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Sciences et technologies
par crml le 5 mai 2019

La technique pour les libertaires : débats et controverses.

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Retour sur les débats lancés par le Monde Libertaire de février sur la technique et la technologie.

Le Monde Libertaire de février a consacré son dossier au thème de la technique et la technologie. Nous soulignions dans l’éditorial l’importance de (re)penser ce thème, réflexion pour laquelle les ressources libertaires sont nombreuses, à commencer par les travaux d’Ellul sur le système technicien. Ce n’était d’ailleurs pas la première fois que le Monde Libertaire s’attaquait à ce thème : un numéro était paru en 2017, et plusieurs articles ont été consacrés au sujet depuis une quinzaine d’années au moins. Néanmoins, ce numéro de février a suscité de nombreuses réponses, notamment du fait d’un article de Wax, en premières pages du dossier, intitulé : « Enjeux et limites de la technocritique ». L’auteur y défendait – tout en reconnaissant l’importance et le péril des confusions habituelles sur le sujet – que la technocritique se heurtait à des problèmes multiples. Dans le corps de son article, il a été amené à mentionner et critiquer Pièces et main d’œuvre (http://www.piecesetmaindoeuvre.com), figure importante de la technocritique francophone contemporaine. De ce fait PMO a répondu à l’article de Wax et aux confusions que, selon eux, il véhiculait.
Nous avons eu beaucoup de retours sur cet échange, et notamment l’un du fondateur de Technologos, Joël Decarsin, qui a voulu également prendre position sur ces questions et sur le dossier dans son ensemble. Nous avons décidé de présenter ces trois textes pour offrir les différentes perspectives à nos lecteurs.
NCJ pour le CRML.


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Texte 1 : Wax, « Importance et limites de la technocritique »

Technique : un savoir faire, notamment de procédés de fabrication. Par extension, le terme en est venu à désigner le résultat de l’activité humaine visant à produire des moyens d’atteindre d’autres fins. Du marteau aux databases en passant par la caméra, tout cela rentre dans le cadre de ce qu’on appelle « techniques ».

Qu’est-ce que la technocritique ?
La technocritique est un courant intellectuel important de la deuxième moitié du XXème siècle. Elle a été portée par des gens aussi divers – et sans volonté de tous les citer – que Ellul, Illitch, Anders, Huxley, et plus récemment Le comité invisible ou le collectif Pièces et main d’œuvre, ou encore, de façon plus descriptive et académique, François Jarrigue, en France. On peut résumer l’idée générale de la technocritique comme une critique de l’idée d’un progrès technique irrémédiablement tourné vers le bien des individus. Le progrès technique est compris dans ce cadre comme une idéologie au sens complet du terme, un ensemble d’idées faisant système, qui se révèle non seulement dans le rapport à la machine mais aussi plus largement aux formes de pensées qui émergent dans la société industrielle (rationalisation, automatisation, organisation du travail, etc). Chez Ellul par exemple, le système technicien est autant le système des techniques qu’une rationalité générale qualifiant l’époque dans laquelle nous nous trouvons. En cela la technocritique est liée à une critique du capitalisme et du productivisme plus généralement – donc par exemple du socialisme réel. Si on considère par exemple avec Ellul que la plus grande technique jamais inventée soit la bureaucratie et l’administration de l’Etat-Nation, alors la technocritique est avant tout une philosophie politique contestataire, compatible avec l’anarchisme.

Les enjeux de la technocritique
Les techniques et les technologies - ne faisons pas de distinction ici - en suivant la contestation de Ellul dans Le système technicien, entourent l’homme depuis longtemps. Chez certains anthropologues, au premier rang desquels Levi-Strauss, la technique est ainsi une médiation nécessaire entre nature et culture, permettant l’émergence d’un monde humain. Quoi de mal à cela ? Il semblerait bien que la technique soit consubstantielle à tout « agir » humain sur son environnement. Pour autant les techniques n’ont jamais été aussi développées et omniprésentes qu’aujourd’hui ; les réseaux sociaux, les techniques de communication et d’information, les dispositifs de contrôle (caméra, puces, etc.) et de recueil de données, font partie – parfois de façon inaperçue- de notre quotidien. Elles se sont incrustées dans notre vie de façon bien plus envahissante que le verre d’eau nous servant à ne pas boire avec les mains ou le marteau qui nous sert à planter des clous. Ces techniques ont passé un seuil d’élaboration et de diffusion qui rend le rapport à l’homme absolument différent : elles participent d’un monde complexe, de plus en plus complexe, ou le rapport d’utilisation s’est inversé, ce ne sont plus seulement (bien que cela soit difficile à nier qu’ils le fassent aussi) les individus qui utilisent les techniques pour arriver à leurs fins, mais aussi les techniques qui encadrent, forment et structurent les comportements individuels. Le propre de ce qui est pointé par la technocritique est une inversion fin-moyen : ce que nous avions produit pour servir nos fins s’autonomise pour contraindre notre action plutôt que la faciliter. Ce rapport de co-constitution n’est certes pas nouveau mais prend une ampleur particulièrement importante dans nos sociétés ou le contrôle technique échappe très largement à une très large partie de la population et ne pourra certainement jamais être repris en main efficacement au vu de la complexité grandissante des dispositifs. Le principe d’un développement complexe étant qu’il croît de façon exponentielle. Même les experts du domaine sont amenés à être de plus en plus nombreux et spécialisés, de telle façon que le système d’ensemble demeure dans son entièreté incompris.

