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Histoire
par Salomé Foehn • le 10 février 2020
Ancien article : Les intellectuels, les francs-maçons et la Seconde République espagnole.
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Article à la Une le 13 octobre 2017
Antonio Machado et Federico García Lorca, “voix de l’Espagne” et… francs-maçons ?
L’histoire littéraire espagnole contemporaine n’a été envisagée sous l’angle des relations avec la franc-maçonnerie que dans des cas bien précis : Pío Baroja, Galdós, Blasco Ibañez, Francisco Giner de los Ríos, Concepción Arenal, Ferrer y Guardia, Julián Sanz del Río, Miguel Morayta, Rossend Arús, José Rizal. …Quid d’Antonio Machado et de Federico Garca Lorca ? Dans mon entourage universitaire franco-hispano-anglo-écossais, qui se spécialise dans l’histoire culturelle de l’exil républicain espagnol de 1939, personne n’a songé à étudier le sort des francs-maçons, ni pendant la période républicaine (1931-1939) ni pendant le long exil qui s’ensuivit (1939-1977. J’écris en Juin à Manolo Aznar Soler, directeur du GEXEL à l’Université Autonome de Barcelone, pour lui faire part de ma « découverte ». Il me répond que l’exil du Grand Orient Espagnol, c’est un thème très intéressant dont il ignore tout… qu’à cela ne tienne.
Certains « maçonnologues » affirment qu’il n’y a pas d’intellectuels parmi les francs-maçons espagnols – ce qui constituerait une exception culturelle… remarquable ! Quoi qu’il en soit, au fil de mes recherches, je remarque que l’engagement maçonnique de telle ou telle figure de renom semble correspondre plutôt aux générations précédant celle de Federico García Lorca – de ce point de vue, Antonio Machado est mieux « situé » que Lorca, le plus connu des poètes de la génération dite « de 27 ». J’ai décidé de suivre cette hypothèse, à défaut de mieux. Il y a eu des amitiés fortes avec des francs-maçons pendant la guerre civile espagnole, notamment avec Fernando de los Ríos qui, fait intéressant, a été initié sur le tard, à 46 ans à la loge Alhambra de Grenade, qui est celle où Lorca aurait été, lui aussi, initié. Mais que dire de plus ?
Outre l’organisation réputée secrète de la franc-maçonnerie qui ne facilite pas la tâche du chercheur, il faut garder à l’esprit que, dans le cas de l’Espagne contemporaine, le franquisme entreprend d’éliminer toute trace, toute mémoire de la Seconde République et avait dans le collimateur la franc-maçonnerie. Dès 1940 – soit quelques mois seulement après la victoire du camp nationaliste – est instauré un Tribunal Spécial pour la Répression de la Maçonnerie et du Communisme. Il y a une difficulté supplémentaire : au-delà du cas espagnol, très peu de travaux ont été consacrés à l’étude des relations entre les milieux scientifiques et artistiques du vingtième siècle et la franc-maçonnerie.
En somme, nous touchons à un « désert », selon le terme qui, dans le jargon universitaire, désigne un domaine de recherche au mieux mineur, au pire non-exploré. Dans cet article nous examinerons les cas d’Antonio Machado et de Federico García Lorca, poètes emblématiques s’il en est de l’Espagne républicaine.
Antonio Machado et Federico García Lorca, francs-maçons ?
Machado et Lorca étaient-ils francs-maçons ? La question vaut d’être posée. Je me réfère ici à des sources espagnoles. Signalons qu’en 2015, Monique Alonso publie un livre consacré à l’exil de Machado, Antonio Machado, le temps de l’exil, qu’on trouvera sans trop de peine en librairie.
Antonio Machado, poète « défait mais pas vaincu »
Dans les mots du poète mexicain Octavio Paz, Antonio Machado fut l’une des voix de l’Espagne républicaine. Sa loyauté envers la République résista « à l’épreuve des bombes », comme le remarque Aznar Soler dans son très bel ouvrage, República literaria y revolución (1920-1939) : « Il le fut jusqu’au bout, loyal non seulement envers le gouvernement de Negrín mais également envers le Président de la République (Manuel Azaña), dont il fit l’éloge dans un texte de début d’année 1939 » (p. 868). Et sa résistance, précise plus loin Aznar Soler, se traduit par le fait qu’il aurait écrit jusqu’à son dernier souffle. Mais c’est sans doute sa mort à Collioure qui le fit entrer dans la légende : « Antonio Machado, recouvert du drapeau tricolore, fut enterré au cimetière de Collioure le 23 février 1939 et devint immédiatement un symbole de la dignité républicaine, de la fidélité envers des valeurs éthiques et politiques, de loyauté et de discipline exemplaires au service de la cause populaire. Et pour toutes ces raisons, dictées par sa conscience comme strict devoir moral, Antonio Machado devint ce même jour un mythe, un “capitaine” littéraire “sacré” qui sut être à la hauteur des circonstances, en un saint laïc pour tout l’exil républicain espagnol. »
La dignité et la probité du poète, son sens de la fraternité (antérieur à sa supposée initiation maçonnique, que certains datent en 1926, d’autres en 1930) et son amour non feint du peuple étaient tels, que son engagement républicain a été assimilé à la franc-maçonnerie. Je cède la parole ici à l’un des hispanistes les plus autorisés, Paul Aubert, qui prend soin de « démonter » les allégations selon lesquelles Machado était franc-maçon, d’après les interprétations biaisées et partiales. Je traduis le passage de son article, « Gotas de sangre jacobina : Antonio Machado republicano » publié dans Antonio Machado hoy :
Il s’agit d’une question délicate car, du point de vue documentaire, elle est entièrement infondée. On avance maintes déductions ou parentés intellectuelles qui ne constituent en aucun cas des preuves matérielles (p. 347). […] Ce qui est certain, c’est qu’en 1926 les intellectuels, dans leur lutte contre la Dictature, se rapprochèrent de la franc-maçonnerie madrilène. En raison de son républicanisme, Machado pouvait approuver et appuyer une telle initiative émanant des loges. Peut-être a-t-il assisté à une réunion de militants républicains. Mais on ne peut pas assister à la tenue d’une loge sans avoir été initié au préalable. Que parmi ces républicains se soient trouvés également des francs-maçons, c’est un tout autre sujet. Machado ajoute en 1931, en reprenant le Fragment d’un cauchemar, le fameux “masón, masón, despierta”. Mais en 1914, il se rêvait revêtu du san-benito et personne n’affirma que l’Inquisition l’avait condamné. D’autre part, on attribua indûment une filiation maçonnique à de nombreux républicains.
