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par Jean-Manuel Traimond le 27 février 2022

Ils nous racontent des histoires

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Technique du mensonge

Article du Monde libertaire n° 1836 de février 2022



LES HISTOIRES



Le pouvoir politique se fonde sur deux « M ». Menace et Mensonge. Le bâton et la carotte. Essayons de rendre la carotte moins appétissante en dévoilant de quoi elle se compose vraiment.

L’une des formes de mensonges les plus efficaces est la mise en récit. Oui, pour raconter des histoires, le plus simple consiste à raconter une histoire. En effet, parmi les innombrables structures d’histoires possibles, la plus fondamentale, la plus aimée reproduit le schéma manque-action-transformation. En d’autres termes, elle copie la structure de base de l’action humaine : nous ressentons un manque ; nous agissons pour le satisfaire malgré l’opposition de la réalité ; nous réussissons à le satisfaire, donc nous sommes transformés.

Cette structure manque-action-transformation nous semble si familière, depuis la première enfance, que nous comprendrons et transmettrons facilement n’importe quelle idée, notion, information présentée sous ce format. Car notre cerveau, 2% du poids de notre corps mais 20% de son métabolisme (de sa consommation de glucose) obéit au principe de frugalité mentale : nous essayons toujours de ramener ce que nous ne connaissons pas à quelque chose que nous connaissons déjà, nous cherchons toujours à rattacher une perception nouvelle à un schéma connu.
À qui objecterait que ce que nous venons de décrire s’applique aussi à une autre structure fondamentale du fonctionnement mental humain : l’hypothèse, on répondra qu’une hypothèse est une histoire racontée au futur, ou inversement qu’une histoire est une hypothèse racontée au passé.

" Les histoires nous servent de réservoirs de modèles d’interprétation et d’action."



Et à qui nous demanderait ce qu’il faut penser du grand fourre-tout du symbolique, du « une-chose-pour-une-autre » - signes, mots, paraboles, allégories, métaphores, synecdoques, métonymies, comparaisons - on répondra que dire une chose pour une autre revient à raconter une histoire très courte ou proposer une hypothèse très courte : « et si l’amour était un incendie ? » ; « les yeux sont les fenêtres de l’âme. »
L’esprit humain utilise à chaque seconde histoires, hypothèses et une-chose-pour-une-autre ; tous nos gestes découlent d’hypothèses quant aux résultats de ces mêmes gestes. Ces hypothèses à leur tour se basent sur ce que nous avons appris : donc sur les récits que nous nous racontons à nous-mêmes.Tous nos petits récits : ce qui se passe quand on met un pied devant l’autre et que l’on recommence, ce qui se passe quand on prend un couteau pour couper une tomate et que l’on demande à son partenaire de sortir l’huile et le vinaigre, ce qui se passe quand on place une clé dans la serrure et pas sur l’interrupteur. Les histoires nous servent de réservoirs de modèles d’interprétation et d’action.




On sait en outre à présent (mais les artistes l’ont toujours su) que les histoires mémorables, les histoires que l’on se transmet, c’est-à-dire les histoires qui fonctionnent, qui guident la pensée et le comportement, possèdent la plupart des caractéristiques suivantes : simples, inattendues, concrètes, elles provoquent des émotions.
Pourquoi simples ?
Pour que tous puissent les comprendre, que tous puissent les transmettre, dans tous les contextes.
Pourquoi inattendues ?
Parce que sans curiosité, ce trait humain essentiel, nous n’aurions jamais survécu. Le cerveau humain a un très utile penchant à remarquer les changements au sein des régularités. Remarquer le changement au sein de la régularité, cela signifie remarquer le son du tigre froissant un buisson, et survivre. Cela signifie remarquer le glissement du serpent sur le sol, et survivre. Ce qui est inattendu est, par définition, un changement dans la régularité.
Pourquoi concrètes ?
Nous venons de voir que l’activité mentale se soumet au principe de frugalité ; or les souvenirs et les savoirs concrets s’apprennent plus facilement que les notions abstraites. Si l’on réussit à rendre équivalents une notion abstraite nouvelle (l’âme se nourrit de la parole du Christ) et un savoir concret d’usage courant (le corps se nourrit de pain), on réussit à faire accepter la notion abstraite, quelque fausse qu’elle puisse être.


LES ÉMOTIONS



Pourquoi engager les émotions ?
Parce que les émotions, elles aussi, servent de raccourci mental. La colère, la peur, la joie constituent de très rapides, très puissantes armes de survie, vissées au plus profond de nos systèmes nerveux. Elles servent à nous dicter des réactions appropriées plus rapidement que ne le ferait la lente réflexion. Pour guider l’action humaine, la raison, la laborieuse raison, possède bien moins d’efficacité que la fulgurante émotion. Or nous savons reconnaître les émotions d’autrui, ce qui nous permet de nous mettre à la place d’autrui, et donc d’en prévoir les réactions. Un animal social dont la survie dépend de la coopération d’autrui ne saurait se passer de cette capacité. À ce point qu’il suffit souvent, pour convaincre, de montrer les émotions d’autrui. Une histoire pleine d’émotions devient une histoire convaincante.
En voici un exemple, une parabole Zen: deux moines Zen, un jeune et un vieux, arrivent au gué d’une rivière. Une jeune fille pleure, le courant, trop fort, l’empêche de traverser. Le vieux moine la saisit à bras-le-corps, lui fait traverser le gué, puis continue son chemin avec son compagnon. Le soir, à l’étape, le jeune moine ne contient plus son indignation et reproche au vieux moine d’avoir touché une femme, contre leurs vœux monastiques. Le vieux moine répond : « La portes-tu donc encore ? Moi, je l’ai lâchée sur l’autre rive. »
Plutôt que d’infliger à l’auditeur « compassion prime chasteté », une notion abstraite, cette parabole s’avère simple : l’action ne se déroule qu’en deux temps. Et concrète : seuls gestes et répliques sont racontés, aussi simples que l’action. Inattendue, tant l’image du jeune moine portant encore la jeune fille dans son esprit surprend. Elle engage les émotions : le désespoir de la jeune fille, la compassion du vieux moine, l’indignation trop rapide du jeune moine, qui cache, mal, son désir de la jeune fille, la gentille ironie du vieux moine.

