Une médecine pour tous : socialisation des services de santé par les anarchistes espagnols (1936-1937)
mis en ligne le 11 novembre 2010
L’œuvre constructive de la révolution espagnole de 1936 est le thème le plus intéressant à aborder. Le plus intéressant, mais aussi le plus fantasmé. Or, si les collectivisations agricoles et les socialisations des industries et des services furent globalement d’encourageantes réussites, il ne faut pas pour autant perdre de vue le contexte politique dans lequel elles s’inscrivent, sans quoi l’on se risquerait à des jugements hâtifs, à l’emporte-pièce. La révolution espagnole se réalise dans un climat politique mixte où l’action des syndicats et des organisations révolutionnaires côtoie l’activité d’un gouvernement antifasciste dans lequel l’on retrouve différentes obédiences politiques (socialistes, communistes, poumistes et anarchistes collaborationnistes). On se retrouve ainsi dans une situation où l’État et le commerce privé continuent à exister à côté des collectivisations agraires et des socialisations industrielles. De fait, l’on ne doit pas s’étonner que, même dans les industries socialisées, des salaires soient versés et des impôts payés et que, parfois, les services ne soient pas pleinement gratuits. La révolution de 1936 n’a jamais été une révolution accomplie. Les staliniens et les franquistes ne lui en ont pas laissé le temps. Dès lors, l’on ne doit pas l’observer et la juger à travers les lunettes de l’idéal anarchiste accompli théorisé par les penseurs du siècle précédent. On peut seulement y voir une révolution libertaire en cours, qui tente de s’affirmer dans une situation complexe où les impératifs de la guerre posent, entre autres, la question de la cohabitation politique antifasciste.Les professions de la santé et le mouvement anarchiste avant la guerre
Bien qu’essentiellement populaire et ouvrier, l’anarchisme espagnol a aussi touché d’autres milieux socioprofessionnels, notamment celui de la santé. Certains médecins espagnols n’ont pas attendu 1936 pour se tourner vers l’anarchisme et, lorsqu’éclate la guerre civile, certains d’entre eux sont déjà bien engagés dans le mouvement anarchiste et anarcho-syndicaliste (ils restent tout de même minoritaires…). C’est le cas notamment d’Isaac Puente (auteur de la fameuse brochure Le Communisme libertaire qui joua un rôle important dans la diffusion des idées anarcho-communistes en Espagne), d’Amparo Poch y Gascon (féministe à l’origine de la revue et de l’organisation anarchistes Mujeres libres), Félix Marti Ibanez (sexologue, psychanalyste et écrivain, qui contribue abondamment, à Valence, à la revue libertaire Estudios Revista Ecléctica de 1928 à 1937) et de Pedro Vallina (rédacteur de la revue sévillane Paginas libres).
Déjà avant 1936, les médecins anarchistes s’organisent pour offrir aux classes populaires un véritable accès à la médecine. C’est le cas, notamment, des médecins libertaires de Valence qui fondent, au début des années trente, la Mutua Levantina, une société de secours mutuel composée principalement de personnels soignants qui mettent à la disposition du peuple leurs connaissances et leur pratique de la médecine. Des associations de médecins similaires apparaissent un peu partout en Espagne. à côté de ces initiatives, les médecins organisent aussi des conférences dans les centres ouvriers (sorte de bourses du travail espagnoles) pour éduquer la population sur les problèmes sanitaires : comment les prévenir, comment les soigner en cas d’urgence, comment éviter leur propagation, etc.
Toutefois, bien qu’activement militantes, les professions médicales et sanitaires ne disposent pas, avant 1936, de syndicats particuliers. Lorsqu’elles sont syndiquées, on les retrouve en général avec d’autres professions libérales (journalistes, avocats, enseignants) dans le Syndicat des professions libérales.
Ainsi, lorsque la guerre civile explose en 1936, les médecins et autres professionnels de la santé ont déjà expérimenté des systèmes de santé plus ou moins alternatifs sur lesquels ils se baseront en partie pour socialiser, la révolution venue, leur profession.
La socialisation des services sanitaires et médicaux par les syndicats de la CNT
Avec le déclenchement de la guerre civile en juillet 1936, les problèmes sanitaires sont de plus en plus importants. De nombreux services sanitaires, jusque-là gérés par des religieux, mettent la clé sous la porte. La guerre, quant à elle, fournit son lot de morts, de blessés et désorganise le système de santé et d’hygiène. L’urgence de cette situation stimule alors une réorganisation des services sanitaires et médicaux, réorganisation réalisée sur des bases libertaires, principalement à travers l’œuvre révolutionnaire de la CNT.