Le discours commun nous promet abondance et bonheur grâce à la technique, nous soulageant de tous les maux : moins de travail, moins de pénibilité, plus de rapidité, de performance. Bien sûr, ce discours est trompeur. Les technologies sont produites et conçues à des fins économiques, dans le cadre capitaliste, qui ne vise en aucun cas l’émancipation des travailleurs. Lorsque des travaux sont remplacés par des machines, ce n’est pas pour que les machines produisent de la valeur pour des travailleurs, qui pourront alors jouir tranquillement d’une certaine oisiveté – comme le pensaient certains ingénieurs des années 1960 qui espéraient la réduction du temps de travail – mais à leur place. Cela signifie que l’irruption de la technique ne produit rien de moins que la réorganisation du travail. Certes elle ne « détruit » pas nécessairement des emplois, comme on l’entend parfois, mais elle réorganise en permanence le marché du travail, avec de nouveaux besoins à pourvoir, de nouveaux types de travaux, demandant une formation spécifique. Dans ce cadre, le rythme de l’innovation produit un processus de nécessité de la réadaptation continue des êtres humains. L’innovation est donc à la fois tout autant une opportunité de profit pour le capitaliste qu’une structuration de l’environnement social des individus. En cela, la technique est totalement intégrée dans la logique capitaliste d’une innovation permanente visant à constituer des individus réactifs et adaptés aux besoins et évolutions du marché.

La conclusion de tout cela, c’est que la technique n’est pas neutre (quoi que le terme de neutralité puisse vouloir dire), car il n’existe pas une essence de la technique qui existerait en soi en dehors de ses relations constitutives, c’est-à-dire les relations sociales et matérielles qui sont le moteur de sa production. Ceux qui tiennent le discours d’une technique qui pourrait, telle la main – elle aussi une « technique » au sens d’un outil en un sens – faire le bien, une caresse, ou le mal, un coup, croient en l’existence idéale de la technique en soi. Tout usage est orienté, toute technique est prise dans un réseau de rapports de pouvoir et de force qu’il faut mettre au jour. Les techniques sont nées et se sont développées dans un rapport au politique et au gouvernement. La science du gouvernement s’est spécifiquement appuyée sur des technologies gouvernementales, la statistique, les dispositifs de contrôles, permettant de surveiller et de contrôler les populations. Bref, la technocritique est salutaire car elle consiste à mettre en avant un problème majeur du monde contemporain, le problème des techniques et de leur nature politique, tout en mettant également en avant les mythes qui l’entourent (la « dématérialisation » est consommatrice en énergie et en composants, et donc pas écologique ; elle n’est pas « neutre » ; elle ne vise pas une société sans travail, etc.).
On se doit donc d’aller plus loin que certaines critiques faciles sur la technocritique, la qualifiant de « réac » (elle refuse le progrès technique), d’irrationnelle (elle ne comprend pas ce dont elle parle) ou de conservatrice (revenir à une société primitive).

Limites et ambiguïtés de la technocritique
Cette importance des questionnements sur la technique ne doit pas masquer les confusions, les obscurités et les ambiguïtés du discours technocritique, ainsi que les limites propres à son positionnement. Il est important cela dit de noter qu’il n’y a pas un mouvement technocritique, mais une multitude, diversifiée, qui dit des choses différentes, une fois le consensus exprimé plus haut. Les arguments qui suivent ne pourront pas ainsi viser « la » technocritique dans son ensemble.

Un fond idéologique parfois problématique
Chez les plus extrêmes, la technique est vue comme une nouvelle tyrannie, une dépossession de soi, d’un être-au-monde, reprenant un vocabulaire classique de la philosophie allemande de la moitié du XXème siècle. Bien des discours technocritiques sont hélas hérités de la pensée du philosophe Allemand Heidegger. Le discours heideggerien, voyant dans la technique un arraisonnement de l’être, en gros un moyen de masquer l’essence des choses, et faisant de la technique l’ultime danger de la civilisation, mène à une distinction entre la « réalité » qui serait masquée par les technosciences et la vie aliénée des individus. Il s’agirait alors de se désaliéner en revenant à des entités immatérielles – parce que le principe de la technique c’est de réduire l’être à ce qui est mesurable techniquement – qui mènent bien souvent les technocritiques vers le mysticisme, par exemple Ellul qui considère que la solution est la foi protestante, ou plus largement nombre de technocritiques actuels qui flirtent avec des croyances mystiques (électrosensibilité, retour à des pratiques spirituelles douteuses, etc). Selon cette tendance, incarnée par Ellul, il serait vain de critiquer le capitalisme ou le système matériel de production des techniques, parce que la technique en soi serait mauvaise. On retrouve ici, à mon avis, une ambiguïté d’une partie des discours technocritiques qui sont amenés à ré-essentialiser la technique après l’avoir matérialisée dans des processus de constitution sociaux. La technique n’est pas neutre parce qu’elle est toujours orientée dans un usage spécifique, mais en revanche elle est toujours mauvaise parce que c’est son essence de nous tyranniser en tant qu’humain. Il y a ici un saut logique que nous ne pouvons que difficilement franchir. Cela s’accompagne donc d’un flou définitionnel sur ce qui vient distinguer l’outil, la technique, les technologies numériques et sur le passage de l’un à l’autre : quand est-ce que « l’aliénation » commence, à quelles conditions ? Jusqu’où mener la décroissance ? Si on voit bien la cible principale (la technoscience, pour reprendre une expression couramment employée), il nous semble que les discours technocritiques ont tendance à faire porter leurs critiques plus largement.

Que combattre ?
Définir ainsi la technique comme produite dans des rapports qui sont nécessairement orientés puisque ces rapports sont des rapports de domination matériels, c’est finalement relier la critique de la technique avec la critique d’un mode de production. Celui-ci peut être capitaliste ou plus largement productiviste, mais aussi, au vu de l’importance du discours sur la surveillance, le contrôle des données etc, centralisé et étatiste. Ce qui est important dans la technique, c’est alors la question du pouvoir : le pouvoir qui est octroyé à ceux qui possèdent, par exemple ceux qui possèdent les informations, qui peuvent structurer l’architecture de nos choix et de nos envies sur internet, qui peuvent nous suivre à la trace, qui peuvent nous retrouver, nous surveiller, nous arrêter, nous dominer et nous opprimer. En cela la société technicienne est consubstantielle d’un mode de production recherchant effectivement « l’efficacité maximale ».

