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Dans un sale État
par Guillaume Goutte le 15 juin 2015

Nous bâtirons notre émancipation sur les ruines de leurs parlements

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EXTRAIT DU MONDE LIBERTAIRE HORS SÉRIE N°61 : NI MAÎTRE

« Ils disent nous représenter mais connaissent quoi de nos existences ?
Sont-ils déjà venus dans nos rues, histoire de voir ce qui se passe ?
À moi seul, je te représente plus que ton député,
tes sénateurs, ministres et autres fils de…
 »
Fonky Family – Dans la légende



La démocratie parlementaire – ce système qui, via un ensemble d’institutions de "représentation" verticale, capte la souveraineté populaire pour nous déposséder de notre capacité à décider collectivement de nos vies – est moribonde. Du moins sous nos latitudes, où une majorité des individus autorisés à voter rechignent, depuis plusieurs années, à se rendre aux urnes pour porter au pouvoir une des crapules qui disent nous représenter. Rien qu’aux dernières élections – les départementales de mars 2015 –, le taux d’abstention a atteint les 50,02 % au second tour (soit plus d’un électeur sur deux). Et qu’on ne vienne pas nous le justifier en arguant que les départements n’intéressent personne ou que leurs prérogatives ne sont pas assez évidentes, puisque les dernières législatives – qui désignent les députés, tout de même ! – en date (2012) ont été boudées par 44,59 % des électeurs (second tour) et les élections européennes (2014) par 56,7 %.





L’escroquerie parlementaire


Si le désamour est sensible, il n’est pas étonnant. Les élus, les éditocrates et les philosophes de plateaux télé ont beau s’acharner à nous présenter la démocratie parlementaire comme l’expression la plus aboutie de la liberté politique, nous ne sommes plus dupes. Les scandales politiques, financiers, sexuels se multiplient, n’ayant de cesse de dévoiler une classe politique qui pue comme un cadavre, agrippée à ses privilèges comme un enfant gâté à ses jouets. Détournements d’argent, passe-droits de tous ordres, agressions sexuelles et impunité s’ajoutent aux lois antisociales, aux logiques sécuritaires tous azimuts et aux politiques d’austérité qui accablent le quotidien des plus fragiles. Comment avoir confiance en des élus qui vous demandent de vous serrer la ceinture, tout en propulsant ministre de l’Économie un banquier millionnaire (Emmanuel Macron pour ne pas le nommer) ? Comment peut-on encore croire que cette démocratie-là incarne un idéal de liberté quand ses gendarmes tuent un manifestant à Sivens ou quand ses flics assassinent dans les commissariats, la plupart du temps en toute impunité ?

Mais au-delà des seules magouilles, des scandales et des bavures, le problème de la démocratie parlementaire réside dans son essence même, il est structurel. En plusieurs décennies d’existence, ce système – quelles que soient les formes qu’il a épousées – n’est parvenu qu’à faire la preuve de son inaptitude à sortir d’un modèle de société autoritaire et carcéral, où l’ordre se construit et se maintient à coups de matraque. Une exigence sécuritaire dictée par l’organisation politico-juridique que cette démocratie parlementaire sous-tend et reproduit, en tant que classe spécifique, à savoir l’État. Cette démocratie verticale est une démocratie en uniforme, conçue et pensée pour préserver ses propres intérêts et ceux des bourgeoisies. Et c’est pourquoi elle s’est aussi historiquement illustrée par son incapacité à émanciper le prolétariat de l’exploitation capitaliste – une incapacité qui découle de ce projet de société étatique dans lequel elle s’inscrit de fait. N’en déplaise aux partisans des révolutions sociales par le haut et par les urnes – celles des partis politiques –, la démocratie parlementaire n’a jamais aboli le rapport social capitaliste, et ne le fera jamais – le contraire la condamnerait à se nier elle-même. Les gouvernements changent de couleur politique, passent un coup à gauche un coup à droite, multiplient les portefeuilles ministériels ou les réduisent, mais rien n’y fait : chaque matin, c’est la rue, le turbin ou la prison qui nous tend les bras, pendant qu’eux s’occupent d’administrer les richesses qu’ils captent de notre travail ou se dorent la pilule sur les plages de je ne sais quel paradis fiscal. C’est un peu trivial, diront certains, mais notre quotidien aliéné l’est tout autant. L’exploitation de l’homme par l’homme n’a, au fond, pas besoin de deux milles pages pour s’énoncer clairement.

