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Dans un sale État
par E.R. • le 8 juin 2020
Le langage de l’accident
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Mais ça, c’est aux Etats Unis. En France, tout va pour le mieux dans le meilleur des mondes. D’ailleurs, l’expression “violences policières” ne serait pas appropriée: lorsque Eric Morvan quitte le poste de directeur général de la police nationale en janvier 2020, il lui préfère le terme “violence de policiers” qui selon lui “individualise l’erreur [...] et jette un voile pudique sur les raisons systémiques de ces agissements.”
Pourtant, c’est bien un système contre lequel nous avons protesté le 2 juin, sur le parvis du Tribunal de Grande Instance de Paris. Pour le sociologue Geoffroy de Lagasnerie, proche d‘Assa Traoré, “C’est un système d’élimination systématique des jeunes garçons noirs et arabes entre les mains de la police.”. L’anthropologue Didier Fassin cite le chiffre d’une population carcérale française à 65% noire et arabe, un taux supérieur à la proportion américaine. Une étude du CNRS en 2009 montre que dans les gares parisiennes, les individus perçus comme noirs et arabes subissent entre 6 à 8 fois plus de contrôles policiers que ceux perçus comme blancs.
C’est également un système favorisant l’impunité: une enquête de Street Press datant de 2017 montre qu’en 10 ans, sur 47 décès liés aux violences policières, seules 3 affaires ont abouti à la condamnation d’un fonctionnaire, et plus d’un tiers aboutissent “à un classement sans-suite, un non-lieu ou un acquittement.”
En pleine crise du COVID-19, les carences du système judiciaire français sont d’autant plus visibles: “Avec le confinement, nos quartiers sont devenus un parc d’attraction pour les policiers avec des contrôles ciblés et violents” déclare Assa Traoré sur Instagram. Dans un communiqué groupé du 27 mars des associations telles que Humans Rights Watch ou le Syndicat des Avocats de France alertent le gouvernement sur ces abus du pouvoir policier.
Mais cette violence systémique envers les jeunes hommes noirs et arabes, est-elle réellement un “abus”, une “faille”, une “dérive”, un “malaise”, un “débordement”, un “dérapage”? Ou bien est-elle le résultat intentionnel d’un système avec peu de considérations pour la vie des personnes racisées, un système bénéfique aux blancs avant tout?
Pour un blanc, une pièce d’identité s’utilise aux douanes, aux aéroports. Elle est optionnelle. Pour Adama Traoré, une pièce d’identité oubliée signifiait une nuit en prison le jour de son anniversaire. Une attestation permanente, hors-confinement.
Pour un blanc, un jogging est un moyen de se dépenser le dimanche, une activité en famille éventuellement. Pour Ahmaud Arbery, un jogging seul s’est révélé être mortel.
Lorsque Steve Caniço se noie le 12 juillet 2019 suite à une charge de policiers au bord de la Loire, les articles insistent sur son rôle de citoyen modèle, sa non-prise de drogue et d’alcool, son caractère doux et sensible.
Youcef Brakni, le porte-parole du comité Adama résume clairement cette différence de traitement : lorsque Adama Traoré meurt sous le poids de 3 policiers, qui refusent d’écouter ses appels à l’aide, refusent de lui enlever ses menottes, de l’amener à l’hôpital à 300 mètres du commissariat ou de lui administrer les gestes de premier secours, "La famille Traoré devient responsable de tout ce qui lui arrive, on la fait passer pour une famille de délinquants. Cet acharnement a pour but de justifier implicitement et a posteriori la mort d’Adama Traoré."
Il n’y a pas d’accident ou de coïncidences dans le harcèlement d’Assa Traoré par la police française, mais un projet intentionnel de la réduire au silence. Ce projet est perpétué par la proposition de Jean-Pierre Grand en décembre 2019, et celle de Eric Ciotti en mai 2020, de punir par 15 000 euros d’amende et 1 an de prison la diffusion “par quelque moyen que ce soit et quel qu’en soit le support, de l’image des fonctionnaires de la police nationale, de militaires, de policiers municipaux ou d’agents des douanes”.
Le 2 juin 2020, devant le Tribunal de Grande Instance, il y a plus de 20 000 manifestants, qui piétinent en scandant les prénoms des victimes de violences policières, mais il y a aussi une vingtaine de fourgons de CRS. Alors que cette manifestation les concerne directement, ils restent muets, menaçants par leur posture, leurs boucliers et leurs armures. Vers 21h, sans raison apparente, une dizaine de policiers en moto arrivent sur place, dévalant l’avenue de la porte de Clichy à toute allure, un spectacle d’intimidation.
Ce défilé des forces de l’ordre, dont les matraques effraient le manifestant armé d’une simple pancarte en carton, n’était ni nécessaire, ni imprévu. Ce vocabulaire de l’accident, qui impute à la victime les responsabilités de la violence, est tout aussi calculé: c’est un moyen pour L’État de faire passer chaque menace, chaque intimidation, chaque coup, pour un excès, une faille et non pas un mécanisme intrinsèque au système.
Rejeter ce vocabulaire est la première étape du rejet de ce système.
PAR : E.R.
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