En revanche, si on définit la technique comme en soi aliénante, indépendamment de tout contexte, on est amené à lutter contre une technique essentialisée, allant potentiellement de l’outil au réseau le plus complexe. Mais comme vous le voyez, je ne suis ici pas mesuré puisque ma position est que « la technique » n’existe qu’au sein d’un nexus de relations constitutives qui la produisent, et donc que la pensée d’une technique en soi n’ayant pas de sens, il est absurde de critiquer « la technique » comme ayant une nature intrinsèque masquant la réalité du monde dans lequel nous vivons.
Bref quel est l’ennemi exactement ?

De plus, bien souvent la centralité de la technique dans le discours technocritique conduit au remplacement des grilles de lecture. Pour le collectif Pièces et main d’oeuvre, la technique est le problème stratégique central. On abandonne ainsi les concepts marxistes ou libertaires d’exploitation, de classes ou de capitalisme pour utiliser des concepts plus flous, moins bien définis, et peut-être moins efficaces conceptuellement.

Les stratégies militantes.
Enfin une limite importante du discours sur la technique consiste dans les solutions proposées. Si le diagnostic est généralement intéressant, les propositions sont souvent désordonnées. Faut-il lutter individuellement en refusant de se mettre sur les réseaux sociaux, d’acheter des smartphones ou autres innovations ? Cette solution nous paraît vaine sur bien des points, notamment que d’un point de vue stratégique il est parfois préférable d’avoir tort avec tout le monde que d’avoir raison seul dans son coin, ne serait-ce que pour pouvoir effectivement discuter avec les autres. Très souvent le discours technocritique se contente d’une forme de moralisation : « comment pouvez-vous ne pas vous apercevoir de votre aliénation ? ». Bien évidemment sans mettre au jour les conditions socio-économiques sous-jacentes à l’acceptation de la technique dans le monde contemporain, cette question n’a que peu de chance d’aboutir à une prise de conscience quelconque.

Bref dans tout mon propos, de la définition de la technocritique aux arguments portant sur la nature de la critique, aux ambiguïtés et difficultés pointées, un fait revient sans cesse : la nécessité de prendre en compte la technique non pas comme un fait isolé mais comme un élément d’une structure de production et de consommation plus générale. Sans cette prise en considération et intégration dans un projet politique luttant contre le pouvoir et la domination plus largement, la technocritique ne peut cesser de m’apparaître un peu stérile.

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Texte 2, PMO : « Lettre au Monde Libertaire »

Bonjour,
Nous avons lu votre dossier « Techniques amères » du numéro de février 2019. Nous ne pouvons que nous réjouir de votre intérêt – même tardif - pour la question. Nous avons d’autant plus apprécié certains articles que nous avions parfois le sentiment de nous lire nous-mêmes.
Cependant, l’article « Importance et limites de la Technocritique » signé Wax, qui ouvre le dossier, propage des contre-sens et des confusions dommageables pour l’information et la réflexion du lecteur.

Nous ne connaissons pas l’auteur ; la réciproque est flagrante. Que celui-ci ne nous ait pas lus ou trop vite, nous ait mal compris ou le feigne, le lecteur du Monde Libertaire n’y gagne qu’approximations et falsifications de nos idées – et plus largement des idées d’un mouvement de pensée bien plus ancien que ne le dit l’article.

Affirmer « qu’on appelle "techniques" » tout ce qui va « du marteau aux databases », c’est afficher d’entrée son incompréhension du sujet. Embarrassant quand on critique par ailleurs des « concepts flous ». Un travail sérieux aurait pris soin de distinguer « technique » et « technologie », au lieu de balayer la question d’un désinvolte « ne faisons pas de distinction ici ». Mais Wax n’est ni le premier ni le dernier à substituer ses propres confusions aux réflexions d’autrui qu’il prétend exposer.

L’auteur nous déforme : « Pour le collectif Pièces et main d’œuvre la technique est le problème stratégique central. On abandonne ainsi les concepts marxistes ou libertaires d’exploitation, de classes ou de capitalisme pour utiliser des concepts plus flous, moins bien définis et peut-être moins efficaces conceptuellement. »

Passons sur le fait que nous ne sommes pas un collectif et que nous avons toujours dit pourquoi – dès la page d’accueil de notre site.

Nous ne cessons d’expliquer l’opposition entre technique et technologies, et nos raisons de critiquer les unes et non l’autre. Il est calomnieux d’écrire que pour nous la technique est le problème central. Derechef, il suffit de lire la page d’accueil de notre site.

Nous, Pièces et main d’œuvre, avons toujours opposé la « technique » - « l’art de » (gr. tekhnê), l’art de faire un feu ou un marteau, le « savoir-faire » - consubstantielle à l’hominisation, et avec laquelle nous n’avons aucune querelle ; et la technologie (nom forgé en 1829 par Bigelow), c’est-à-dire le machinisme industriel et les systèmes de machines, comme les hauts fourneaux ou les marteaux-pilons. La technologie est le produit des noces du capital et de la science, apparue à la fin du XVIIIe siècle pour servir l’essor des forces productives/destructives et la volonté de puissance de la technocratie. Avec les conséquences que chacun peut aujourd’hui voir par lui-même, non seulement pour les bases naturelles de notre vie, mais en termes d’asservissement et d’aliénation à la machinerie technosociale (1). De la technique à la technologie, il y a rupture et saut qualitatif.
Cette opposition qui fait appel aux notions de « seuil » et de « passage à la limite », recoupe celle établie par Ivan Illich dans La Convivialité, entre technique vernaculaire (autonome) et technologie hétéronome (autoritaire).
Nous n’attendons pas du Monde libertaire qu’il répande des idées qui ne sont que les nôtres, mais nous avons le souci que le lecteur ne soit pas trompé. Non seulement nous n’abandonnons pas « les concepts marxistes ou libertaires d’exploitation, de classes ou de capitalisme », mais nous avons consacré cinq textes réunis sous le titre De la technocratie (2), à une mise à jour de l’analyse de classes après 200 ans d’innovation technologique et de « destruction créatrice ».