Le vote obligatoire, ou comment fabriquer la légitimité


Le désaveu de ces électeurs – ces "mauvais citoyens" qu’on appelle "abstentionnistes", quand ce n’est pas carrément "cons" (rappelez-vous la une de Libération) – traduit non seulement un désintérêt pour les programmes politiques de ceux qui affichent leur visage tout sourire dans nos rues, mais aussi, et c’est plus profond, une perte de confiance populaire dans le système électoral lui-même, qui n’est plus perçu, à juste titre, que comme une machine destinée à régénérer toujours la même classe politique. C’est précisément ce qui fait frémir certains élus. Car s’ils peuvent se contenter du « tous pourris » – après tout, ils savent ce qu’ils sont –, ils ne s’imaginent pas encore pouvoir gouverner sans avoir été portés par un système – en l’occurrence les élections – disposant encore d’une certaine légitimité. Non qu’ils soient particulièrement soucieux de démocratie (au sens premier du terme : le pouvoir du peuple), mais ils ont bien compris qu’un système sans un minimum d’assise populaire – au moins de façade – n’est pas amené à durer (bien des dictatures en témoignent).

Aussi, pour combattre l’abstentionnisme, certains ont-ils récemment proposé de recourir à la solution préférée de toute démocratie parlementaire : la répression. Et Claude Bartolone, actuel président (PS) de l’Assemblée nationale, d’évoquer la possibilité de rendre le vote… obligatoire ! Autrement dit de sanctionner par une amende tout électeur qui n’irait pas aux urnes. Une manière, en somme, de fabriquer de toutes pièces, par la menace, une légitimité au système électoral parlementaire. En échange, Claude Bartolone propose de reconnaître officiellement le vote blanc, donc de le comptabiliser. On les comprend : contrairement à l’abstention, le vote blanc ne les inquiète pas en soi, car si ce dernier peut traduire l’impopularité des candidats proposés, la première exprime un désaveu pour le système électoral en lui-même ; et c’est ce désaveu-là qu’ils veulent faire taire en poussant les gens dans les isoloirs.





Nos voisins belges, nous dit-on, expérimentent déjà depuis un certain temps le vote obligatoire : quiconque ne remplit pas son "devoir citoyen" peut être condamné à payer une amende de 30 euros. Le montant n’est certes pas extrêmement élevé, mais le principe de coercition est bien là et, en régulant cet acte sacré de toute démocratie parlementaire qu’est le vote, il achève de s’imposer comme principe régulateur majeur de la société elle-même dans son ensemble.

Éconduire et désamorcer nos rages


Au-delà de l’élaboration de cette légitimité artificielle, le vote obligatoire et la reconnaissance du vote blanc visent aussi à faire taire les expressions plus radicales des contestations sociales et populaires. Comme le rappe IAM dans La Fin de leur monde : « On râle, on gueule, on vote, espérant que ça va changer
 / Mais dresse tes barricades et tu les verras tous hésiter. » Car l’une des escroqueries de la démocratie parlementaire, c’est bien de nous faire croire qu’un bulletin de vote est en mesure d’incarner et d’exprimer nos colères et que les élections sont l’ascenseur permettant de faire remonter nos doléances au haut de la pyramide étatique. C’est d’ailleurs ce que les médias appellent, après chaque dépouillement, le "vote sanction" : on vote pour untel parce qu’il est contre le gouvernement actuel et voter devient un exutoire.

La montée de l’abstention fait craindre aux puissants que les colères générées par la misère sociale s’expriment autrement qu’à travers un inoffensif bulletin de vote. Ils voudraient faire de l’isoloir le substitut des grèves, des manifestations, des occupations, des sabotages, des espaces de libre expression publique, des barricades, de toutes ces formes d’action directe qui, elles, sont susceptibles de faire plier nos exploiteurs pour satisfaire nos intérêts de classe et, pourquoi pas, porter des ambitions plus grandes de révolution sociale. L’isoloir a toujours été le tombeau des rêves émancipateurs, et les croquemorts qu’on appelle "hommes politiques" feront tout pour qu’il le reste.

Cette démocratie qui s’arrête aux portes de l’entreprise


Le recours au vote obligatoire est bien aussi la preuve que ces mêmes hommes politiques ne croient pas eux-mêmes au système qui les porte. Car si les parlementaires étaient des individus de conviction, ils chercheraient moins à brandir la menace de la répression qu’à s’attaquer aux raisons mêmes, et profondes, de ce désamour croissant pour les élections. Mais de la part de politiciens qui préfèrent ouvrir des prisons plutôt que des écoles, il n’y a, là encore, rien d’étonnant.

