Théories politiques > LA RUE : LIEU DU CONTRE-POUVOIR OU MYTHE REVOLUTIONNAIRE ?
Théories politiques
par Vincent Rouffineau • le 11 juillet 2017
LA RUE : LIEU DU CONTRE-POUVOIR OU MYTHE REVOLUTIONNAIRE ?
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Au lendemain du 1er tour de l’élection présidentielle de 2017 , de nombreux appels à investir la rue se sont multipliés sur les médias sociaux, exprimant ainsi la volonté d’investir l’espace public afin de faire naître un vent de révolte susceptible de se répandre à travers la France, dans une dynamique insurrectionnelle inscrite dans une longue tradition. En effet, historiquement, en France, le lieu emblématique de l’insurrection est la rue, constante inscrite dans la culture de tous les mouvements révolutionnaires, anarchistes ou non, culture qui s’est construite au fil des épisodes révolutionnaires. Cette tradition est ancrée profondément, à tel point qu’il est difficilement envisageable aujourd’hui d’en contester la pertinence, ce qui est pourtant l’objet de ce texte.
En premier lieu, prenons du recul et examinons les ressorts de cette tradition, en commençant par sa figure emblématique : la barricade. La première construction de barricades lors d’une insurrection remonte au 12 mai 1588, ce qui illustre l’ancienneté de cette pratique, bien qu’elle ait été abandonnée après la Fronde (1648 -1653). Le sociologue Marc Traugott indique qu’aucune source historique ne mentionne de barricades entre cette période et 1825, mais souligne que l’apparition de barricades correspond toujours à un moment de fragilité, voire de vulnérabilité, du pouvoir. La résurgence des barricades apparaît dès 1827, et elles sont au centre des insurrections de 1830 (Révolution de juillet, dont l’image la plus familière est « La liberté guidant le peuple » de Delacroix), 1832, 1834 (révolte des canuts), 1839 (où s’illustre Blanqui), 1848 (fin de la monarchie de Juillet), 1849, 1851 (coup d’État de Louis-Napoléon Bonaparte)… La barricade est devenue un symbole, et n’est plus érigée qu’à cette fin, son efficacité tactique et militaire ayant au fil du temps pratiquement disparu. Toutefois, le symbole de la barricade ne peut exister que dans un espace public : la rue. L’appropriation insurrectionnelle de cet espace a été théorisée par Auguste Blanqui, grand admirateur de l’armée et de son efficacité, dont les visions tactiques sont à l’origine de la conception de la politique comme action, concrétisée par l’expression de la force. Pour Blanqui, la rue est le lieu de l’expression révolutionnaire, son occupation nécessitant des qualités humaines comme le courage, mais aussi comme l’obéissance : l’insurrection de rue nécessite des chefs. Cette vision blanquiste sera contestée par certains révolutionnaires, dont Rosa Luxembourg, mais elle s’est inscrite profondément dans l’inconscient collectif.
L’autre appropriation emblématique de l’espace public est la manifestation, dans son acception revendicative, c’est-à-dire en excluant les défilés (1er mai), les commémorations ou les manifestations de soutien. Une mise en perspective sociologique permet de la considérer objectivement, en privilégiant l’analyse au détriment de la dimension affective. La manifestation est essentiellement une contestation du système parlementaire, permettant à des groupes sociaux de faire pression sur le pouvoir hors des schémas de représentativité républicaine. Elle est aussi, en France, un moyen d’expression syndicale : elle est un prolongement de la grève jusque dans les années 1970, mais elle tend à devenir un substitut à la grève, dont la pratique se perd de plus en plus, notamment dans le secteur privé : en 1995 (plan Juppé), 2003 (loi Fillon sur les retraites), 2010 (loi Woerth sur les retraites), 2016 (loi El-Khomri, « loi travail »), les salariés ont manifesté massivement. Cependant, en 2003, 2010 et 2016, les lois contestées ont tout de même été promulguées : l’efficacité stratégique de la manifestation revendicative est donc de moins en moins opérante, et représente un investissement en termes de temps et de moyens disproportionné au regard des résultats qu’on peut en attendre. Les autres aspects de ces manifestations sont également à analyser avec recul : l’affrontement avec les forces de l’ordre, et la dégradation de l’espace public.