Loin d’être un processus sans sujet, la technologie est pour nous la poursuite de la politique par d’autres moyens, une politique rationnelle, consciente, obstinée, planifiée par les technocrates, maîtres et pilotes de la machine, au sein de toutes sortes d’instances de décision, privées, publiques et mixtes ; et poursuivie envers et contre toutes les oppositions (ouvrières, paysannes, luddites, écologistes, etc.).

Par technocratie (Smyth, 1919), nous désignons, non pas une catégorie de spécialistes, mais la classe dirigeante. Celle que Saint-Simon (3), le grand inspirateur de Marx, nomme la classe des industriels ou des producteurs ; et qui englobe scientifiques, ingénieurs, cadres, universitaires, entrepreneurs, banquiers, bien au-delà de la seule bourgeoisie capitaliste. C’est-à-dire la classe de l’expertise, de l’efficacité et de la rationalité maximales, détentrice effective des moyens/machines (gr. mekhanê) de la puissance. Que ce soit à titre privé dans le cadre du capitalisme libéral ; en indivision collective dans le cadre du capitalisme d’Etat ; ou encore, au-delà, dans un cyber-communisme de l’automation, tel qu’en rêvent les plus modernissimes idéologues de la revue Multitudes (Negri, Moulier-Boutang, les « accélérationnistes », etc).

La technocratie n’est pas au service de l’Etat, ni du Capital ; elle asservit l’Etat et le Capital à ses intérêts et à sa volonté de puissance illimitée. Savoir, c’est pouvoir. Les puissants peuvent ce qu’ils veulent dans les limites de réalités qu’ils transforment, notamment au moyen de la science. Leur projet actuel, connu sous le terme publicitaire de « transhumanisme », vise une mutation de la lutte de classes en lutte d’espèces – entre des hommes « augmentés » par la technologie (modifications génétiques et cyberorganismes), et une « sous-espèce » : les chimpanzés du futur (selon le cybernéticien Kevin Warwick) (4).

Les subissants veulent aussi, mais ils ne peuvent pas. Ils n’ont pas les moyens de la puissance. Alors ils subissent – notamment les volontés des puissants – rêvant plus ou moins sourdement de les renverser ou d’avoir même part à leur puissance. Ça ne vous dirait pas, compagnons, de socialiser Google, Amazon, Facebook, etc. ? Ou de vous automachiner au moyen de Crispr-Cas9 et des implants cérébraux de Clinatec, afin de devenir des surhommes ? Des surhommes anarchistes, bien sûr.

Cette classe des sans-pouvoir, on peut la nommer l’acratie. Un mot plutôt familier en milieu libertaire.

Contrairement aux communistes et aux adeptes de la « réappropriation des moyens de production », nous pensons que le système technologique est intrinsèquement autoritaire. On ne dirige pas une centrale nucléaire, des réseaux de communication par satellites et des usines nanoélectroniques en assemblée générale. « Vous qui entrez, laissez toute autonomie » : c’était le mot d’Engels, bien moins stupide ou malhonnête que tous ses disciples, dans son article De l’autorité (5).

Enfin, chacun peut critiquer nos idées et nos « concepts flous », mais non pas nous faire dire l’inverse de ce que nous disons. Peut-être dans des numéros ultérieurs ?
Salutations amicales et luddites,
Pièces et main d’œuvre
Grenoble, le 27 février 2019
NOTES
• 1) Cf. T. Kaczynski, La Société industrielle et son avenir (Encyclopédie des nuisances, 1998)
• 2) Ludd contre Marx ; Ludd contre Lénine ; Ludd contre les Américains et une suite à venir
• 3) Cf. Pierre Musso, La religion industrielle. Monastères, manufactures, usines, généalogie de l’entreprise (Fayard, 2017)
• 4) Cf. Pièces et main d’œuvre, Le Manifeste des chimpanzés du futur contre le transhumanisme (Service compris, 2017)
• 5) In Almanacco republicano, décembre 1873

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Texte 3, Joël Decarsin : « Pourquoi et comment la Technique nous oblige à repenser la liberté ? »

En février dernier, votre journal publiait un large dossier traitant des approches critiques de l’idéologie technicienne. Tout en m’en réjouissant, je m’étonne de votre relative discrétion sur un tel sujet, vos précédentes investigations remontant de fait à janvier 2017. J’observe par ailleurs que ce dossier est hétérogène : parmi les douze articles qui le composent, plusieurs me semblent superficiels, voire décalés, car insuffisamment documentés. L’un d’eux, toutefois, sort du lot, celui où les Décâblé.e.s rappellent les fondamentaux de la pensée technocritique, pointant notamment les conséquences de l’éternelle confusion entre « les techniques » (leur somme) et « la technique », et soulignant combien il est naïf de croire que celle-ci n’est ni bonne, ni mauvaise, ni neutre (car tout dépendrait des usages qu’on en fait) mais ambivalente. Les Décâblé.e.s affirment également que les valeurs véhiculées par le monde numérique constituent « le carburant du capitalisme », ce qui m’apparaît tout à fait essentiel : celui-ci « est une réalité historiquement dépassée » - insistait Jacques Ellul - « il peut durer un siècle encore, cela n’a pas d’intérêt historique. Ce qui est nouveau, significatif et déterminant, c’est la technique » (1) .