Cette inconsistance idéologique s’illustre également par le "deux poids - deux mesures" — travers que les hommes politiques ont depuis longtemps érigé en principe de gouvernement — qu’on a récemment pu observer à l’égard de cette question de la participation aux élections. En effet, il y a quelques mois, fin 2014, l’Assemblée nationale et le Conseil constitutionnel adoptaient et validaient la suppression des élections prud’homales, retirant aux travailleurs leur droit à choisir eux-mêmes leurs conseillers prud’homaux (désormais désignés directement par les organisations syndicales). Prétexte ? Trop peu de travailleurs y participaient – et cela coûtait trop cher. À suivre cette implacable logique, on devrait donc supprimer les élections départementales et européennes. Ou obliger les travailleurs à voter aux élections prud’homales. Mais, là, on ne joue plus sur le même terrain. Les prud’hommes, ce n’est plus l’hémicycle de l’Assemblée nationale ou le parquet ciré de l’Élysée, c’est le terrain de l’exploitation économique, celui de la lutte des classes, du travail, autrement dit d’un espace quasi totalitaire qui s’accommode fort peu de démocratie – et au sein duquel moins il y en a, mieux nos dirigeants se portent. Or on contrôle mieux les bureaucrates d’une grande organisation syndicale (surtout à notre époque) que le vote des travailleurs qui ont compris l’importance de la justice du travail.

Construire nous-mêmes nos libertés et leurs garants


Au final, ce qu’il faut surtout retenir de cette volonté de faire taire notre refus des processus de régénération de la classe politique dirigeante, c’est qu’il traduit avant tout l’aveu de faiblesse d’un système désormais vraiment malade. Et contre lequel on devrait redoubler d’attaques, pour l’achever. Mais de même que « nous n’avons pas peur des ruines », « nous sommes capables de bâtir aussi », disait en son temps l’anarchiste espagnol Buenaventura Durruti. Et, de fait, ces nouvelles offensives doivent dépasser le simple discours du "tous pourris" (aussi chéri par le Front national) pour embrasser des perspectives révolutionnaires proposant d’autres possibles, des alternatives concrètes, profondément inscrites dans un projet de société sans classes, sans État, donc sans aliénation, qu’elle soit politique ou économique.

L’histoire du mouvement ouvrier compte nombre d’expériences réelles de démocratie directe qui portent en elles le refus d’une société étatique au profit d’une organisation sociale basée sur des assemblées populaires souveraines et des élus contrôlables, révocables et porteurs de prérogatives définies collectivement – autant de garde-fous pour parer toute transformation du "pouvoir de faire" en "pouvoir de dominer". Actuellement, dans notre jeune xxie siècle, les rebelles zapatistes du Chiapas, en révolution depuis 1994, expérimentent un tel fonctionnement antiautoritaire, apportant quotidiennement la preuve que, comme le libéralisme, la démocratie parlementaire n’est pas une fatalité, et encore moins l’expression la plus aboutie de la liberté en société.

Abstention, abstentionnisme et action directe


En période électorale, on voit parfois fleurir, au milieu des gesticulations démagogiques des candidats, des campagnes appelant à une abstention révolutionnaire. La logique est simple à saisir, puisqu’il s’agit simplement d’appeler les électeurs à ne pas se rendre aux urnes et « à agir au lieu d’élire ». Mais tout cela est-il bien sérieux ? Une abstention peut-elle vraiment être révolutionnaire ? À mon sens, non. Tout comme le vote, l’abstention n’est absolument pas en mesure de bouleverser le monde capitaliste. Et si voter ne changera jamais rien à nos vies, s’abstenir non plus. Pour un révolutionnaire, l’abstention doit moins être considérée comme un acte politique fort que comme une simple posture éthique, qui découle d’un refus légitime et conscient de participer à l’accession au pouvoir de tyrans qui nous écraseront demain. L’abstention n’a jamais changé le monde, et elle ne sera probablement jamais amenée à le faire. Et c’est bien pourquoi l’abstentionnisme – pensée qui consiste à faire de l’abstention un vecteur d’émancipation – me paraît aussi vain et dénué d’intérêt que le vote.

En réalité, plutôt que de s’époumoner à appeler à une abstention déjà conséquente, nous devrions observer à l’égard des périodes électorales une attitude de total désintérêt : convaincus qu’il n’y a rien à attendre de ces mascarades, nous ferions mieux de nous consacrer pleinement à des œuvres militantes plus utiles, au sein des luttes sociales, des expériences d’autonomie et en poursuivant le travail acharné de diffusion des idées et des pratiques anarchistes. Seule l’action directe, sous ses formes les plus diverses, pourra nous conduire à la ruine des Parlements, préalable indispensable à l’épanouissement concret de nos libertés et à la désaliénation de nos quotidiens.
PAR : Guillaume Goutte
Groupe Salvador-Seguí
de la Fédération anarchiste
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1

le 13 mars 2016 11:08:28 par Socialisme libertaire

Article ( très ) apprécié... partagé pour diffusion sur "Socialisme libertaire" :

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Merci à Guillaume...
Salutations libertaires à toutes et à tous !

2

le 16 mars 2016 12:07:14 par Loran

Merci pour le partage et pour ne pas avoir oublié de mentionner la source !
Fraternellement !!