L’affrontement avec la police tel que nous le connaissons aujourd’hui est une forme d’action qui remonte à mai 1968 : toutefois, à cette époque, le contexte était favorable ; Herbert Marcuse soulignait dans les années 1960 un lien politique fort entre les étudiants de Berkeley, de la Sorbonne, et les organisations ouvrières du Viêtnam ou d’Amérique latine. En France, le mouvement impliquait à la fois les étudiants et le monde ouvrier, la présence de barricades indiquant également une faiblesse du pouvoir : en 1965, De Gaulle avait été mis en ballottage par Mitterand. Toutefois, la grande réussite du mouvement est la grève générale qui a paralysé le pays, cette grève étant la plus importante du XXe siècle : c’est elle qui conduit aux accords de Grenelle, et pas les affrontements en eux-mêmes, bien que ceux-ci aient entraîné une répression qui a éveillé la sympathie des ouvriers. De nos jours, le contexte est radicalement différent : l’affrontement avec la police est devenu un passage obligé, presque rituel, et n’a pas d’autre objet que lui-même : il est l’expression d’une colère, et pas une réaction visant à protéger des militants ou à sécuriser un périmètre menacé par la répression. Il est en effet bien différent d’affronter les policiers qui veulent briser un piquet de grève, ou qui investissent une ZAD, que de jeter des cailloux en fin de cortège : l’affrontement avec la police dans l’espace public en fin de manifestation relève d’une volonté délibérée, dans une logique d’affrontement voulu qui n’a rien à voir avec de l’autodéfense. Or, le problème ne réside pas dans l’affrontement en lui-même, dans une sorte de dimension moralisatrice, mais dans son résultat : militants arrêtés, blessés, crispation de l’opinion, le tout pour une action totalement facultative, soit de grands dommages pour un résultat espéré négligeable, voire inexistant. Voici le témoignage d’une camarade ayant participé aux manifestations survenues le soir du 23 avril 2017 : « Ces 2 derniers jours de mobilisation à Paris étaient rudes et le dernier particulièrement violent. Des blessé-es en nombre (…) Des camarades la tête, le cou, le visage en sang, des lacrymo en quantité, etc. Des nasses, des matraquages, des tirs tendus au flashball/grenades. Des camarades qui se défendaient face à tout ça. Des feux d’artifice notamment dans l’obscurité de la nuit. Dans nos luttes nous vivons une répression de plus en plus constante, des violences de plus en plus banalisé-es ». Si ces affrontements avaient eu lieu à l’occasion de la victoire de Marine Le Pen, la manifestation aurait été justifiée, et l’affrontement aussi : dans le contexte du 23 avril, la démarche est totalement inutile mais obéit à une logique de tradition, comme un réflexe.
L’autre aspect, la dégradation de l’espace public, qui se manifeste souvent par des bris de vitrines bancaires ou d’abribus, se révèle totalement stérile et contre-productive, car elle donne à la police les moyens de pourrir une manifestation : la présence de casseurs, même politisés, permet aux flics de se faire passer eux-mêmes pour des casseurs et de briser quelques vitrines, entraînant la répression immédiate de la manifestation. De plus, les images tournant en boucle ensuite dans les médias achèvent de décrédibiliser des mouvements sociaux déjà fortement stigmatisés : qu’on se souvienne de l’épisode des vitres cassées de l’hôpital Necker, qui ont en réalité été brisées par la police elle-même. Ce qui pose problème, c’est la finalité de l’action : aucune banque n’a vu ses activités financières menacées par l’explosion de quelques vitrines d’agence, mais cela donne au pouvoir un prétexte rêvé pour asséner sa propagande anti sociale et donner aux français le goût de l’ordre : c’est soit l’Etat qui vous protège, soit des extrémistes qui veulent le chaos. Ici encore, le résultat est contraire à l’objectif, à moins que l’objectif ne soit que de laisser libre court à sa colère, ce qui est compréhensible, mais éloigné de l’action politique révolutionnaire qui est avant tout une démarche structurée devant intégrer les dimensions tactiques et stratégiques de ses actions. Ces mouvements de colère spontanés indiquent une défiance des jeunes militants face aux organisations révolutionnaires, même anarchistes, perçues comme des structures où la hiérarchie est présente, dont les réflexions stratégiques paralysent l’action spontanée, la seule qui soit acceptable selon eux : ce point de vue est certainement à prendre en compte pour l’avenir de la révolution sociale. Il n’en reste pas moins que la question de la rue comme espace sociologique signifiant reste posée.