Plus loin (p. 350), Aubert affirme qu’ « il est probable que Machado ait ouvertement eu des relations avec les francs-maçons. González López affirme que le poète aurait intégré la loge Mantua en 1930 mais il ne précise pas ni la date de son initiation, ni son nom symbolique, quel degré il atteignit, ni ne présente d’autre type de preuve ». Et d’insister :
Dans le cas de Machado il n’y a même pas de traces de son désir d’être initié. Tant que ces données n’apparaissent pas (et là où elles pourraient être, on ne les a pas trouvées) on ne peut penser l’éventuelle appartenance de Machado à la franc-maçonnerie uniquement en termes de coïncidences culturelles et politiques. S’il n’y a pas à douter de la philanthropie de tout franc-maçon, il ne s’ensuit pas forcément que tout philanthrope soit franc-maçon. Il s’agit là de l’histoire d’un Machado apocryphe, qui aurait pu être maçon; cela dit, s’il l’avait été, cela ne constituerait pas en soi une surprise.
Le régime franquiste n’hésitait pas à discréditer un opposant en l’accusant de faire partie de la « secte » de la franc-maçonnerie. Dans le cas de Machado, le mensonge émanait de la Direction Générale de la Sécurité. Le but était de briser une réputation et de donner consistance à la thèse d’un prétendu complot international, judéo-maçonnique et communiste. Ce, précise Aubert « même dans l’un des cas les moins convaincants, celui de Manuel Azaña qui n’assistait pas aux assemblées maçonniques une fois initié « car, confessa-t-il, le rite n’était pas à son goût) ».
Aznar Soler conclut República literaria y revolución avec la remarque suivante. À la toute fin de sa vie, en exil à Collioure, Machado se sentait « défait mais pas vaincu » : « nous avons perdu la guerre… Mais humainement, je n’en suis pas si sûr… Peut-être l’avons-nous gagné ». C’est une autre histoire, celle de l’Espagne de l’exil, qui s’ouvre en 1939 et ne se cl̂ôt péniblement qu’en 1978, avec la loi d’amnistie.
L’assassinat de Federico García Lorca en 1936
La mort du poète fusillé par la garde civile marqua les esprits et pas seulement en Espagne. Fernando de los Ríos, qui fut son ami et protecteur, dit ainsi : « avec lui, ce n’est pas le poète qu’ils assassinent, c’est la poésie ». Antonio Machado lui rend hommage dans l’un de ses plus célèbres poèmes, « Le crime eut lieu à Grenade ». Le voici dans la traduction de Véronique Ramond publié dans son blog, « Rêve d’Espagne » :
El crimen fue en Granada.
A Federico García Lorca
1. El crimen
Se le vio caminando entre fusiles,
por una calle larga
salir al campo frío
aún con estrellas de la madrugada.
Mataron a Federico
cuando la luz asomaba.
El pelotón de verdugos
no osó mirarle la cara.
Todos cerraron los ojos.
Rezaron: ¡ni Dios te salva!
Muerto cayó Federico
– Sangre en la frente y plomo en las entrañas
Que fue en Granada el crimen
Sabed – ¡pobre Granada! –, ¡su Granada!
2. El poeta y la muerte
Se le vio caminar solo con Ella,
Sin miedo a su guadaña.
– Ya el sol en torre y torre, los martillos
en yunque – yunque y yunque de las fraguas.
Hablaba Federico,
Requebrando a la muerte. Ella escuchaba.
“Porque ayer en mi verso, compañera
Resonaba el golpe de tus secas palmas
Y diste el hielo a mi cantar,
y el filo a mi tragedia,
te cantaré la carne que no tienes
los ojos que te faltan,
tus cabellos que el viento sacudía,
los rojos labios donde te besaban…
hoy como ayer, gitana, muerte mía
qué bien contigo a solas,
por estos aires de Granada, ¡mi Granada!
3.
Se le vio caminar solo con Ella,
Labrad, amigos,
de piedra y sueño en el Alhambra
Un túmulo al poeta,
Sobre una fuente donde llore el agua
Y eternamente diga:
El crimen fue en Granada, en su Granada
Le crime a eu lieu à Grenade
A Federico García Lorca
1. Le crime
On le vit, avançant au milieu des fusils,
par une longue rue,
sortir dans la campagne froide,
sous les étoiles, au point du jour.
Ils ont tué Federico
quand la lumière apparaissait.
Le peloton de ses bourreaux
n’osa le regarder en face.
Ils avaient tous fermé les yeux ;
ils prient : Dieu même n’y peut rien !
Et mort tomba Federico
– du sang au front, du plomb [dans les entrailles–
… Apprenez que le crime a eu lieu à Grenade
– pauvre Grenade ! –, sa Grenade…
2. Le poète et la mort
On le vit s’avancer seul avec Elle,
sans craindre sa faux
– Le soleil déjà de tour en tour, les marteaux
sur l’enclume – sur l’enclume des forges.
Federico parlait ;
il courtisait la mort. Elle écoutait.
« Puisque hier, ma compagne,
résonnait dans mes vers
le coup de tes mains desséchées,
qu’à mon chant tu donnas ton froid de glace
et à ma tragédie le fil de ta faucille d’argent,
je chanterai la chair que tu n’as pas,
les yeux qui te manquent,
les cheveux que le vent agitait,
les lèvres rouges que l’on baisait…
Aujourd’hui comme hier, ô gitane, ma mort,
que je suis bien, seul avec toi,
dans l’air de Grenade, ma Grenade ! »
3.