Hélas, quand tout le monde s’accorde à reconnaître que la vie politique est inféodée à la finance, je regrette que votre journal, pas plus qu’un autre, ne traite du rapport de subordination de l’économie à l’idéologie technicienne (2). Plus généralement, je tiens pour tragique le fait que les militants, tout comme les « chercheurs en sciences humaines », les essayistes et les journalistes, ignorent tout de cette idéologie, précisément du fait qu’ils focalisent leur attention sur « les » techniques et leurs effets : les catastrophes nucléaires, la vidéosurveillance, l’addiction aux écrans, la suppression des emplois par « l’intelligence » artificielle, etc, sans jamais remonter à la cause : la sacralisation collective de « la » technique. Les techniques divisées, la technique règne ! Car, comme le résument les Décablé.e.s (p. 38), « l’esprit critique s’exerce sans vision d’ensemble ». Jean-Pierre Tertrais rappelle à juste titre (p. 35) une citation emblématique d’Ellul : « ce n’est pas la technique qui nous asservit mais le sacré transféré à la technique ». Mais il oublie au passage la fin de la phrase, qui lui donne tout son sens : « … qui nous empêche d’avoir une fonction critique et de la faire servir au développement humain ».

Parce que votre dossier ne pointe pas ou peu la prégnance de l’idéologie technicienne sur le capitalisme, il ne donne guère l’occasion à ses lecteurs de saisir le caractère liberticide de ce « sacré transféré à la technique »… ce que je trouve pour le moins regrettable pour un journal libertaire. En disant cela, précisément, je ne pense pas à l’usage des objets techniques ; j’insiste : je pense globalement la technique (3). Je pense à une situation qui n’est jamais identifiée que par quelques poignées d’humains, tant elle est complexe, et que je me risquerai à résumer ici à cinq gros traits, en me référant aux analyses que Jacques Ellul a formulées durant un demi-siècle, depuis les Directives pour un manifeste personnaliste, rédigées en 1935 avec Bernard Charbonneau, jusqu’au Bluff technologique, publié en 1988.

1°) Les techniques n’ont cessé de se développer depuis le XIXe siècle car la majorité des humains recherchent « l’efficacité maximale en toutes choses » (4);
2°) à force de se ramifier entre elles, elles sont devenues un milieu ambiant (5) et ce milieu, c’est précisément « la » technique (6) ;
3°) les humains n’ont jamais pu s’empêcher de survaloriser inconsciemment leur milieu, le sacraliser (7) ;
4°) comme c’est par le biais de la technique qu’ils ont désacralisé la nature et que celle-ci est devenue leur nouveau milieu, c’est « naturellement » sur elle qu’ils reportent désormais le sacré ;
5°) on peut la comparer à une cellule cancéreuse qui, faute d’avoir été diagnostiquée à temps, se serait métastasée. Il faut parler alors de « système technicien » (8).

Ceci précisé, je pense que lorsque votre journal trouve superflu de faire la distinction entre « techniques » et « technologies » (p. 27), cela ne peut qu’égarer vos lecteurs. Et les choses se gâtent quand le groupe PMO, plutôt bien référencé dans le petit milieu technocritique en France, se prononce pour l’usage du mot « technologie » (inventé en 1829 par l’Américain Jacob Bigelow) au motif que la technique ne serait qu’un simple « savoir-faire, consubstantiel à l’hominisation » (9) c’est-à-dire sans prendre en compte son changement de statut, tel que je viens de le résumer.  Comme le souligne Ellul, « le mot technologie, que l’usage abusif implante dans nos cerveaux en imitant servilement l’usage américain, veut dire ‘’discours sur la technique’’. Faire une étude sur une technique, faire de la philosophie de la technique, ou une sociologie de la technique, donner un enseignement d’ordre technique, voilà ce qu’est la technologie. Mais cela n’a rien à voir avec l’emploi d’une technique » (10).

Je n’ai aucun goût pour les querelles byzantines mais cette histoire de vocable me semble importante. Je comprends sans mal les réticences de PMO à utiliser le terme « technique », dès lors qu’il sert à désigner… une chose et son contraire : « un ensemble de moyens permettant d’atteindre une finalité » (autrefois) et « la finalité des finalités » (aujourd’hui). Du reste, la principale raison pour laquelle Ellul reste un auteur peu connu, c’est qu’il s’est efforcé d’analyser un processus déconcertant : l’énantiodromie (11). Je trouve en tout cas regrettable que, dès le début du premier article (en guise de préliminaire, comme dit son auteur), la technique soit assimilée au « résultat de l’activité humaine visant à produire des moyens d’atteindre des fins » (12). Je ne verrais aucun inconvénient à ce que ces mots soient prononcés en ouverture du dossier… s’il n’était aussitôt précisé qu’ils renvoient à l’ancienne définition du terme. Car, « progrès » oblige, la technique a progressivement changé de statut : il n’est plus pertinent de la considérer comme un ensemble de moyens, elle est la finalité suprême. « On n’arrête pas le progrès » car ce progrès, c’est le but ! Nos politiciens ne nous le rappellent que trop souvent.

La raison pour laquelle ce changement de statut n’est pas identifié comme tel, c’est qu’il s’opère au niveau de l’inconscient et que l’inconscient lui-même, malgré l’émergence de la psychanalyse il y un siècle (et, corollairement, en raison du succès des sciences cognitives… que j’apparente à la technique), n’est pas reconnu comme une instance psychique. En d’autres termes : on ne peut pas qualifier l’idéologie technicienne de technicisme (comme, au siècle dernier, on parlait de scientisme), car, n’étant précisément pas conscientisée, elle n’est revendiquée par personne : elle demeure un impensé (13). Günther Anders rappelait à juste titre qu’on évalue moins l’idéologie aux réponses qu’elle impose qu’aux questions qu’elle évacue. Demandons-nous alors quelles sont les questions que l’idéologie technicienne évacue.

