Les traders jouent-ils à celui qui a la plus grosse ?

mis en ligne le 21 octobre 2010
Certains travaux de recherche suggèrent que la testostérone joue un rôle clé dans les interactions sociales chez les animaux et les humains. Liée à l’agressivité, à la dominance sociale, aux comportements à risques ou à l’esprit de compétition, la testostérone traîne une réputation d’hormone « macho ». Depuis peu, certains économistes explorent « l’hypothèse hormonale » pour tenter de comprendre les comportements économiques. Les résultats sont-ils à la hauteur de la réputation de l’hormone ? La réponse est surprenante…
Les économistes s’arrachent les cheveux. Enfin ceux qui ont un début de conscience. Leur problème ? Les comportements humains (réels) ne collent pas bien avec les prédictions de la théorie économique dominante de l’Homo œconomicus rationnel et égoïste. Ça ne rentre pas, même avec un chausse-pied.
Prenons le cas d’un jeu économique classique : le jeu de l’ultimatum. Il se joue de la manière suivante. Un premier joueur doit partager une somme d’argent avec un deuxième joueur. Il lui propose donc une manière de diviser la somme. Évidemment, il aura tendance à garder une grande partie pour lui (voire l’entièreté) et à n’en donner qu’une petite. Mais le jeu se complique car le deuxième joueur peut accepter ou rejeter l’offre. Si l’offre est acceptée, le partage est effectué comme prévu. Si l’offre est rejetée, aucun des deux joueurs ne touche d’argent. Théoriquement, un deuxième joueur « égoïste » accepterait n’importe quelle petite somme plutôt que rien. Or, il est fréquent qu’il rejette une offre considérée injuste, préférant ne rien gagner plutôt que de partager de manière inéquitable ! C’est ce genre de rejets que la théorie économique dominante ne peut prédire.
Et si les êtres humains étaient influencés par d’autres facteurs que la froide et calculatrice raison comptable ? D’accord, il y a le facteur éthique (nous y reviendrons sûrement dans un prochain article). Mais pourquoi pas aussi des facteurs biologiques ? C’est autour de cette idée qu’est née l’économie comportementale (behavioural economics), une jeune discipline qui a le vent en poupe et qui s’applique à tenter d’expliquer les comportements économiques par l’étude des hormones, de la morphologie ou de l’activité neuronale. Attardons-nous aujourd’hui sur les hormones.
La testostérone est naturellement le premier candidat pour des expériences palpitantes. C’est une hormone stéroïde impliquée dans une large gamme de comportements de recherche de dominance. Chez les animaux, les individus à fort taux de testostérone sont plus enclins à répondre de manière agressive à un défi : compétition mâle-mâle chez les oiseaux, comportement agressif chez les rongeurs, hiérarchie sociale et agressivité chez les chimpanzés et les gorilles, etc. Chez les humains, plusieurs études suggèrent que la testostérone induit des comportements antisociaux, égoïstes, ou même agressifs. Toutefois, de nombreux chercheurs ont remis en cause cette hypothèse…
Mais revenons au jeu de l’ultimatum. Et si le deuxième joueur bourré de testostérone rejetait des offres jugées trop faibles simplement parce qu’elles seraient considérées comme un défi ou même une insulte ? C’est une hypothèse qui a été testée en 2007 sur 26 sujets 1. Résultat ? Une légère corrélation positive (c’est-à-dire une relation proportionnelle) : les joueurs qui rejettent des petites sommes (5 dollars sur 40 dollars) ont un plus fort taux de testostérone que ceux qui acceptent ces petites offres. D’accord pour le résultat, mais ce n’est pas statistiquement très solide.
En 2008, d’autres chercheurs se sont demandé si la testostérone ne serait pas liée à un comportement économique de prise de risque 2. Sur un échantillon de 98 hommes, ils constatent que la prise de risque dans un jeu d’investissement est faiblement mais positivement corrélée avec les niveaux de testostérone ainsi qu’avec des traits de masculinité du visage. Une étude dont les résultats ne sont pas très clairs non plus et qui n’expliquent toujours rien des mécanismes (corrélation n’est pas démonstration), mais qui va, il est vrai, dans le sens de l’hypothèse « macho ».