Le premier acte de cette réorganisation est la création, en septembre 1936, du Syndicat des services sanitaires, qui se fédère aux autres syndicats de la centrale anarcho-syndicaliste CNT. À en croire Gaston Leval, en février 1937, cette nouvelle organisation syndique 1 020 médecins, 3 206 infirmiers, 330 sages-femmes, 633 dentistes, 71 spécialistes en diathermie (bistouris électriques), 153 herboristes, 203 médecins stagiaires, 180 pharmaciens, 633 aides-pharmaciens, 335 aides-soignants et 220 vétérinaires. En son sein, chaque section de spécialité professionnelle est autonome, sans pour autant être indépendante afin de ne pas entraver l’indispensable coordination entre les services.
En Catalogne, le Syndicat des services sanitaires divise la région en neuf secteurs : Barcelone, Tarragone, Lérida, Gérone, Tortosa, Reus, Borgueda, Ripoll et la zone pyrénéenne. Dans chacun de ces secteurs est créé un centre d’assistance médicale. À côté de ces neuf grands centres, 26 autres sont créés selon la densité humaine des secteurs pour répondre au besoin le plus efficacement possible. Des services d’ambulances sont également mis en place pour amener à Barcelone les personnes dont l’état de santé critique nécessite des moyens techniques dont dispose seulement la capitale catalane.
Conformément aux principes du fédéralisme libertaire, chacun des neuf secteurs est pleinement autonome quant à son mode d’organisation, mais reste indispensablement lié aux autres afin, là encore, de pouvoir coordonner efficacement les activités (il était évidemment nécessaire de savoir où envoyer tel malade ayant besoin de tels soins spécifiques que l’on trouvait seulement dans tel centre de tel secteur). Toutes les semaines, le Comité central de Barcelone (qui réunit les délégués des neuf secteurs) tient une réunion pour organiser et gérer les activités sanitaires. Il est régulièrement renouvelé lors des assemblées plénières.
L’activité menée par les centres du syndicat est directe et très vite prolifique. En moins d’un an, six nouveaux hôpitaux sont créés à Barcelone : l’hôpital prolétarien CNT-FAI (ancien Hospital de Sant Joan de Déu), l’hôpital du peuple, l’hôpital Pompée, deux hôpitaux militaires pour les blessés de guerre, et le pavillon de Roumanie. En juin 1937, la CNT gère au total 18 hôpitaux, 17 sanatoriums, 22 cliniques, 6 établissements psychiatriques, 3 asiles et une maternité à Barcelone. Dans le reste de la Catalogne, une polyclinique est créée dans chaque localité importante à laquelle l’on rattache les plus petites. Plusieurs sanatoriums apparaissent également en pleine campagne et dans les montagnes.
Les médecins sont équitablement répartis – dans la mesure du possible – entre villes et campagnes. Les villes disposant d’un surplus de médecins n’hésitent pas à les envoyer dans les petites localités quand celles-ci en font la demande ou en expriment le besoin urgent.
Tous ces établissements, ainsi que leurs activités, étaient financés par la CNT, mais aussi par le gouvernement catalan, les municipalités du gouvernement national et les autres syndicats.
Les soins pratiqués dans les établissements aux mains de la CNT sont gratuits. Les autres, pratiqués par des médecins individuels, non affiliés au syndicat, répondent à un prix unique, fixé par le syndicat. Pour éviter les abus – alors souvent commis par les médecins particuliers –, les patients payent leur toubib via la CNT.
La plupart des médecins accueillent à bras ouverts ces mesures. En dehors des idées politiques qu’ils peuvent éventuellement avoir, cette nouvelle organisation sanitaire et médicale leur est aussi plus que bénéfique, surtout pour les jeunes. Auparavant, beaucoup de nouveaux doctorants en médecine devaient, s’ils voulaient obtenir du travail, se placer sous l’autorité d’un vieux médecin-patron à qui ils servaient de larbin bon-à-tout-faire, exploité et fort mal payé. Avec cette réorganisation, la figure du médecin-patron disparaît et les jeunes médecins peuvent pratiquer leur métier directement et toucher un salaire convenable, d’environ 500 pesetas par jour. Leur enthousiasme est tel que, la plupart du temps, ils exercent aussi la médecine bénévolement, en dehors de leurs heures payées.