On le vit s’avancer seul avec Elle…
Élevez, mes amis,
dans l’Alhambra, de pierre et de songe
un tombeau au poète,
sur une fontaine où l’eau gémira
et dira éternellement :
Le crime a eu lieu à Grenade, sa Grenade
Mélissa Lecointre étudie les circonstances mystérieuses de l’assassinat du poète, dans un article en-ligne, « Federico García Lorca : le crime introuvable, entre droit de la guerre et fait divers » . L’assassinat de García Lorca est un crime qui n’est pas reconnu juridiquement comme tel, puisque tant les documents officiels que la sépulture font défaut. Il est érigé en symbole de la barbarie fasciste par le camp républicain, dont la littérature commémorative se charge, précisément, de présenter un corps « spirituel » et de reconstituer le crime :
S’il y a peu de documents officiels qui rendent compte de la mort du poète de Grenade, celle-ci a donné lieu, en revanche, dans le camp républicain, à un grand nombre de textes qui, de l’élégie à la dénonciation, constituent une chaîne d’écrits qui reviennent sur la mort du poète. Ces textes en vers ou en prose, poèmes épars ou constituant des recueils, s’inscrivent dans la littérature commémorative et ont également une fonction politique, en ce qu’ils disent et fixent le crime dont ils deviennent les garants de la mémoire : ils se substituent au corps du délit, contre les tentatives de banalisation que nous venons de détailler dans le camp nationaliste. En effet, les poèmes composés à l’occasion de la mort de Lorca ne préservent pas uniquement la mémoire du poète disparu, ne sont pas uniquement des hommages qui honorent sa gloire. On doit les lire également comme des paroles qui reconstituent le “crime”, au sens d’une reconstitution du meurtre, et qui s’érigent comme “actes de justice” face à l’absence d’une institution judiciaire. Ils sont alors la voix privilégiée de la dénonciation. À défaut de documents officiels, à défaut d’une sépulture pour préserver le souvenir du crime, les textes commémoratifs s’élèvent en véritables lieux de mémoire, qui conservent non seulement la mémoire du poète disparu, mais aussi et surtout la mémoire d’un crime impuni et non consigné. La figure de García Lorca devient dans le camp républicain un symbole de la lutte politique, le crime dont il a été victime le symbole de tous les crimes. L’exécution de García Lorca a servi sans aucun doute à consolider l’alliance entre peuple et culture (García Montero, 1986, p. XII). Sa mise à mort est ainsi élevée en crime contre la poésie qui révèle la barbarie fasciste, crime contre l’essence du peuple espagnol dont la poésie de García Lorca était devenue l’incarnation ; crime enfin qui doit mobiliser et regrouper les troupes républicaines dans la défense de la culture. Nous verrons que les nationalistes ont également, de leur côté, tenté de récupérer le poète. (p. 233-234)
Au-delà de l’aspect mémoriel, il faut, selon Lecointre, retenir que l’assassinat de Lorca cristallise pour l’imaginaire républicain tous les crimes, au point d’en devenir le paradigme : « le crime contre la légalité républicaine, le crime contre le peuple et en fin le crime contre la culture » (p. 250).
Je ne reviendrai pas sur les dernières années et encore moins les derniers jours de García Lorca, qui continuent de faire couler beaucoup d’encre. En revanche, comme pour Antonio Machado précédemment, je citerai des travaux qui permettent, à mon sens, de jeter un peu de lumière sur l’appartenance ou non de García Lorca à la franc-maçonnerie, cette appartenance prétendue et très certainement fausse faisant en effet partie des chefs d’accusation – le premier – portés à son encontre par le gouvernement militaire instauré par les phalangistes. En l’occurrence, il s’agit principalement de l’ouvrage solidement documenté de Eduardo Molina Fajardo, Los últimos días de García Lorca mais le lecteur francophone, comme je l’ai signalé, pourrait également se reporter avec intérêt à l’ouvrage déjà ancien de l’historienne et écrivain Marcelle Auclair, Enfances et mort de García Lorca, qui ne lie le poète à aucune loge maçonnique, pas plus que Ian Gibson. Entre autres choses, Molina Fajardo apporte par toutes sortes d’archives institutionnelles, officielles et de témoignages directs ou indirect la preuve (je suis tentée d’y mettre des guillemets) de la non-appartenance de García Lorca à la franc-maçonnerie.
Que se passa-t-il après la mort de García Lorca ? Molina Fajardo a essayé autant que possible de réunir les archives officielles du gouvernement militaire, afin de reconstituer l’affaire et surtout les causes de l’exécution. Certaines zones d’ombres persistent néanmoins et il n’est pas aisé d’avoir une vision chronologique d’ensemble entièrement cohérente. Il y eut trois enquêtes : la première en 1940, à la demande de la famille, qui déboucha sur un non-lieu en 1946 (1) ; la seconde en 1964, dont on ne conserve pas de trace et sur laquelle je ne m’attarderai par conséquent pas. La dernière en 1965 (2), à la demande de l’écrivaine Marcelle Auclaire, déjà citée. Ce qu’entend démontrer Molina Fajardo, à mon sens, c’est que l’exécution de García Lorca relèverait d’une initiative personnelle plutôt que d’un ordre officiel…
1940. Lorca est assassiné, l’avocat de famille, Pérez-Serrabona a posteriori réfute le chef d’accusation
Selon Molina Fajardo, l’enquête conduite en 1940 par l’avocat de la famille – José Manuel Pérez-Serrabona – devant le tribunal municipal en vue de récupérer les biens et objets ayant appartenu au poète et auxquels était attachée la famille fut ouverte à la demande du père de ce dernier, Federico García Rodríguez. Le nom du patriarche avait été cité dans le Bulletin officiel de Grenade du 23 octobre 1936 pour la confiscation des biens, mesure prise à l’encontre des militants du Front Populaire et des « personnes impliquées dans des manigances révolutionnaires » par le régime qui était en train d’asseoir peu à peu son pouvoir. Lorca, explique Molina Fajardo, était issu d’une famille respectée et aisée mais n’avait déposé aucun bien à son nom dans quelle que banque ou registre de propriété que ce soit. En revanche, il touchait, pour plusieurs de ses œuvres littéraires, un pourcentage de la Société des Auteurs. Ces droits étaient, selon son expression, « restés en l’air » à cause de l’absence d’héritiers et ne pouvaient être réclamés tant que le dossier n’était pas passé devant le Tribunal de Responsabilidades Políticas (Tribunal des Responsabilités Politiques). Serrabona réfuta devant ce Tribunal chacun des trois chefs d’accusation dont le premier était, précisément, l’affiliation du poète à la loge Alhambra, sous le nom symbolique d’Homero. Je cite et traduit Molina Fajardo : « L’enquête menée montrerait que García Lorca n’avait pas d’antécédents maçonniques et c’est ce qui apparaît dans le désaccord avec la Mairie, niant qu’il appartenait à cette secte [sic] ». Cette première démarche fut prolongée par un jugement devant le Tribunal Civil Especial (Tribunal Civil Spécial) qui déboucha sur un non-lieu en 1946, publié dans le Bulletin Officiel du 26 mars 1947. Mais, observe Molina Fajardo, la mort de Lorca n’avait rien de quelconque et suscita des réactions à l’échelle internationale, même plusieurs décennies après les faits.