La rue comme espace a connu de profondes mutations au cours du XXème siècle : l’automobile l’a envahie et elle a été en partie désertée par le commerce, qui s’est installé dans des zones d’activité privées. L’espace public tel qu’on l’a connu dans la période monarchique, puis républicaine, a disparu (Patrick Bouchain). Autrefois dédié aux activités bourgeoises (commerce, banques…) et lieu de circulation des biens, la rue était un espace à investir afin de se l’approprier, et paralyser une partie de l’activité du pays, ou du moins faire pression sur les classes dirigeantes. Mais aujourd’hui, les centres de décisions sont à l’écart, dans des tours aux vitres fumées bâties en périphérie, les centres commerciaux et les plates-formes logistiques sont implantées dans les espaces périurbains ; de plus en plus, la rue se vide de sa dimension sociale. Le processus n’est bien sûr pas achevé, nous parlons ici d’une mutation en cours, mais la tendance est là. La longue tradition d’occupation de la rue devient de plus en plus obsolète, en raison de la mutation de l’espace lui-même, mais également en raison de la délocalisation des lieux de pouvoir. Il apparaît donc que les mouvements investissant la rue sont des actions qui puisent leur origine dans des modes d’action valables à certaines époques mais qui aujourd’hui sont de plus en plus inopérantes sur le plan stratégique, ce qui n’implique pas qu’elles soient à oublier : les mutations sociales et historiques sont telles qu’on ne peut pas prévoir leurs évolutions, et rien n’indique qu’à l’avenir ces actions ne puissent retrouver leur efficacité. L’analyse que nous proposons ici ne concerne que le temps présent. Ce court constat effectué, encore faut-il proposer des alternatives.
Les alternatives à l’occupation de la rue doivent répondre aux mêmes objectifs : affirmer son existence et nuire aux pouvoirs en place. Toutefois, ces alternatives n’impliquent pas d’éviter la répression : contester la pertinence de l’occupation de la rue n’est pas motivé par la crainte de la répression mais uniquement par la conviction que cette action est obsolète. L’action politique révolutionnaire implique malheureusement le risque d’être poursuivi, emprisonné ou harcelé dans sa vie quotidienne (du moins dans les pays occidentaux où l’on ne risque pas encore la peine de mort), bien qu’il soit évident qu’il faille rechercher des actions permettant de l’éviter. Ceci précisé, poursuivons. Affirmer son existence implique de disposer d’une grande visibilité. L’occupation pacifique de lieux emblématiques et symboliques peut être une solution : l’évacuation par les forces de l’ordre étant à prévoir, il suffit de revenir le lendemain, et de recommencer aussi souvent que nécessaire. Face à la force répressive, il faut opposer la force d’inertie, qui est définie en physique comme une force fictive, c’est-à-dire une force qui ne peut exister qu’en la présence d’autres forces. Il faut résister en évitant la logique d’affrontement, qui est recherchée par la police, car c’est dans ce contexte qu’elle a appris à agir. De plus, il est inutile de se battre frontalement contre une puissance supérieure : la stratégie d’évitement est la seule qui permette d’obtenir des résultats et de résister sur le long terme. Une autre solution est l’inscription de slogans de grande taille sur des monuments ou des bâtiments occupés par le pouvoir. En réalité les seules limites sont celles de l’imagination. L’autre aspect, nuire, correspond à des actions pouvant gêner ou empêcher l’exercice du pouvoir : c’est certainement l’occasion de réhabiliter la bonne vieille technique du sabotage, qui trouve son origine dans les sabots que les ouvriers lançaient dans les machines pour les détruire. Il faut toutefois que ces actions de sabotage ne mettent pas en danger la vie humaine, en tout cas du point de vue de l’auteur de ce texte, pour qui l’idéal libertaire ne doit pas être entaché de sang.