Ce n’est qu’en prenant l’inconscient au sérieux que l’on peut réaliser ce qu’est une idéologie puisque c’est de là que toutes les idéologies proviennent. A défaut, il convient de procéder comme un inspecteur enquêtant sur un crime : remonter aux sources. C’est ce qu’a fait Ellul en 1967 quand il a entrepris de dresser une généalogie de l’idéologie technicienne (14). Tout démarre, affirme t-il, au XVIIIe siècle, quand la bourgeoisie, qui détenait le pouvoir économique, prend le pouvoir politique et quand par le biais du droit, elle érige le travail en valeur. Elle y parvient pour au moins deux raisons. Tout d’abord, à la différence de la classe dirigeante qui la précédait, l’aristocratie, elle montre l’exemple : elle-même travaille ! Certes, avec des attaché-case et non des clés à molette, mais quand même. Éperdus d’efficacité avant que de profits (Adam Smith fut un moraliste avant d’être un économiste), on sait depuis Marx comment ils ont réparti les tâches : à eux le travail intellectuel » (15), le travail manuel étant confié aux prolétaires, mais pour leur seul profit. Et ils sont parvenus à faire croire que le travail est une valeur parce qu’ils y croyaient eux-mêmes (…et le prouvaient chaque matin en se pointant au bureau). Cela ne leur a pas été difficile, Max Weber a été le premier à le démontrer au début du XXe siècle : ils n’ont eu qu’à opérer un décalque de l’idéologie chrétienne (16). Les curés promettaient aux fidèles, moyennant une conduite vertueuse, le salut de l’âme dans un hypothétique au-delà ? Qu’à cela ne tienne : les patrons leur ont promis le bonheur ici-bas… en échange juste d’un peu de sueur au front. Ainsi, quand Saint-Just affirmait que « le bonheur est une idée neuve » et quand l’article 1 de la Constitution de 1793 proclamait que « le but de la société est le bonheur commun », il aurait fallu savoir lire entre les lignes : « si tu travailles, et seulement dans ce cas, tu accèderas au bien-être matériel. » (17)

Quand la bourgeoisie s’est mise à vanter le libéralisme (politique et économique), ce n’était pas dans un autre but que de faire l’apologie de… la libre entreprise, autrement dit du travail comme voie d’accès au confort matériel. Le terme « libéralisme » constitue la plus belle escroquerie intellectuelle du « monde moderne ». D’autant que, Ellul le rappelle, « l’homme n’est pas du tout passionné par la liberté, comme il le prétend. La liberté n’est pas un besoin inhérent à la personne. Beaucoup plus constants et profonds sont les besoins de sécurité, de conformité, d’adaptation, de bonheur, d’économie des efforts… et l’homme est prêt à sacrifier sa liberté pour satisfaire ces besoins » (18). En d’autres termes, c’’est précisément parce que « l’homme est prêt à sacrifier sa liberté pour satisfaire ces besoins » que le capitalisme a les coudées franches. Et il n’est pas prêt de les perdre car, lorsqu’il traverse des « crises », aussi biens ses défenseurs (qui veulent le réformer) que ses opposants (qui veulent le renverser) le considèrent comme une cause, alors qu’il n’est jamais que l’effet d’une idéologie qui le dépasse. Encore plus aujourd’hui que jamais, puisque le travail n’est plus créateur de valeur, les algorithmes ayant pris le relais.
 
Marx faisait preuve de lucidité en 1856, lorsqu’il écrivait : « nous voyons que des machines, dotées de merveilleuses capacités de raccourcir et de rendre plus fécond le travail humain, provoquent la faim et l’épuisement du travailleur. (...) Toutes nos inventions et nos progrès semblent doter de vie intellectuelle les forces matérielles, alors qu’elles réduisent la vie humaine à une force matérielle brute » (19). Mais les marxistes, eux, sont restés aveugles : en célébrant le communisme, ils ont inventé le capitalisme d’État. Et l’on connaît la suite : les altermondialistes (j’en ai fait partie, je l’avoue) leur ont emboîté le pas. Puis les Indignés et autres Insoumis… Les cris poussés contre le capitalisme ne sont qu’un moyen de se dédouaner, se déresponsabiliser : « l’enfer, c’est les autres ». Et les états d’âme font office d’esprit critique. Certes, le capitaliste est dominateur, manipulateur, profiteur, mais certainement pas un « décideur » comme on ne cesse de le claironner. Louant « l’innovation », il s’écrase devant elle, tant son salut en dépend. Quelle étrange révolution que la « révolution numérique » : une révolution à laquelle tous les individus, riches comme pauvres, sont sommés de « s’adapter » ! L’idéologie technicienne précède et formate le capitalisme, je ne suis pas sûr de parvenir à le démontrer mais je voudrais au moins apporter deux éléments de réflexion.

Tout d’abord une vieille citation, en partie reprise par votre dossier (p. 48) mais incomplète et non sourcée : « nous devons faire passer l’Amérique d’une culture axée sur les besoins à une culture des désirs. Il faut former les gens à désirer, à vouloir de nouvelles choses avant même que l’ancienne n’ait été entièrement consumée. Nous devons façonner une nouvelle mentalité en Amérique. Les désirs de l’homme doivent éclipser ses besoins ». Ces mots ont été prononcés il y a près d’un siècle par un banquier du nom de Paul Mazur, employé par la désormais tristement célèbre société Lehmans Brothers (20). Un homme habile, qui avait compris (avant Edward Bernays, le cynique neveu de Freud), que la publicité est une technique permettant de manipuler l’inconscient, de sorte à créer du consentement.
 
