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par André Faber • le 18 septembre 2022
Le bonheur, c’est toujours pour demain
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Article extrait du Monde libertaire n° 1841 de juillet août 2022
Il y avait des feux de camp, des accords de guitare et des chants qui montaient par-dessus les flammes. Il y avait ce premier restaurant marocain avec de la sauce qui pique, des envies de voyages vers l’Afrique ou le pôle Nord, va-t’en savoir. Tout était possible. Il y avait des soirées amoureuses où Doris embrassait Xavier, où moi j’aimais Marie, couchés dans les herbes du côté des sablières, à compter les étoiles jusqu’à tomber dans le ciel. Il y avait de longues conversations chez Pierrot, au coin de la rue Ambroise Croizat, un café où on se retrouvait pour taper quelques baby-foot. Il y avait qu’on marchait sous les néons dans l’avenue Charles de Gaulle, Xavier et moi, toujours lui, mon pote de pote, en tirant sur nos premières clopes. On changerait le monde, c’est sûr, car celui-là n’était pas terrible.
La bande de copains vivait de promesses éternelles. On achèterait un village abandonné en Ardèche, on vivrait tous ensemble dans une grande ferme. On ferait notre pain nous-mêmes, on cultiverait nos légumes, on élèverait des moutons, on vivrait nus, et moi j’écrirais des livres, je serais célèbre, qu’est-ce que tu crois ! Il y avait mille et cent idées de lendemains heureux. Bob Dylan, Hendrix et d’autres nourrissaient nos rêves. Profitez, disaient les parents, ça ne durera pas.
Et puis un soir chez Pierrot, devant un café crème, Brigitte me dit, tu sais que Bernard s’est engagé ? Engagé dans quoi, que j’dis ? Ben engagé dans l’armée, tiens. C’était le premier de la série. Deux autres potes suivirent, dans l’armée de l’air. Paraît que c’est plus propre que l’armée de terre. À l’automne, Éric se tuait en moto sur sa quatre pattes (Honda 750). Xavier et Alain étaient embauchés à l’usine comme électroniciens. Gilbert montait à Paris, c’était mieux pour lui car il aimait les garçons, et par chez nous, ce genre de chose n’était guère appréciée. Catherine attendait un bébé et s’était mariée avec Jacky mais « ça ne marchait pas dans son couple ».
C’est ainsi que l’Ardèche commença à s’éloigner. Et un jour, croisant un pote, je m’aperçus que la bande avait disparu. Ah salut, qu’est-ce que tu deviens ? Oh moi, tu sais… Bientôt Pierrot n’ouvrit plus le café que le mercredi et le samedi. Mais Titi lui était resté fidèle, il avait sa place derrière le percolateur.
Les filles de la bande devinrent des mamans, les garçons des papas. Les gars attrapaient du ventre et lavaient leur voiture le dimanche matin, les filles allaient à la piscine le vendredi soir et chez la coiffeuse le samedi après-midi. Tout rentra dans l’ordre des choses, tout devint terriblement normal. Je me souviens d’avoir ressassé cette expression qui me faisait frémir : « le principe de réalité ». Et ce foutu principe, pour moi, empêchait les feux de camp de brûler convenablement, les chants de jaillir, les étoiles de faire de la musique… le principe de réalité avait disséminé mes potes, tué les rêves, fracassé l’innocence.
Il y a quelques années, mon frère vint me rendre visite. J’habite à la campagne. À l’arrière de la maison, il y a un beau bout de terrain planté de vieux pommiers. C’était un soir d’été, nous mangions dehors à la lueur d’un chandelier. Le repas était savoureux, la soirée douce et propice aux causeries. Nous voilà à refaire le monde. Et quand on sera vieux, et on vivra sur un bateau, et on fera le tour du monde et en Chine, et chez les Inuits, et à poil dans la forêt, et sur une île, et machin et chose, et dans une cabane… Il y a de la place pour une cabane ici, que je dis au frangin. Là-dessus, on compte les étoiles, on tombe dans le ciel et mon frère retourne dans son appartement en ville.
Deux jours plus tard, il m’appelait : « J’ai acheté le bois, je viens ce week-end pour faire les fondations. » Trois mois plus tard, il habitait au fond de mon jardin dans un chalet construit de ses mains.
André Faber
La bande de copains vivait de promesses éternelles. On achèterait un village abandonné en Ardèche, on vivrait tous ensemble dans une grande ferme. On ferait notre pain nous-mêmes, on cultiverait nos légumes, on élèverait des moutons, on vivrait nus, et moi j’écrirais des livres, je serais célèbre, qu’est-ce que tu crois ! Il y avait mille et cent idées de lendemains heureux. Bob Dylan, Hendrix et d’autres nourrissaient nos rêves. Profitez, disaient les parents, ça ne durera pas.
Et puis un soir chez Pierrot, devant un café crème, Brigitte me dit, tu sais que Bernard s’est engagé ? Engagé dans quoi, que j’dis ? Ben engagé dans l’armée, tiens. C’était le premier de la série. Deux autres potes suivirent, dans l’armée de l’air. Paraît que c’est plus propre que l’armée de terre. À l’automne, Éric se tuait en moto sur sa quatre pattes (Honda 750). Xavier et Alain étaient embauchés à l’usine comme électroniciens. Gilbert montait à Paris, c’était mieux pour lui car il aimait les garçons, et par chez nous, ce genre de chose n’était guère appréciée. Catherine attendait un bébé et s’était mariée avec Jacky mais « ça ne marchait pas dans son couple ».
C’est ainsi que l’Ardèche commença à s’éloigner. Et un jour, croisant un pote, je m’aperçus que la bande avait disparu. Ah salut, qu’est-ce que tu deviens ? Oh moi, tu sais… Bientôt Pierrot n’ouvrit plus le café que le mercredi et le samedi. Mais Titi lui était resté fidèle, il avait sa place derrière le percolateur.
Les filles de la bande devinrent des mamans, les garçons des papas. Les gars attrapaient du ventre et lavaient leur voiture le dimanche matin, les filles allaient à la piscine le vendredi soir et chez la coiffeuse le samedi après-midi. Tout rentra dans l’ordre des choses, tout devint terriblement normal. Je me souviens d’avoir ressassé cette expression qui me faisait frémir : « le principe de réalité ». Et ce foutu principe, pour moi, empêchait les feux de camp de brûler convenablement, les chants de jaillir, les étoiles de faire de la musique… le principe de réalité avait disséminé mes potes, tué les rêves, fracassé l’innocence.
Il y a quelques années, mon frère vint me rendre visite. J’habite à la campagne. À l’arrière de la maison, il y a un beau bout de terrain planté de vieux pommiers. C’était un soir d’été, nous mangions dehors à la lueur d’un chandelier. Le repas était savoureux, la soirée douce et propice aux causeries. Nous voilà à refaire le monde. Et quand on sera vieux, et on vivra sur un bateau, et on fera le tour du monde et en Chine, et chez les Inuits, et à poil dans la forêt, et sur une île, et machin et chose, et dans une cabane… Il y a de la place pour une cabane ici, que je dis au frangin. Là-dessus, on compte les étoiles, on tombe dans le ciel et mon frère retourne dans son appartement en ville.
Deux jours plus tard, il m’appelait : « J’ai acheté le bois, je viens ce week-end pour faire les fondations. » Trois mois plus tard, il habitait au fond de mon jardin dans un chalet construit de ses mains.
André Faber
PAR : André Faber
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