Bibliographie
TRAUGOTT, M., « Les barricades dans les insurrections parisiennes : rôles sociaux et modes de fonctionnement », Publications de la Sorbonne
HASTINGS, M., « Auguste Blanqui et l’imaginaire politique de la rue », in « La rue, espace de sociabilité ? », publications de l’université de Rouen
TARTAKOWSKY, D., « Les manifestations de rue en France, 1918-1968 », Publications de la Sorbonne
MATHIEU, L., « Comment lutter ? Sociologie et mouvements sociaux », Ed. Textuel
GROUX, G. (entretien), « La grève, la manifestation et les « nouvelles » mobilisations », in revue « Sens dessous », n°9
DUPUIS-DERI, F., « Mais que veulent vraiment les black blocs ? », entretien publié sur Blackbloc.fr
BOUCHAIN, P., « Mutations dans l’espace public », in revue « Cassandre », n° 68, 2007
En premier lieu, prenons du recul et examinons les ressorts de cette tradition, en commençant par sa figure emblématique : la barricade. La première construction de barricades lors d’une insurrection remonte au 12 mai 1588, ce qui illustre l’ancienneté de cette pratique, bien qu’elle ait été abandonnée après la Fronde (1648 -1653). Le sociologue Marc Traugott indique qu’aucune source historique ne mentionne de barricades entre cette période et 1825, mais souligne que l’apparition de barricades correspond toujours à un moment de fragilité, voire de vulnérabilité, du pouvoir. La résurgence des barricades apparaît dès 1827, et elles sont au centre des insurrections de 1830 (Révolution de juillet, dont l’image la plus familière est « La liberté guidant le peuple » de Delacroix), 1832, 1834 (révolte des canuts), 1839 (où s’illustre Blanqui), 1848 (fin de la monarchie de Juillet), 1849, 1851 (coup d’État de Louis-Napoléon Bonaparte)… La barricade est devenue un symbole, et n’est plus érigée qu’à cette fin, son efficacité tactique et militaire ayant au fil du temps pratiquement disparu. Toutefois, le symbole de la barricade ne peut exister que dans un espace public : la rue. L’appropriation insurrectionnelle de cet espace a été théorisée par Auguste Blanqui, grand admirateur de l’armée et de son efficacité, dont les visions tactiques sont à l’origine de la conception de la politique comme action, concrétisée par l’expression de la force. Pour Blanqui, la rue est le lieu de l’expression révolutionnaire, son occupation nécessitant des qualités humaines comme le courage, mais aussi comme l’obéissance : l’insurrection de rue nécessite des chefs. Cette vision blanquiste sera contestée par certains révolutionnaires, dont Rosa Luxembourg, mais elle s’est inscrite profondément dans l’inconscient collectif.
L’autre appropriation emblématique de l’espace public est la manifestation, dans son acception revendicative, c’est-à-dire en excluant les défilés (1er mai), les commémorations ou les manifestations de soutien. Une mise en perspective sociologique permet de la considérer objectivement, en privilégiant l’analyse au détriment de la dimension affective. La manifestation est essentiellement une contestation du système parlementaire, permettant à des groupes sociaux de faire pression sur le pouvoir hors des schémas de représentativité républicaine. Elle est aussi, en France, un moyen d’expression syndicale : elle est un prolongement de la grève jusque dans les années 1970, mais elle tend à devenir un substitut à la grève, dont la pratique se perd de plus en plus, notamment dans le secteur privé : en 1995 (plan Juppé), 2003 (loi Fillon sur les retraites), 2010 (loi Woerth sur les retraites), 2016 (loi El-Khomri, « loi travail »), les salariés ont manifesté massivement. Cependant, en 2003, 2010 et 2016, les lois contestées ont tout de même été promulguées : l’efficacité stratégique de la manifestation revendicative est donc de moins en moins opérante, et représente un investissement en termes de temps et de moyens disproportionné au regard des résultats qu’on peut en attendre. Les autres aspects de ces manifestations sont également à analyser avec recul : l’affrontement avec les forces de l’ordre, et la dégradation de l’espace public.