Face à l’invasion publicitaire, quelques uns, très rares, se sont posés en « lanceurs d’alerte », comme on dit de nos jours, citons Bernanos en 1944. Il n’évoque nullement l’inconscient mais définit parfaitement la nature des « désirs » dont parle Mazur : « la plupart des besoins, constamment provoqués et entretenus par cette forme abjecte de la propagande qui s’appelle la publicité, tournent au vice. La satisfaction quotidienne de ces vices porte le nom de confort, mais le confort n’est plus ce qu’il était, un embellissement de la vie par le superflu, le superflu, devenant peu à peu l’indispensable. Comment voulez-vous qu’un homme formé, dès les premières heures de sa vie, à ces innombrables servitudes, attache finalement un prix à son indépendance spirituelle vis-à-vis d’un système précisément organisé non seulement pour lui donner ce confort au plus bas prix, mais pour l’améliorer sans cesse ? » (21).

La publicité est une technique qui assure la propagande de toutes les techniques, donc de la Technique (22). N’importe quel étudiant en marketing parle de « technique de vente » mais tant que le citoyen lambda ne comprend pas ce qu’est foncièrement la publicité, il se perd dans l’éternel et stérile combat contre le capitalisme. Et je m’appuie ici à nouveau sur Bernanos, quelques lignes plus haut. Loin d’incriminer le capitalisme, ni même les instruments par la publicité (la photo, l’imprimerie, la presse...), et d’en appeler à un naïf néo-luddisme, il écrit : « le danger n’est pas dans les machines, sinon nous devrions faire ce rêve absurde de les détruire par la force, à la manière des iconoclastes qui, en brisant les images, se flattaient d’anéantir les croyances. Le danger n’est pas dans la multiplication des machines, mais dans le nombre sans cesse croissant d’hommes habitués, dès leur enfance, à ne désirer que ce que les machines peuvent donner. (…) Non, le danger n’est pas dans les machines, car il n’y a d’autre danger pour l’homme que l’homme même » (23). Depuis Bernanos, les choses ont empiré car les techniques publicitaires sont bien plus invasives et pernicieuses que les supports traditionnels, pensons seulement aux pièges à clic et la géolocalisation. A cela, s’ajoutent les techniques du divertissement (jeux vidéo, téléréalité, etc) et les réseaux sociaux : pour stimuler indéfiniment la consommation, chacun est rendu producteur (ou « acteur du changement »), ce qui ne cesse d’alimenter la culture du narcissisme (Lasch). Parce que les individus sont persuadés de disposer d’un esprit critique alors que leur conscience est totalement façonnée par le système technicien,  le conformisme est le totalitarisme des temps modernes. Tel le serpent Kaa susurre « aie confiance » à Mowgli, Bouygues « nous » hypnotise : We love technology. Et « nous » gobons.

Le deuxième élément sur lequel j’aimerais fonder ma critique relève de l’histoire de l’art, en particulier celui du XVe siècle, donc d’un temps précédant largement celui des Lumières, de la « révolution industrielle » et de l’avènement du capitalisme tel que fustigé par Marx. Dans une étude récente (24), je rappelle la signification de l’invention du point de fuite par le Florentin Masaccio pour obtenir des images d’un réalisme inégalé. Ceci traduisait une volonté d’emprise sur le réel, le désir bien « réel » de devenir « comme maître et possesseur de la nature », pour reprendre les mots de Descartes, deux siècles plus tard. J’en veux pour preuve le fait que la découverte de Masaccio s’est aussitôt muée en académisme, ce qui a conduit des artistes à démontrer coûte que coûte leur maîtrise technique aux commanditaires, quitte à peindre aussi bien des Vénus que des Vierges, c’est-à-dire privilégier les moyens aux fins. Quand le cinéma hollywoodien déborde d’effets spéciaux, on peut évaluer l’idéologie technicienne à l’attirance que la plupart de nos congénères manifestent pour les effets qu’ils obtiennent avec Photoshop & co. L’idéologie technicienne, bien avant l’industrialisation, s’est concrétisée par une recherche d’effet dont il faut comprendre le sens : celui de la volonté de puissance.

Si l’on se noie aujourd’hui dans les selfies comme le père Narcisse se noyait autrefois dans son étang, c’est du fait que la technique ne cesse de renforcer la production de « l’effet de soi ». Or si l’idéologie technicienne est mortifère, c’est d’abord parce qu’elle altère profondément l’idée de liberté : elle lui indexe l’idée de puissance : « je peux techniquement le faire ? Donc je le fais ». Il faut renouveler le sens du mot « liberté », l’accoler moins aux mots « égalité » et « fraternité » qu’au mot « humilité ». Il n’est de vraie liberté que dans le sacrifice de la volonté de puissance et dans une éthique de la non-puissance (25). Or cela n’est envisageable que dans une sortie du matérialisme. Je cite à nouveau Ellul : « nous sommes placés dans une civilisation matérialiste. Je ne vise pas le matérialisme théorique mais le matérialisme de fait. C’est-à-dire celui qui est répandu dans le monde entier, où les hommes n’ont pour idéal que d’augmenter la richesse matérielle (que ce soit la leur propre ou celle de la collectivité), augmenter la production et la consommation et parallèlement accroître les besoins matériels de l’homme et de ses exigences sociales pour réaliser plus de confort et de facilité de vie. Absolument tout dans notre monde est conditionné par ce matérialisme-là. (...) Le ressort du bien-être et de la richesse matérielle est le seul qui fasse mouvoir les hommes aujourd’hui, considérés dans leur masse. » (26)
Ces mots datent de 1946. Force est d’admettre que rien n’a changé depuis. Certes, le monde s’inquiète pour la planète et certaines idées font leur chemin : la décroissance, l’anthropocène... Mais qu’est ce que cela représente face à la toute puissance des GAFA et surtout l’attachement persistant des populations à l’État ? Les zadistes de Notre-Dame-des-Landes sont certes parvenus à empêcher un désastre écologique mais on a vu ensuite comment les CRS les en ont remercié : dans l’indifférence générale. Rien de nouveau sous le soleil : les  prophètes (car c’est bien le mot qui convient (27) peuvent continuer de prêcher, la « société de l’information », la Babylone des temps modernes, n’en n’est pas moins un désert comme un autre.