1965. Réouverture du dossier Lorca
Les enquêtes du milieu des années soixante, dont l’une à l’initiative de Marcelle Auclair, révélèrent l’absence d’archives au sein des instances régionales, qu’il s’agisse du Gobierno Civil (Governement civil), la Delegación de Orden Público (Délégation de l’Ordre public) ou encore de la Capitanía General (Capitainerie Générale) de Grenade. C’était le Commissariat de Police qui rédigea le rapport corroborant la version des faits circulant en 1938. Ces deux rapports figuraient parmi les pièces du dossier présenté au Tribunal des Responsabilités politiques, dans lequel ne sont précisées ni condamnations ni accusations, rendant de ce fait, selon l’avocat de la famille Serrabona, le dossier nul : l’un date de 1936, l’autre de 1938. Celui de 1938 s’appuie sur le premier. Tous deux envisageaient comme possible l’appartenance de García Lorca à la franc-maçonnerie. Enfin, pour étayer le tout, Molina Fajardo cite une communication du 16 avril 1942, dans laquelle l’appartenance du poète à la franc-maçonnerie est présentée cette fois non plus seulement comme possible mais comme un fait établi : « une liste authentique parmi celles que l’on trouve dans les loges maçonniques a été retrouvée. Dans cette liste et dans la deuxième feuille apparaît comme membre, sous le nom symbolique de “Homero”, le susnommé FEDERICO GARCÍA LORCA… » Cette liste fut dûment jointe à la missive et est incluse dans les annexes de l’ouvrage de Molina Fajardo.
La démarche de Molina Fajardo ne se limite pas à la consultation des archives officielles. Il retranscrit ses entretiens avec des témoins, dont un avec un franc-maçon (resté anonyme), affilié à une loge de Grenade, que je cite pour finir :
EDUARDO MOLINA FAJARDO : Y avait-il des listes avec des noms de personnes appartenant à la franc-maçonnerie ?
A. M. DE LA F. : Beaucoup de noms faux ont circulé comme s’ils appartenaient à la franc-maçonnerie grenadine. Des listes dont je crois qu’elles furent divulguées en grande partie par le policier José Romero Funes et qui ne correspondaient pas à la réalité. Quant à Federico García Lorca, je ne sache pas qu’il fût jamais franc-maçon. Romero Funes a-t-il donné son nom comme il l’avait fait pour d’autres qui ne l’étaient pas ? À Grenade les francs-maçons étaient peu nombreux et la plupart d’entre eux étaient des apprentis. Le plus haut gradé qu’il y avait dans la ville était Ernesto Villar, et il ne l’était qu’au quatrième degré, quand dans l’ordre il y en avait trente-trois. Les autres dirigeants des loges étaient seulement du troisième degré.
Une histoire qui ne peut pas s’écrire ?
Les études qui ont porté sur l’histoire de la franc-maçonnerie tendent à privilégier très largement le rapport au politique, non à la culture (au sens large mais dont l’une des fonctions principales fut, précisément, de combattre la barbarie fasciste) et encore moins au fait littéraire. Nous ne saurons pas si Antonio Machado et García Lorca étaient ou non francs-maçons, faute de preuve matérielle. Plus généralement, les études spécialisées dans l’histoire de la franc-maçonnerie dans le monde hispanophone montrent que, en Espagne comme en Amérique latine, la franc-maçonnerie ne pouvait de toute façon pas s’épanouir au vingtième siècle, à cause des régimes dictatoriaux en place. Les écrivains devaient tenir secrète leur vie maçonnique – c’est-à-dire, s’interdire de la communiquer à leur public. André Jansen écrit à ce propos :
Les listes des membres de loges maçonniques confisquées puis conservées dans les archives du régime franquiste étaient en partie falsifiées, pour les deux raisons que j’ai indiquées : discréditer telle personnalité publique ou gonfler l’illusoire complot judéo-maçonnique auprès de l’opinion. À cela s’ajoute que les loges elles-mêmes, pour éviter à leurs membres d’être persécutés, en détruisirent autant qu’elles purent…
Même si au bout de cette enquête le doute quant à la non-appartenance d’Antonio Machado et de Federico García Lorca à la franc-maçonnerie reste permis, je penche pour ma part du côté opposé : à savoir, que ni l’un ni l’autre n’étaient francs-maçons. Aucune preuve matérielle authentique, que je sache, n’a été produite à ce jour.
1 RAMOND, Véronique. « Hommage à García Lorca ». Rêve d’Espagne, http://revedespagne.over-blog.com/article-hommage-a-garcia-lorca-57784547.html
2 LECOINTRE, Mélissa, « Federico García Lorca, le crime introuvable, entre droit de la guerre et fair divers », dans Lire et écrire le crime en Espagne, études réunies par Marie Franco, Université Paris 3 Sorbonne Nouvelle, Publications du CREC, 2015, http://crec.univ-paris3.fr, p. 229-251.
3 JANSEN, André, « La masonería en la literature hispanoamericana. Alusiones masonicas en la novela El siglo de las luces, del escritor cubano Alejo Carpentier » in Ferrer Benimelli (coord.), La Masonería Española entre Europa y América, CEHME, Saragosse, 1995, tome 1, 27-45.