L’affrontement avec la police tel que nous le connaissons aujourd’hui est une forme d’action qui remonte à mai 1968 : toutefois, à cette époque, le contexte était favorable ; Herbert Marcuse soulignait dans les années 1960 un lien politique fort entre les étudiants de Berkeley, de la Sorbonne, et les organisations ouvrières du Viêtnam ou d’Amérique latine. En France, le mouvement impliquait à la fois les étudiants et le monde ouvrier, la présence de barricades indiquant également une faiblesse du pouvoir : en 1965, De Gaulle avait été mis en ballottage par Mitterand. Toutefois, la grande réussite du mouvement est la grève générale qui a paralysé le pays, cette grève étant la plus importante du XXe siècle : c’est elle qui conduit aux accords de Grenelle, et pas les affrontements en eux-mêmes, bien que ceux-ci aient entraîné une répression qui a éveillé la sympathie des ouvriers. De nos jours, le contexte est radicalement différent : l’affrontement avec la police est devenu un passage obligé, presque rituel, et n’a pas d’autre objet que lui-même : il est l’expression d’une colère, et pas une réaction visant à protéger des militants ou à sécuriser un périmètre menacé par la répression. Il est en effet bien différent d’affronter les policiers qui veulent briser un piquet de grève, ou qui investissent une ZAD, que de jeter des cailloux en fin de cortège : l’affrontement avec la police dans l’espace public en fin de manifestation relève d’une volonté délibérée, dans une logique d’affrontement voulu qui n’a rien à voir avec de l’autodéfense. Or, le problème ne réside pas dans l’affrontement en lui-même, dans une sorte de dimension moralisatrice, mais dans son résultat : militants arrêtés, blessés, crispation de l’opinion, le tout pour une action totalement facultative, soit de grands dommages pour un résultat espéré négligeable, voire inexistant. Voici le témoignage d’une camarade ayant participé aux manifestations survenues le soir du 23 avril 2017 : « Ces 2 derniers jours de mobilisation à Paris étaient rudes et le dernier particulièrement violent. Des blessé-es en nombre (…) Des camarades la tête, le cou, le visage en sang, des lacrymo en quantité, etc. Des nasses, des matraquages, des tirs tendus au flashball/grenades. Des camarades qui se défendaient face à tout ça. Des feux d’artifice notamment dans l’obscurité de la nuit. Dans nos luttes nous vivons une répression de plus en plus constante, des violences de plus en plus banalisé-es ». Si ces affrontements avaient eu lieu à l’occasion de la victoire de Marine Le Pen, la manifestation aurait été justifiée, et l’affrontement aussi : dans le contexte du 23 avril, la démarche est totalement inutile mais obéit à une logique de tradition, comme un réflexe.
L’autre aspect, la dégradation de l’espace public, qui se manifeste souvent par des bris de vitrines bancaires ou d’abribus, se révèle totalement stérile et contre-productive, car elle donne à la police les moyens de pourrir une manifestation : la présence de casseurs, même politisés, permet aux flics de se faire passer eux-mêmes pour des casseurs et de briser quelques vitrines, entraînant la répression immédiate de la manifestation. De plus, les images tournant en boucle ensuite dans les médias achèvent de décrédibiliser des mouvements sociaux déjà fortement stigmatisés : qu’on se souvienne de l’épisode des vitres cassées de l’hôpital Necker, qui ont en réalité été brisées par la police elle-même. Ce qui pose problème, c’est la finalité de l’action : aucune banque n’a vu ses activités financières menacées par l’explosion de quelques vitrines d’agence, mais cela donne au pouvoir un prétexte rêvé pour asséner sa propagande anti sociale et donner aux français le goût de l’ordre : c’est soit l’Etat qui vous protège, soit des extrémistes qui veulent le chaos. Ici encore, le résultat est contraire à l’objectif, à moins que l’objectif ne soit que de laisser libre court à sa colère, ce qui est compréhensible, mais éloigné de l’action politique révolutionnaire qui est avant tout une démarche structurée devant intégrer les dimensions tactiques et stratégiques de ses actions. Ces mouvements de colère spontanés indiquent une défiance des jeunes militants face aux organisations révolutionnaires, même anarchistes, perçues comme des structures où la hiérarchie est présente, dont les réflexions stratégiques paralysent l’action spontanée, la seule qui soit acceptable selon eux : ce point de vue est certainement à prendre en compte pour l’avenir de la révolution sociale. Il n’en reste pas moins que la question de la rue comme espace sociologique signifiant reste posée.
