Qu’est-ce qu’on se marre !

mis en ligne le 29 avril 2010
Lorsqu’Émile Dubernard, pamphlétaire dans une feuille d’extrême droite d’avant-guerre, prétendait qu’« avec sa silhouette rabougrie de petite sœur des pauvres et son physique de vieille fille reçu à la naissance, Louise Michel n’avait pas dû connaître une sexualité torride », était-il drôle ou odieux ? Quand Miguel de la Fuente, éditorialiste monarchiste castillan, plaisantait, au début de la guerre d’Espagne, sur « le physique ingrat de garçon boucher » de Durruti, était-il facétieux ou ignoble ? Lorsque Pavel Kozlov, journaliste bolchevique convaincu, exerçait son ironie sur « la taille de nabot » de Nestor Makhno et « son regard pervers où se lit la cruauté du fanatique », était-il amusant ou abject ? Ces écrits polémiques, bien que visant des militants anarchistes, peuvent-ils être considérés néanmoins comme « savoureux » ? Et leur aspect éventuellement discutable peut-il se justifier, comme le fait Marc Silberstein au sujet des attaques visant Éric Besson 1, par le seul fait que les moqueries sur le physique relèvent d’« un procédé comique courant » utilisé « depuis des lustres », comme ayant reçu l’aval de l’histoire, en quelque sorte ? À l’en croire, il semble que oui…
C’est donc entendu : Éric Besson est un Judas, un Iago, un sale type 2. Cela dit, voyez-vous, je trouve, moi, désormais libéré de cet obstacle bêtement moral qui oblige à une certaine éthique, même dans l’humour, que Stéphane Guillon, qui s’est amusé du physique de traître du ministre de l’Expulsion, a une sale gueule. Celle-là même que présentent à peu près tous les petits malins rigolards que le show-biz et le médiatisme crétinisants affectionnent et nourrissent grassement. Il n’est plus aujourd’hui une station de radio, une chaîne de télévision, qui n’ait à offrir son Gerra, son Canteloup, sa « bande à Ruquier », son « fou du roi », ses « guignols de l’info », etc., toute cette galerie de pitres omniprésents, plus bien-pensants que désopilants, à ce point semblables et interchangeables qu’ils peuvent asséner partout leur humour prosaïque, un jour ici, un jour là, de « Vivement dimanche » à Siné Hebdo, en passant par France Inter, France 2 ou 3, TF1, etc., sanctuaires de la religion médiatique où il est devenu impossible d’éviter ces grands prêtres de l’insolence apprivoisée.
Paraphrasant Anatole France affirmant qu’« on croit mourir pour la patrie » quand « on meurt pour les industriels », on peut penser servir la cause des sans-papiers expulsés ou des victimes de contrôles policiers au faciès quand, en réalité, on participe à la promo de douteux alliés qui, tout comme leurs prétendus adversaires, avec des arguments visant au plus bas, des plaisanteries de caniveau, s’ingénient à flatter une clientèle, électeurs pour les uns, spectateurs pour les autres. Jouer les matamores devant les caméras, en promettant son poing sur la gueule au détestable 3 Éric Zemmour à la première occasion, n’impressionnera que les imbéciles qui aideront à remplir les salles où se produit Guy Bedos, cet improbable Rambo.
Fausses querelles, conflits bidon qui se mesurent uniquement en termes d’audience, et mériteraient de notre part moins de précipitation et davantage de réflexion ! Charters et contrôles continueront de décoller et de s’accroître tandis que ces faux ennemis, politiques et comiques dont le rire subventionné s’accommodera de tous les ministres de la Culture, continueront à fréquenter les mêmes garden-parties, les mêmes soirées de gala, les mêmes restos huppés, les mêmes lieux friqués, partageront les mêmes amitiés haut placées, les mêmes amants et maîtresses, les mêmes cachets 4, les mêmes Drucker et compagnie.
Liberté d’expression, dites-vous ? Pauvre liberté ! Pauvre expression ! Pauvre insolence ! À ce point prostituées dans une drague vulgaire 5 et hypermédiatisée où fleurit l’humour racoleur devenu aujourd’hui le principal moteur de l’audimat, cet appareil de mesure de la bêtise collective.
Au temps des rois, il arrivait aux bouffons, quand leur persiflage outrepassait la tolérance du maître, de recevoir les étrivières, sorte de supplice du fouet. Le seul risque encouru par ceux d’aujourd’hui, lorsqu’ils « dérapent », est d’être aussitôt cooptés par une station ou chaîne concurrente dirigée par les amis de leurs prétendus adversaires politiques, avec salaire revu à la hausse. Qu’irions-nous faire dans cette galère ?


1. Voir « Le roquet Zemmour et le latrinesque Besson » de Marc Silberstein, Le Monde libertaire n° 1590 du 8 avril 2010.
2. Cette phrase n’est là que pour éviter aux trop nombreux adeptes de la pensée binaire, jamais très éloignés, de réagir stupidement et d’imaginer un instant qu’il puisse s’agir ici de prendre parti pour l’un ou l’autre de ces deux personnages, Guillon et Besson.
3. Ce qualificatif n’est là que pour éviter… voir note 2.
4. À les entendre, on pourrait penser que rien n’est épargné par leurs sarcasmes. Il est un sujet, néanmoins, que le Rigolodrome évite soigneusement d’aborder. Celui des subventions publiques que la main de l’état verse à profusion dans la poche du show-biz, rémunérateur généreux des amuseurs « rebelles », scandale monumental qui mériterait pourtant qu’on en dise quelques petites vérités amusantes… et vraiment dérangeantes.
5. Curieusement, humour, liberté d’expression et droit d’attaques sur le physique avaient reçu moins de soutiens quand ce même Guillon avait comparé Martine Aubry à « un petit pot à tabac ». N’aurait-ce été fort drôle et défendable que si la personne visée avait été une femme de droite ?