L’histoire littéraire espagnole contemporaine n’a été envisagée sous l’angle des relations avec la franc-maçonnerie que dans des cas bien précis : Pío Baroja, Galdós, Blasco Ibañez, Francisco Giner de los Ríos, Concepción Arenal, Ferrer y Guardia, Julián Sanz del Río, Miguel Morayta, Rossend Arús, José Rizal. …Quid d’Antonio Machado et de Federico Garca Lorca ? Dans mon entourage universitaire franco-hispano-anglo-écossais, qui se spécialise dans l’histoire culturelle de l’exil républicain espagnol de 1939, personne n’a songé à étudier le sort des francs-maçons, ni pendant la période républicaine (1931-1939) ni pendant le long exil qui s’ensuivit (1939-1977. J’écris en Juin à Manolo Aznar Soler, directeur du GEXEL à l’Université Autonome de Barcelone, pour lui faire part de ma « découverte ». Il me répond que l’exil du Grand Orient Espagnol, c’est un thème très intéressant dont il ignore tout… qu’à cela ne tienne.
Certains « maçonnologues » affirment qu’il n’y a pas d’intellectuels parmi les francs-maçons espagnols – ce qui constituerait une exception culturelle… remarquable ! Quoi qu’il en soit, au fil de mes recherches, je remarque que l’engagement maçonnique de telle ou telle figure de renom semble correspondre plutôt aux générations précédant celle de Federico García Lorca – de ce point de vue, Antonio Machado est mieux « situé » que Lorca, le plus connu des poètes de la génération dite « de 27 ». J’ai décidé de suivre cette hypothèse, à défaut de mieux. Il y a eu des amitiés fortes avec des francs-maçons pendant la guerre civile espagnole, notamment avec Fernando de los Ríos qui, fait intéressant, a été initié sur le tard, à 46 ans à la loge Alhambra de Grenade, qui est celle où Lorca aurait été, lui aussi, initié. Mais que dire de plus ?
Outre l’organisation réputée secrète de la franc-maçonnerie qui ne facilite pas la tâche du chercheur, il faut garder à l’esprit que, dans le cas de l’Espagne contemporaine, le franquisme entreprend d’éliminer toute trace, toute mémoire de la Seconde République et avait dans le collimateur la franc-maçonnerie. Dès 1940 – soit quelques mois seulement après la victoire du camp nationaliste – est instauré un Tribunal Spécial pour la Répression de la Maçonnerie et du Communisme. Il y a une difficulté supplémentaire : au-delà du cas espagnol, très peu de travaux ont été consacrés à l’étude des relations entre les milieux scientifiques et artistiques du vingtième siècle et la franc-maçonnerie.
En somme, nous touchons à un « désert », selon le terme qui, dans le jargon universitaire, désigne un domaine de recherche au mieux mineur, au pire non-exploré. Dans cet article nous examinerons les cas d’Antonio Machado et de Federico García Lorca, poètes emblématiques s’il en est de l’Espagne républicaine.
Antonio Machado et Federico García Lorca, francs-maçons ?
Machado et Lorca étaient-ils francs-maçons ? La question vaut d’être posée. Je me réfère ici à des sources espagnoles. Signalons qu’en 2015, Monique Alonso publie un livre consacré à l’exil de Machado, Antonio Machado, le temps de l’exil, qu’on trouvera sans trop de peine en librairie.
Antonio Machado, poète « défait mais pas vaincu »
Dans les mots du poète mexicain Octavio Paz, Antonio Machado fut l’une des voix de l’Espagne républicaine. Sa loyauté envers la République résista « à l’épreuve des bombes », comme le remarque Aznar Soler dans son très bel ouvrage, República literaria y revolución (1920-1939) : « Il le fut jusqu’au bout, loyal non seulement envers le gouvernement de Negrín mais également envers le Président de la République (Manuel Azaña), dont il fit l’éloge dans un texte de début d’année 1939 » (p. 868). Et sa résistance, précise plus loin Aznar Soler, se traduit par le fait qu’il aurait écrit jusqu’à son dernier souffle. Mais c’est sans doute sa mort à Collioure qui le fit entrer dans la légende : « Antonio Machado, recouvert du drapeau tricolore, fut enterré au cimetière de Collioure le 23 février 1939 et devint immédiatement un symbole de la dignité républicaine, de la fidélité envers des valeurs éthiques et politiques, de loyauté et de discipline exemplaires au service de la cause populaire. Et pour toutes ces raisons, dictées par sa conscience comme strict devoir moral, Antonio Machado devint ce même jour un mythe, un “capitaine” littéraire “sacré” qui sut être à la hauteur des circonstances, en un saint laïc pour tout l’exil républicain espagnol. »
La dignité et la probité du poète, son sens de la fraternité (antérieur à sa supposée initiation maçonnique, que certains datent en 1926, d’autres en 1930) et son amour non feint du peuple étaient tels, que son engagement républicain a été assimilé à la franc-maçonnerie. Je cède la parole ici à l’un des hispanistes les plus autorisés, Paul Aubert, qui prend soin de « démonter » les allégations selon lesquelles Machado était franc-maçon, d’après les interprétations biaisées et partiales. Je traduis le passage de son article, « Gotas de sangre jacobina : Antonio Machado republicano » publié dans Antonio Machado hoy :
Il s’agit d’une question délicate car, du point de vue documentaire, elle est entièrement infondée. On avance maintes déductions ou parentés intellectuelles qui ne constituent en aucun cas des preuves matérielles (p. 347). […] Ce qui est certain, c’est qu’en 1926 les intellectuels, dans leur lutte contre la Dictature, se rapprochèrent de la franc-maçonnerie madrilène. En raison de son républicanisme, Machado pouvait approuver et appuyer une telle initiative émanant des loges. Peut-être a-t-il assisté à une réunion de militants républicains. Mais on ne peut pas assister à la tenue d’une loge sans avoir été initié au préalable. Que parmi ces républicains se soient trouvés également des francs-maçons, c’est un tout autre sujet. Machado ajoute en 1931, en reprenant le Fragment d’un cauchemar, le fameux “masón, masón, despierta”. Mais en 1914, il se rêvait revêtu du san-benito et personne n’affirma que l’Inquisition l’avait condamné. D’autre part, on attribua indûment une filiation maçonnique à de nombreux républicains.