L’activité des syndicats sanitaires de la CNT ne se limite pas seulement à l’arrière et se déploie aussi au niveau du front. Ils créent notamment de nombreux hôpitaux à proximité des lignes pour accueillir et soigner les blessés. Ils organisent également, à plusieurs reprises, l’évacuation des personnes habitant dans les zones bombardées ou trop proches du front.
Aller plus loin et généraliser la socialisation
En février 1937, le congrès national de la Fédération des syndicats uniques de salubrité se tient à Barcelone dans le but d’élaborer, à l’échelle nationale, un plan sanitaire et d’assistance sociale. Il réunit plus de 40 syndicats représentant au total plus de 40 000 adhérents. à l’issu de ce congrès, les syndicats s’engagent à travailler sur plusieurs points bien précis :
- Réorganiser les établissements sanitaires et médicaux à l’échelle locale, cantonale et régionale.
- Créer des instituts d’hygiène, généraliser l’éducation physique (création de salles de sport, de gymnases, de piscines, etc.), lutter contre les déchets et les animaux vecteurs d’épidémies.
- Engager sérieusement la lutte contre la tuberculose : développer l’hygiène (selon les modalités du point précédent), démolir les logements insalubres, créer des dispensaires antituberculeux (surtout dans les zones où l’épidémie est fréquente) chargés de contrôler régulièrement les écoles, les universités, les usines et autres lieux collectifs, établir et suivre méthodiquement des statistiques sur l’épidémie afin d’en délimiter les principaux foyers et d’organiser l’accueil et les soins dans les différents centres sanitaires.
- Réorganiser l’enseignement sanitaire et médical afin d’améliorer les connaissances des praticiens de la santé.
- Diffuser des cours d’éducation sanitaire et de soins urgents afin que les bases primaires de la médecine soient accessibles à tous.
- Former des spécialistes pour s’occuper des handicapés mentaux et physiques.
La médecine ne se faisant généralement pas sans médicaments, la socialisation des services sanitaires et médicaux nécessite également une réorganisation du système pharmaceutique. Dans cette optique, à la fin de l’année 1937, les syndicats élaborèrent un système divisé en quatre groupes : celui des laboratoires, celui de la fabrication, celui de la distribution massive générale et celui de la distribution aux nécessiteux. Les quatre groupes étaient rassemblés et se coordonnaient au sein d’une commission d’étude chargée d’évaluer les besoins et d’organiser en fonction la recherche, la fabrication et la distribution. Les différents groupes étaient chargés des tâches suivantes :
- Le groupe des laboratoires : chargé de se tenir informé des besoins nouveaux en matière de santé et de médecine et d’organiser la recherche pharmaceutique par conséquent.
- Le groupe de la fabrication : il regroupe les différentes fabriques de produits pharmaceutiques dont il planifie et coordonne les activités.
- Le groupe de la distribution de gros : organise et gère l’alimentation en produits pharmaceutiques des magasins généraux et des centres de fournitures en gros.
- Le groupe de la distribution individuelle : réorganise et gère les points de vente de façon équitable.
À côté de ces nombreuses activités syndicales, on trouve aussi une action gouvernementale de la part des libertaires. Quand, en septembre 1936, au nom d’une union exposée comme indispensable des forces antifascistes, des libertaires entrent au gouvernement national, le ministère de la Santé est confié à l’une d’eux : Federica Montseny. Dans le gouvernement catalan, c’est le docteur Garcia Birlan (membre de la CNT et de la FAI) qui, s’entourant d’autres médecins libertaires, est nommé directeur général des services sanitaires et de l’assistance sociale de Catalogne, sous la responsabilité de Félix Marti Ibanez. Toutefois, l’action gouvernementale sanitaire se repose essentiellement sur les syndicats CNT dont elle finance, en partie, les initiatives. En matière de santé et de salubrité, le gouvernement fait, là encore, preuve d’une incapacité quasi totale, excepté quelques avancées législatives, notamment avec le droit à la liberté de l’avortement. La socialisation de la médecine fut principalement l’œuvre des syndicats CNT et demeure l’une des réussites révolutionnaires les plus poussées de l’Espagne de 1936 à 1939. Malheureusement, la contre-révolution stalinienne et la victoire fasciste mirent fin à ces projets enthousiastes et prometteurs.
1. L’essentiel de cet article est basé sur le livre de Gaston Leval, Espagne libertaire (1936-1939), l’œuvre constructive de la Révolution espagnole.