La rue comme espace a connu de profondes mutations au cours du XXème siècle : l’automobile l’a envahie et elle a été en partie désertée par le commerce, qui s’est installé dans des zones d’activité privées. L’espace public tel qu’on l’a connu dans la période monarchique, puis républicaine, a disparu (Patrick Bouchain). Autrefois dédié aux activités bourgeoises (commerce, banques…) et lieu de circulation des biens, la rue était un espace à investir afin de se l’approprier, et paralyser une partie de l’activité du pays, ou du moins faire pression sur les classes dirigeantes. Mais aujourd’hui, les centres de décisions sont à l’écart, dans des tours aux vitres fumées bâties en périphérie, les centres commerciaux et les plates-formes logistiques sont implantées dans les espaces périurbains ; de plus en plus, la rue se vide de sa dimension sociale. Le processus n’est bien sûr pas achevé, nous parlons ici d’une mutation en cours, mais la tendance est là. La longue tradition d’occupation de la rue devient de plus en plus obsolète, en raison de la mutation de l’espace lui-même, mais également en raison de la délocalisation des lieux de pouvoir. Il apparaît donc que les mouvements investissant la rue sont des actions qui puisent leur origine dans des modes d’action valables à certaines époques mais qui aujourd’hui sont de plus en plus inopérantes sur le plan stratégique, ce qui n’implique pas qu’elles soient à oublier : les mutations sociales et historiques sont telles qu’on ne peut pas prévoir leurs évolutions, et rien n’indique qu’à l’avenir ces actions ne puissent retrouver leur efficacité. L’analyse que nous proposons ici ne concerne que le temps présent. Ce court constat effectué, encore faut-il proposer des alternatives.
Les alternatives à l’occupation de la rue doivent répondre aux mêmes objectifs : affirmer son existence et nuire aux pouvoirs en place. Toutefois, ces alternatives n’impliquent pas d’éviter la répression : contester la pertinence de l’occupation de la rue n’est pas motivé par la crainte de la répression mais uniquement par la conviction que cette action est obsolète. L’action politique révolutionnaire implique malheureusement le risque d’être poursuivi, emprisonné ou harcelé dans sa vie quotidienne (du moins dans les pays occidentaux où l’on ne risque pas encore la peine de mort), bien qu’il soit évident qu’il faille rechercher des actions permettant de l’éviter. Ceci précisé, poursuivons. Affirmer son existence implique de disposer d’une grande visibilité. L’occupation pacifique de lieux emblématiques et symboliques peut être une solution : l’évacuation par les forces de l’ordre étant à prévoir, il suffit de revenir le lendemain, et de recommencer aussi souvent que nécessaire. Face à la force répressive, il faut opposer la force d’inertie, qui est définie en physique comme une force fictive, c’est-à-dire une force qui ne peut exister qu’en la présence d’autres forces. Il faut résister en évitant la logique d’affrontement, qui est recherchée par la police, car c’est dans ce contexte qu’elle a appris à agir. De plus, il est inutile de se battre frontalement contre une puissance supérieure : la stratégie d’évitement est la seule qui permette d’obtenir des résultats et de résister sur le long terme. Une autre solution est l’inscription de slogans de grande taille sur des monuments ou des bâtiments occupés par le pouvoir. En réalité les seules limites sont celles de l’imagination. L’autre aspect, nuire, correspond à des actions pouvant gêner ou empêcher l’exercice du pouvoir : c’est certainement l’occasion de réhabiliter la bonne vieille technique du sabotage, qui trouve son origine dans les sabots que les ouvriers lançaient dans les machines pour les détruire. Il faut toutefois que ces actions de sabotage ne mettent pas en danger la vie humaine, en tout cas du point de vue de l’auteur de ce texte, pour qui l’idéal libertaire ne doit pas être entaché de sang.
Bibliographie
TRAUGOTT, M., « Les barricades dans les insurrections parisiennes : rôles sociaux et modes de fonctionnement », Publications de la Sorbonne
HASTINGS, M., « Auguste Blanqui et l’imaginaire politique de la rue », in « La rue, espace de sociabilité ? », publications de l’université de Rouen
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MATHIEU, L., « Comment lutter ? Sociologie et mouvements sociaux », Ed. Textuel
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1 |
le 19 juillet 2017 01:46:25 par philippe62 |
Je suis tout à fait d’accord avec cet article. J’ajouterai qu’il faut donner les moyens intellectuels et culturels aux travailleuses, aux travailleurs, aux chômeuses et aux chômeuses pour qu’ils ne se laissent pas manipuler par ce flot incessant de propagande déversé par les medias. Salutations libertaires.