Plus loin (p. 350), Aubert affirme qu’ « il est probable que Machado ait ouvertement eu des relations avec les francs-maçons. González López affirme que le poète aurait intégré la loge Mantua en 1930 mais il ne précise pas ni la date de son initiation, ni son nom symbolique, quel degré il atteignit, ni ne présente d’autre type de preuve ». Et d’insister :
Dans le cas de Machado il n’y a même pas de traces de son désir d’être initié. Tant que ces données n’apparaissent pas (et là où elles pourraient être, on ne les a pas trouvées) on ne peut penser l’éventuelle appartenance de Machado à la franc-maçonnerie uniquement en termes de coïncidences culturelles et politiques. S’il n’y a pas à douter de la philanthropie de tout franc-maçon, il ne s’ensuit pas forcément que tout philanthrope soit franc-maçon. Il s’agit là de l’histoire d’un Machado apocryphe, qui aurait pu être maçon; cela dit, s’il l’avait été, cela ne constituerait pas en soi une surprise.
Le régime franquiste n’hésitait pas à discréditer un opposant en l’accusant de faire partie de la « secte » de la franc-maçonnerie. Dans le cas de Machado, le mensonge émanait de la Direction Générale de la Sécurité. Le but était de briser une réputation et de donner consistance à la thèse d’un prétendu complot international, judéo-maçonnique et communiste. Ce, précise Aubert « même dans l’un des cas les moins convaincants, celui de Manuel Azaña qui n’assistait pas aux assemblées maçonniques une fois initié « car, confessa-t-il, le rite n’était pas à son goût) ».
Aznar Soler conclut República literaria y revolución avec la remarque suivante. À la toute fin de sa vie, en exil à Collioure, Machado se sentait « défait mais pas vaincu » : « nous avons perdu la guerre… Mais humainement, je n’en suis pas si sûr… Peut-être l’avons-nous gagné ». C’est une autre histoire, celle de l’Espagne de l’exil, qui s’ouvre en 1939 et ne se cl̂ôt péniblement qu’en 1978, avec la loi d’amnistie.
L’assassinat de Federico García Lorca en 1936
La mort du poète fusillé par la garde civile marqua les esprits et pas seulement en Espagne. Fernando de los Ríos, qui fut son ami et protecteur, dit ainsi : « avec lui, ce n’est pas le poète qu’ils assassinent, c’est la poésie ». Antonio Machado lui rend hommage dans l’un de ses plus célèbres poèmes, « Le crime eut lieu à Grenade ». Le voici dans la traduction de Véronique Ramond publié dans son blog, « Rêve d’Espagne » :
El crimen fue en Granada.
A Federico García Lorca
1. El crimen
Se le vio caminando entre fusiles,
por una calle larga
salir al campo frío
aún con estrellas de la madrugada.
Mataron a Federico
cuando la luz asomaba.
El pelotón de verdugos
no osó mirarle la cara.
Todos cerraron los ojos.
Rezaron: ¡ni Dios te salva!
Muerto cayó Federico
– Sangre en la frente y plomo en las entrañas
Que fue en Granada el crimen
Sabed – ¡pobre Granada! –, ¡su Granada!
2. El poeta y la muerte
Se le vio caminar solo con Ella,
Sin miedo a su guadaña.
– Ya el sol en torre y torre, los martillos
en yunque – yunque y yunque de las fraguas.
Hablaba Federico,
Requebrando a la muerte. Ella escuchaba.
“Porque ayer en mi verso, compañera
Resonaba el golpe de tus secas palmas
Y diste el hielo a mi cantar,
y el filo a mi tragedia,
te cantaré la carne que no tienes
los ojos que te faltan,
tus cabellos que el viento sacudía,
los rojos labios donde te besaban…
hoy como ayer, gitana, muerte mía
qué bien contigo a solas,
por estos aires de Granada, ¡mi Granada!
3.
Se le vio caminar solo con Ella,
Labrad, amigos,
de piedra y sueño en el Alhambra
Un túmulo al poeta,
Sobre una fuente donde llore el agua
Y eternamente diga:
El crimen fue en Granada, en su Granada
Le crime a eu lieu à Grenade
A Federico García Lorca
1. Le crime
On le vit, avançant au milieu des fusils,
par une longue rue,
sortir dans la campagne froide,
sous les étoiles, au point du jour.
Ils ont tué Federico
quand la lumière apparaissait.
Le peloton de ses bourreaux
n’osa le regarder en face.
Ils avaient tous fermé les yeux ;
ils prient : Dieu même n’y peut rien !
Et mort tomba Federico
– du sang au front, du plomb [dans les entrailles–
… Apprenez que le crime a eu lieu à Grenade
– pauvre Grenade ! –, sa Grenade…
2. Le poète et la mort
On le vit s’avancer seul avec Elle,
sans craindre sa faux
– Le soleil déjà de tour en tour, les marteaux
sur l’enclume – sur l’enclume des forges.
Federico parlait ;
il courtisait la mort. Elle écoutait.
« Puisque hier, ma compagne,
résonnait dans mes vers
le coup de tes mains desséchées,
qu’à mon chant tu donnas ton froid de glace
et à ma tragédie le fil de ta faucille d’argent,
je chanterai la chair que tu n’as pas,
les yeux qui te manquent,
les cheveux que le vent agitait,
les lèvres rouges que l’on baisait…
Aujourd’hui comme hier, ô gitane, ma mort,
que je suis bien, seul avec toi,
dans l’air de Grenade, ma Grenade ! »
3.