Quelques mois plus tard, rebondissement ! Une expérience vient contredire l’hypothèse 3. En prenant 200 femmes postménopausées entre 50 et 65 ans, et avec un beau dispositif expérimental en double aveugle aléatoire (les sujets ne savaient pas quelle substance on leur avait donnée), des chercheurs suédois ne mettent en évidence aucun effet significatif de la testostérone ni de l’œstrogène (une hormone féminine), ni du placebo (un liquide sans effet physiologique) sur les comportements économiques tels que l’altruisme, l’équité, la confiance et la prise de risque. Ces résultats nuls sont parlants, sachant que chez ces femmes ces hormones ont des effets cliniques bien réels sur la transpiration ou la perturbation du sommeil (œstrogènes) ou la fonction psychosexuelle (testostérone). Les auteurs proposent l’explication suivante : ce ne sont pas directement les hormones sexuelles qui influencent les comportements économiques, mais probablement d’autres facteurs biologiques (qui restent à trouver), qui eux sont influencés par les hormones… Mouais. En attendant, on n’a pas fait le test sur des jeunes hommes bourrés d’ambition.
La même année, une autre étude 4, cette fois effectuée sur plus de 500 jeunes étudiants en business, a montré que pour les femmes, un plus fort taux de testostérone était lié à une préférence pour le risque. Pour compliquer les choses, ce résultat n’apparaît pas chez les hommes ! De plus, à de faibles niveaux de testostérone, les différences s’estompent, suggérant que la testostérone a des effets bien plus compliqués que prévu. Mais plus intéressant, ces niveaux de testostérone ont permis de prédire le choix de carrière des étudiants après l’obtention du diplôme : les étudiants à fort taux de testostérone étaient plus susceptibles de choisir des carrières à risque dans la finance.
Cette année, une étude très élégante (c’est-à-dire subtile et maligne) s’est penchée sur le comportement de négociation 5. Les chercheurs ont donné l’hormone à un groupe de 121 jeunes femmes quelques heures avant de les faire jouer au jeu de l’ultimatum. Et là, surprise ! Les femmes qui ont reçu de la testostérone ont clairement négocié de manière plus équitable, réduisant ainsi les conflits potentiels. Ici, la testostérone accroît l’efficacité des interactions sociales… Ils proposent alors l’explication suivante : ces femmes veulent être des leaders et elles pourraient au contraire inciter à la coopération car cela légitimerait leur leadership. C’est une nouvelle hypothèse… à tester plus tard. C’est ainsi qu’on avance, en claudiquant.
Mais ce n’est pas fini, et c’est là toute la beauté de cette étude, après avoir joué le jeu, les participantes ont été interrogées sur le type de pilule qu’elles pensaient avoir reçu. Les femmes croyant avoir reçu de la testostérone – indépendamment du fait qu’elles en avaient reçu ou pas – avaient agi plus injustement que les femmes qui pensaient avoir reçu du placebo ! Ainsi, ironiquement, alors que l’hormone a eu un effet positif sur les interactions sociales, c’est la mauvaise réputation de la testostérone comme substance liée à l’agression qui aurait influé de façon négative sur les comportements de ces femmes.
L’image du bad-boy-bourré-de-testostérone est profondément ancrée dans la croyance populaire mais elle est difficilement supportée par les faits. Le plus intéressant est que les chercheurs le croyaient aussi avant de mener cette dernière expérience. Les mesures montrèrent qu’ils avaient jugé trop rapidement. Ces résultats pourront-ils blanchir la réputation de la testostérone ? Pas sûr… Affaire à suivre.



1. Burnham T.C. (2007), “High-testosterone men reject low ultimatum game offers”. Proceedings of the Royal Society B, 274, 2327-2330.
2. Apicella C.L. et al. (2008), “Testosterone and financial risk préférences”. Evolution and Human Behavior, 29, 384-390.
3. Zethraeus N. et al. (2009), “A randomized trial of the effect of estrogen and testosterone on economic behavior”. PNAS, 106 (16), 6535-6538.
4. Sapienza P. et al. (2009), “Gender differences in financial risk aversion and career choices are affected by testosterone”. PNAS, 106 (36), 15268-15273.
5. Eisenegger C. et al. (2010). “Prejudice and truth about the effect of testosterone on human bargaining behaviour”. Nature, 463, 356-359.