Joël Decarsin (initiateur en 2012 de l’association Technologos. Penser la technique aujourd’hui)

NOTES
1 Jacques Ellul, A temps et à contretemps. Entretiens avec Madeleine Garrigou-Lagrange, Le Centurion, 1981, p.155

2 Joël Decarsin, « Définanciariser l’économie ? La véritable révolution intellectuelle », Le Monde, 19 décembre 2011

3 Je souligne au passage que le slogan « penser globalement, agir localement », qui a connu son heure de gloire, a été forgé par Jacques Ellul.

4 Jacques Ellul, La Technique ou l’Enjeu du Siècle, 1954. Réédition Economica, 2003

5 Georges Friedmann, Sept études sur l’homme et la technique, Gonthier, 1966. Réédition 2013

6 Le meilleur moyen pour démontrer que la technique est un milieu ambiant, et combien la question des usages est naïve, est de rappeler que pour se passer d’ordinateur et d’électricité, on n’est pas moins immergé dans un univers d’ondes. Et que l’on peut s’enfuir loin de la ville pour élever des moutons, on est soumis aux procédures bureaucratiques du puçage. L’idéologie technicienne est totalitaire mais on ne peut en saisir la portée que si l’on a saisi ce qu’est le système technicien.

7 Jacques Ellul, Les nouveaux possédés, 1973. Réédition Fayard / Les mille et une nuits, 2003

8 Jacques Ellul, Le système technicien, 1977. Réédition Le cherche-midi, 2012

9 Pièces et Main d’œuvre, Lettre au « Monde libertaire »,  27 février 2019 (texte en ligne sur leur site).

10 Jacques Ellul, Le bluff technologique, 1988. Réédition Hachette, collection « Pluriel », 2012, p. 25

11 Forgé par Héraclite puis repris par le psychanalyste suisse C.G. Jung, le terme « énantiodromie » désigne le renversement d’une situation dès lors qu’un homme, un groupe, voire l’humanité entière s’engage de façon unilatérale dans une attitude (cf la fable de L’Apprenti sorcier, véritable métaphore avant la lettre du « Progrès »). A cet égard, Ivan Illich est plus pédagogue qu’Ellul quand il affirme qu’une technique conçue pour être productive devient improductive passé un certain seuil.

12 Je trouve tout aussi regrettable que la technique soit ramenée à des « procédés de fabrication » : la réduire au machinisme ou aux ‘’objets techniques’’, sans y intégrer les procédures telles que la publicité, les relations publiques, la bureaucratie ou l’organisation du travail, c’est passer à côté de la plaque.

13 Dans ses écrits, Ellul utilise fréquemment l’adverbe « inconsciemment » pour expliquer l’attitude collective des hommes vis-à-vis de la technique. Je lui reproche cependant de ne pas aller jusqu’au bout de son raisonnement et d’exprimer une défiance vis-à-vis du concept d’inconscient, ceci en raison d’une certaine méfiance envers la méthode psychanalytique. 

14 Jacques Ellul, Métamorphose du bourgeois, 1967. Réédition La Table-ronde, 1998. La pensée technocritique ne peut évoluer que si elle s’appuie sur une critique de la modernité, inaugurée par des penseurs tels que Max Weber, Oswald Spengler ou Karl Löwith. Et l’on ne peut comprendre le concept de « sacré transféré à la technique » que si l’on prend en compte ce que signifie réellement le processus de sécularisation, c’est-à-dire si l’on mesure le glissement qui s’est opéré avec les Lumières depuis le christianisme jusqu’à l’athéisme… qui n’est jamais aujourd’hui que la religion dominante en occident.

15. On oublie souvent que le mot « capitalisme » vient du latin caput qui signifie la tête.

16 Max Weber, L’Éthique protestante et l’Esprit du capitalisme, 1904-1905 ; Pocket, 1991

17 Jacques Ellul, Pour qui, pour quoi travaillons-nous ? (compilation d’articles), La Table-ronde, 2013

18 Jacques Ellul, Éthique de la liberté, tome 1, Labor et Fides, 1973, p.36

19 Karl Marx, discours prononcé en 1856 à une fête de "The People’s Paper", journal des chartistes de Londres. Accessible en ligne : https://www.marxists.org/francais/marx/works/1856/04/km18560414.htm

20 Paul Mazur, « Case studies  in  business », Harvard  Business  Review, 6 (1), pp. 81-89, 1927

21 Georges Bernanos, « Révolution de la liberté », décembre 1944. Texte annexé à La France contre les robots dans sa réédition au Corps astral, 2017 

22 Je mets une majuscule à « technique » pour désigner la technique sacralisée, « la finalité des finalités ».
23 Georges Bernanos, op. cit.

24 Joël Decarsin, « Entre modernité fluide et modernité rigide » in Étudier en liberté les mondes méditerranéens, Leyla Dakhli et Vincent Lemire (dir.), Publications de la Sorbonne, 2016, pp. 461-473

25 Jacques Ellul, Théologie et technique. Pour une éthique de la non-puissance (ouvrage posthume), Labor et Fides, 2014
26 Jacques Ellul, « Problèmes de notre société », Le Semeur, février-mars 1946. Réédition in Vivre et penser la liberté, Labor et Fides, 2019, p. 233
27 Jean-Luc Porquet, Jacques Ellul, l’homme qui avait (presque) tout prévu, Le cherche-midi, 2003. Réédition 2012



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