On le vit s’avancer seul avec Elle…
Élevez, mes amis,
dans l’Alhambra, de pierre et de songe
un tombeau au poète,
sur une fontaine où l’eau gémira
et dira éternellement :
Le crime a eu lieu à Grenade, sa Grenade
Mélissa Lecointre étudie les circonstances mystérieuses de l’assassinat du poète, dans un article en-ligne, « Federico García Lorca : le crime introuvable, entre droit de la guerre et fait divers » . L’assassinat de García Lorca est un crime qui n’est pas reconnu juridiquement comme tel, puisque tant les documents officiels que la sépulture font défaut. Il est érigé en symbole de la barbarie fasciste par le camp républicain, dont la littérature commémorative se charge, précisément, de présenter un corps « spirituel » et de reconstituer le crime :
S’il y a peu de documents officiels qui rendent compte de la mort du poète de Grenade, celle-ci a donné lieu, en revanche, dans le camp républicain, à un grand nombre de textes qui, de l’élégie à la dénonciation, constituent une chaîne d’écrits qui reviennent sur la mort du poète. Ces textes en vers ou en prose, poèmes épars ou constituant des recueils, s’inscrivent dans la littérature commémorative et ont également une fonction politique, en ce qu’ils disent et fixent le crime dont ils deviennent les garants de la mémoire : ils se substituent au corps du délit, contre les tentatives de banalisation que nous venons de détailler dans le camp nationaliste. En effet, les poèmes composés à l’occasion de la mort de Lorca ne préservent pas uniquement la mémoire du poète disparu, ne sont pas uniquement des hommages qui honorent sa gloire. On doit les lire également comme des paroles qui reconstituent le “crime”, au sens d’une reconstitution du meurtre, et qui s’érigent comme “actes de justice” face à l’absence d’une institution judiciaire. Ils sont alors la voix privilégiée de la dénonciation. À défaut de documents officiels, à défaut d’une sépulture pour préserver le souvenir du crime, les textes commémoratifs s’élèvent en véritables lieux de mémoire, qui conservent non seulement la mémoire du poète disparu, mais aussi et surtout la mémoire d’un crime impuni et non consigné. La figure de García Lorca devient dans le camp républicain un symbole de la lutte politique, le crime dont il a été victime le symbole de tous les crimes. L’exécution de García Lorca a servi sans aucun doute à consolider l’alliance entre peuple et culture (García Montero, 1986, p. XII). Sa mise à mort est ainsi élevée en crime contre la poésie qui révèle la barbarie fasciste, crime contre l’essence du peuple espagnol dont la poésie de García Lorca était devenue l’incarnation ; crime enfin qui doit mobiliser et regrouper les troupes républicaines dans la défense de la culture. Nous verrons que les nationalistes ont également, de leur côté, tenté de récupérer le poète. (p. 233-234)
Au-delà de l’aspect mémoriel, il faut, selon Lecointre, retenir que l’assassinat de Lorca cristallise pour l’imaginaire républicain tous les crimes, au point d’en devenir le paradigme : « le crime contre la légalité républicaine, le crime contre le peuple et en fin le crime contre la culture » (p. 250).
Je ne reviendrai pas sur les dernières années et encore moins les derniers jours de García Lorca, qui continuent de faire couler beaucoup d’encre. En revanche, comme pour Antonio Machado précédemment, je citerai des travaux qui permettent, à mon sens, de jeter un peu de lumière sur l’appartenance ou non de García Lorca à la franc-maçonnerie, cette appartenance prétendue et très certainement fausse faisant en effet partie des chefs d’accusation – le premier – portés à son encontre par le gouvernement militaire instauré par les phalangistes. En l’occurrence, il s’agit principalement de l’ouvrage solidement documenté de Eduardo Molina Fajardo, Los últimos días de García Lorca mais le lecteur francophone, comme je l’ai signalé, pourrait également se reporter avec intérêt à l’ouvrage déjà ancien de l’historienne et écrivain Marcelle Auclair, Enfances et mort de García Lorca, qui ne lie le poète à aucune loge maçonnique, pas plus que Ian Gibson. Entre autres choses, Molina Fajardo apporte par toutes sortes d’archives institutionnelles, officielles et de témoignages directs ou indirect la preuve (je suis tentée d’y mettre des guillemets) de la non-appartenance de García Lorca à la franc-maçonnerie.
Que se passa-t-il après la mort de García Lorca ? Molina Fajardo a essayé autant que possible de réunir les archives officielles du gouvernement militaire, afin de reconstituer l’affaire et surtout les causes de l’exécution. Certaines zones d’ombres persistent néanmoins et il n’est pas aisé d’avoir une vision chronologique d’ensemble entièrement cohérente. Il y eut trois enquêtes : la première en 1940, à la demande de la famille, qui déboucha sur un non-lieu en 1946 (1) ; la seconde en 1964, dont on ne conserve pas de trace et sur laquelle je ne m’attarderai par conséquent pas. La dernière en 1965 (2), à la demande de l’écrivaine Marcelle Auclaire, déjà citée. Ce qu’entend démontrer Molina Fajardo, à mon sens, c’est que l’exécution de García Lorca relèverait d’une initiative personnelle plutôt que d’un ordre officiel…
1940. Lorca est assassiné, l’avocat de famille, Pérez-Serrabona a posteriori réfute le chef d’accusation
Selon Molina Fajardo, l’enquête conduite en 1940 par l’avocat de la famille – José Manuel Pérez-Serrabona – devant le tribunal municipal en vue de récupérer les biens et objets ayant appartenu au poète et auxquels était attachée la famille fut ouverte à la demande du père de ce dernier, Federico García Rodríguez. Le nom du patriarche avait été cité dans le Bulletin officiel de Grenade du 23 octobre 1936 pour la confiscation des biens, mesure prise à l’encontre des militants du Front Populaire et des « personnes impliquées dans des manigances révolutionnaires » par le régime qui était en train d’asseoir peu à peu son pouvoir. Lorca, explique Molina Fajardo, était issu d’une famille respectée et aisée mais n’avait déposé aucun bien à son nom dans quelle que banque ou registre de propriété que ce soit. En revanche, il touchait, pour plusieurs de ses œuvres littéraires, un pourcentage de la Société des Auteurs. Ces droits étaient, selon son expression, « restés en l’air » à cause de l’absence d’héritiers et ne pouvaient être réclamés tant que le dossier n’était pas passé devant le Tribunal de Responsabilidades Políticas (Tribunal des Responsabilités Politiques). Serrabona réfuta devant ce Tribunal chacun des trois chefs d’accusation dont le premier était, précisément, l’affiliation du poète à la loge Alhambra, sous le nom symbolique d’Homero. Je cite et traduit Molina Fajardo : « L’enquête menée montrerait que García Lorca n’avait pas d’antécédents maçonniques et c’est ce qui apparaît dans le désaccord avec la Mairie, niant qu’il appartenait à cette secte [sic] ». Cette première démarche fut prolongée par un jugement devant le Tribunal Civil Especial (Tribunal Civil Spécial) qui déboucha sur un non-lieu en 1946, publié dans le Bulletin Officiel du 26 mars 1947. Mais, observe Molina Fajardo, la mort de Lorca n’avait rien de quelconque et suscita des réactions à l’échelle internationale, même plusieurs décennies après les faits.
