. Pour moi, c’était clair qu’il fallait différencier deux choses : ce qui était de la pédophilie et des pédophiles de ce qui était des lieux de vie et de leurs pratiques. Cela a été refusé par le Parquet. Si cela avait été accepté, il est évident qu’ils n’auraient pas pu nous condamner. Cet amalgame a permis de nous enfermer dans une histoire de type « perversion sexuelle » pour éliminer le côté expérimental, innovateur, de nos tentatives. Effectivement, si nous sommes catalogués « pédophiles », il devient inadmissible de nous laisser accueillir des enfants en difficulté. Et, pour l’opinion publique, ça a été le procès de la pédophilie.
Là aussi, il y aurait beaucoup de choses à dire ; dans la pédophilie, tout n’est pas à mettre dans de sombres histoires perverses, il faudrait y réfléchir et faire un débat de fond.

M. L. : Dans les résultats du procès, des reproches vous sont faits sur ce que vous avez pu écrire ou dire. Penses-tu que l’on puisse parler de délit d’opinion ?

C. S. : Dans les attendus, on nous reproche ce que nous avons dit aux états généraux des lieux de vie en 1982, et ce que nous avons écrit dans Hé mouvance. Ils reprennent des bouts de phrases qui parlent du non-agrément, du non-contrôle, des limites que chaque lieu se donne... Pour le jugement, cela débouche sur la notion de « permissivité », ce qui expliquerait que l’on ait fait ou laisser faire n’importe quoi. Ils ont repris des phrases dans le livre, qu’ils m’attribuent (alors qu’il y en a une, en particulier, que je n’ai pas écrite) et ils les isolent de leur contexte, ce qui au niveau de la procédure ne tient pas du tout.
Dans les attendus, il est clairement dit que nous refusons tout agrément et tout contrôle, ce qui est une analyse rapide et fausse. Nous avons toujours dit que nous refusions de nous laisser enfermer dans une « institutionnalisation » ; nous ne voulons pas devenir un modèle, chaque lieu a son autonomie, son fonctionnement et ses limites. Nous ne voulons pas tomber dans une « structuration » modèle lieu de vie, avec une circulaire qui dirait : « pour faire un bon lieu de vie, il faut respecter telles ou telles normes ».
Et quand ils parlent du refus du contrôle, là aussi c’est aberrant. Car ce que nous revendiquons c’est que, lorsqu’un jeune est accueilli chez nous, sa famille, les personnes qui le suivent viennent participer à notre travail ; c’est vraiment l’opposé du non-contrôle.
Ce que nous refusons c’est un contrôle de type « étatique », administratif. Nous demandons un contrôle au cas par cas. Tout cela fait qu’il y a conflit avec l’institution.
Entre ce conflit, l’amalgame avec les pédophiles et le scandale monté par les médias, cela fait une trilogie qui permet de nous condamner sans qu’il y ait trop de remous, ni de problèmes. L’un dans l’autre on dira que « nous avons pris des risques en faisant quelque chose de différent... nous nous cassons la gueule et que c’est tant mieux », pour le scandale « qu’il n’y a pas de fumée sans feu et qu’il faut marquer le coup » et quant aux pédophiles... « que c’est des gens qu’il faut mettre en prison ».

M. L. : La mobilisation pour le procès a été relativement peu importante par rapport au moment où l’affaire a éclaté, comment envisages-tu la suite des événements ?

C. S. : On a eu contre nous le temps ! En 1982, il y avait eu une mobilisation intéressante, ça avait remué pas mal de gens conscients du boulot que nous faisions : des parents, des travailleurs sociaux, des individus, des comités de soutien d’un peu partout... La justice a attendu quatre ans pour nous condamner, à un moment où en plus les gens sont pris dans une histoire de changement de régime.
Pour moi, ce n’est pas le fruit du hasard. Début 1983, par exemple, nous n’aurions pas pu être condamnés comme cela. Et puis, si je n’avais pas réclamé le procès, sans doute aurions-nous dû attendre encore quelques années. J’espère de même que l’appel ne durera pas plus de trois mois, après s’il le faut nous irons en Cassation. Il y a eu des erreurs de procédure qui nous laissent quelques espoirs de casser la décision, mais il faudra repartir à zéro et cela nous épuise.

M. L. : Quel bilan tires-tu aujourd’hui des lieux de vie et du mouvement alternatif ? Quels sont vos projets ?

C. S. : Tout d’abord j’ai l’impression que le processus de création des lieux alternatifs est au ralenti. Quand il m’arrive d’aller dans les écoles d’éducateurs pour faire des interventions, je vois que cela intéresse de moins en moins les jeunes. Nous sommes dans le creux de la vague, et c’est grave car un lieu de vie ce n’est pas un individu, une tête : cela n’a une valeur que si c’est politique, que si cela rentre dans le champ social.
Il faut reconnaître notre erreur et celle du mouvement alternatif en général : nous n’avons pas été capables de nous organiser. Il y a là des problèmes d’individualités, de rivalités, de non-rencontres avec les autres alternatives. Le mouvement alternatif en France n’est pas capable de fonctionner de façon politique, organisationnelle. Même par rapport à notre procès, qui est quelque chose d’infime dans le contexte actuel, j’ai la sensation que dans les lieux de vie, on n’est pas sur la même longueur d’onde et ça c’est dommage. J’ai sans doute ma part de responsabilités là-dedans, je me suis trop porté en avant.
Le fond du problème est dans une conscience politique de notre mouvement, que beaucoup de lieux de vie n’ont pas ; je crois que là nous manquons d’analyses et c’est un peu chacun pour soi. Dans ce cas de figure, on a affaire au pouvoir et cela donne l’agrément. En revanche, si l’on veut avoir à faire à l’alternative, on s’organise. Nous n’avons été capables ni de l’un ni de l’autre. Il est temps d’en prendre acte et d’avancer.
Nous avons le projet de faire de nouvelles rencontres nationales des lieux de vie, afin d’analyser tous ces problèmes et de nous organiser, sur ce qu’est un lieu, par rapport au pouvoir et à la continuité de ces tentatives. Cette rencontre aurait lieu en septembre. J’écris aussi un livre là-dessus, il me permet de m’exprimer, d’analyser ce qui se passe et il pourrait être un support pour rencontrer des gens. En effet, c’est la priorité que je me suis donnée pour le moment : rencontrer, informer le maximum de personnes.
Je me tiens à la disposition des groupes, comités, etc..., qui voudraient organiser une rencontre, une conférence, sur les lieux de vie, l’alternative...

Propos recueillis par Carolina (groupe de Béziers)



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cigale11

le 7 décembre 2014
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VISIBLEMENT JE VOUS AIME ainsi que le film du même nom réalisé par Jean Michel Carré (films Grain de sable)

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