1965. Réouverture du dossier Lorca
Les enquêtes du milieu des années soixante, dont l’une à l’initiative de Marcelle Auclair, révélèrent l’absence d’archives au sein des instances régionales, qu’il s’agisse du Gobierno Civil (Governement civil), la Delegación de Orden Público (Délégation de l’Ordre public) ou encore de la Capitanía General (Capitainerie Générale) de Grenade. C’était le Commissariat de Police qui rédigea le rapport corroborant la version des faits circulant en 1938. Ces deux rapports figuraient parmi les pièces du dossier présenté au Tribunal des Responsabilités politiques, dans lequel ne sont précisées ni condamnations ni accusations, rendant de ce fait, selon l’avocat de la famille Serrabona, le dossier nul : l’un date de 1936, l’autre de 1938. Celui de 1938 s’appuie sur le premier. Tous deux envisageaient comme possible l’appartenance de García Lorca à la franc-maçonnerie. Enfin, pour étayer le tout, Molina Fajardo cite une communication du 16 avril 1942, dans laquelle l’appartenance du poète à la franc-maçonnerie est présentée cette fois non plus seulement comme possible mais comme un fait établi : « une liste authentique parmi celles que l’on trouve dans les loges maçonniques a été retrouvée. Dans cette liste et dans la deuxième feuille apparaît comme membre, sous le nom symbolique de “Homero”, le susnommé FEDERICO GARCÍA LORCA… » Cette liste fut dûment jointe à la missive et est incluse dans les annexes de l’ouvrage de Molina Fajardo.
La démarche de Molina Fajardo ne se limite pas à la consultation des archives officielles. Il retranscrit ses entretiens avec des témoins, dont un avec un franc-maçon (resté anonyme), affilié à une loge de Grenade, que je cite pour finir :
EDUARDO MOLINA FAJARDO : Y avait-il des listes avec des noms de personnes appartenant à la franc-maçonnerie ?
A. M. DE LA F. : Beaucoup de noms faux ont circulé comme s’ils appartenaient à la franc-maçonnerie grenadine. Des listes dont je crois qu’elles furent divulguées en grande partie par le policier José Romero Funes et qui ne correspondaient pas à la réalité. Quant à Federico García Lorca, je ne sache pas qu’il fût jamais franc-maçon. Romero Funes a-t-il donné son nom comme il l’avait fait pour d’autres qui ne l’étaient pas ? À Grenade les francs-maçons étaient peu nombreux et la plupart d’entre eux étaient des apprentis. Le plus haut gradé qu’il y avait dans la ville était Ernesto Villar, et il ne l’était qu’au quatrième degré, quand dans l’ordre il y en avait trente-trois. Les autres dirigeants des loges étaient seulement du troisième degré.
Une histoire qui ne peut pas s’écrire ?
Les études qui ont porté sur l’histoire de la franc-maçonnerie tendent à privilégier très largement le rapport au politique, non à la culture (au sens large mais dont l’une des fonctions principales fut, précisément, de combattre la barbarie fasciste) et encore moins au fait littéraire. Nous ne saurons pas si Antonio Machado et García Lorca étaient ou non francs-maçons, faute de preuve matérielle. Plus généralement, les études spécialisées dans l’histoire de la franc-maçonnerie dans le monde hispanophone montrent que, en Espagne comme en Amérique latine, la franc-maçonnerie ne pouvait de toute façon pas s’épanouir au vingtième siècle, à cause des régimes dictatoriaux en place. Les écrivains devaient tenir secrète leur vie maçonnique – c’est-à-dire, s’interdire de la communiquer à leur public. André Jansen écrit à ce propos :
Les listes des membres de loges maçonniques confisquées puis conservées dans les archives du régime franquiste étaient en partie falsifiées, pour les deux raisons que j’ai indiquées : discréditer telle personnalité publique ou gonfler l’illusoire complot judéo-maçonnique auprès de l’opinion. À cela s’ajoute que les loges elles-mêmes, pour éviter à leurs membres d’être persécutés, en détruisirent autant qu’elles purent…
Même si au bout de cette enquête le doute quant à la non-appartenance d’Antonio Machado et de Federico García Lorca à la franc-maçonnerie reste permis, je penche pour ma part du côté opposé : à savoir, que ni l’un ni l’autre n’étaient francs-maçons. Aucune preuve matérielle authentique, que je sache, n’a été produite à ce jour.
1 RAMOND, Véronique. « Hommage à García Lorca ». Rêve d’Espagne, http://revedespagne.over-blog.com/article-hommage-a-garcia-lorca-57784547.html
2 LECOINTRE, Mélissa, « Federico García Lorca, le crime introuvable, entre droit de la guerre et fair divers », dans Lire et écrire le crime en Espagne, études réunies par Marie Franco, Université Paris 3 Sorbonne Nouvelle, Publications du CREC, 2015, http://crec.univ-paris3.fr, p. 229-251.
3 JANSEN, André, « La masonería en la literature hispanoamericana. Alusiones masonicas en la novela El siglo de las luces, del escritor cubano Alejo Carpentier » in Ferrer Benimelli (coord.), La Masonería Española entre Europa y América, CEHME, Saragosse, 1995, tome 1, 27-45.
PAR : Salomé Foehn
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