" Le narrateur utilise la force des émotions de ses auditeurs, et se contente de les connecter à ce qu’il veut faire comprendre."



Nous aimons nos émotions. Et nous les aimons encore plus lorsqu’on les présente sous la forme rassurante, sans aucun danger, de « il était une fois » « écoutez, je vais vous dire... ».
Devant la narration, nous abaissons les défenses que nous élevons devant l’argumentation. Car la narration fonctionne comme un Aïkido mental. L’aïkidoka n’utilise aucune autre force que celle de son adversaire qui se précipite sur lui. Il se contente de connecter l’essor de son adversaire et la direction souhaitée par l’aïkidoka : et l’adversaire d’atterrir, emporté par son propre élan, au tapis. Le narrateur utilise la force des émotions de ses auditeurs, et se contente de les connecter à ce qu’il veut faire comprendre.
Notons également qu’une histoire sert de cheval de Troie à une morale. D’une morale ? Oui, qu’est-ce qu’une morale, sinon la conclusion d’une histoire (la morale de la fable… la morale de cette histoire…) ? Plus sérieusement, une morale est un réservoir de modèles d’interprétation et d’action. Très exactement l’une de nos définitions d’une histoire !
Encore un autre facteur, d’ordre strictement cérébral, renforce la puissance de conviction des histoires, si supérieure à celle des raisonnements, déductions et autres inductions. On se souvient toujours mieux d’une pensée qui a enclenché un grand nombre de mécanismes mentaux différents. C’est-à-dire une pensée qui a mobilisé des chaînes neuronales de plusieurs régions du cerveau. Plus les chaînes neuronales fonctionnent, plus le cerveau les renforce. Moins elles fonctionnent, plus elles risquent de se déliter. C’est ainsi que l’on oublie les langues étrangères que l’on a apprises, mais que l’on ne pratique pas. Cet effet de renforcement devient encore plus puissant lorsque l’on associe une notion abstraite des mécanismes perceptifs ou moteurs. Voilà pourquoi, par exemple, les religions utilisent le chant. En associant des notions abstraites (Mahomet était un homme parfait / le Non-Être se cache derrière le masque de la Dualité / le Tao, à l’origine de tout, n’a pas lui-même d’origine) à des mélodies, voire à des mélodies dansées, donc à des mécanismes perceptifs ou moteurs, les religions gravent leurs préceptes bien plus profondément que ne le feraient un cours magistral de théologie. Une histoire enclenche des mécanismes perceptifs ou moteurs : dans notre parabole Zen, le contact de l’eau du fleuve, le contact du corps de la jeune fille, l’effort pour la porter, l’effort du voyage, la sensation du repos à l’étape...
Quand Chirac voulut faire comprendre aux racistes qu’il les approuvait, il parla « du bruit et des odeurs ».




Si vous souhaitez dominer l’esprit des hommes, ne démontrez rien. Racontez.

On présente toutes les religions, et une grande partie des idéologies politique, sous la forme d’une histoire :
« Le père de Gautama (le futur Bouddha) espère épargner à son fils la conscience de la souffrance, de la maladie et de la mort, mais dès que celui-ci découvre ces malheurs, il veut en comprendre la cause. Gautama la trouve, en fait don à l’humanité, et prouve par son entrée au Nirvana la vérité de son enseignement. »
« Satisfait par l’obéissance d’Abraham prêt à lui sacrifier son fils Isaac, Yahvé accorde le statut de peuple élu à la descendance du patriarche. L’ingratitude dudit peuple lui attire mille calamités, châtiments de ses iniquités. Par chance, la présence constante en son sein de quelques Justes lui vaut toujours d’être sauvé, au dernier moment. »
« Un modeste marchand de Médine fait preuve de tant de vertu qu’Allah le choisit pour lui dicter la Révélation, bien que ce marchand ne sache ni lire ni écrire. Les méchants auront beau s’efforcer d’écraser l’Umma, la nouvelle communauté de fidèles autour de Mahomet le marchand, la protection d’Allah lui assurera la gloire et l’empire. »
Les extraterrestres ont créé l’humanité en laboratoire, puis ils ont révélé la chose au chanteur de variétés Claude Vorilhon, depuis renommé Raël. Sa tâche consiste désormais à leur construire une ambassade afin qu’ils reviennent nous sauver.

« La race aryenne, et surtout son plus beau fleuron la race allemande, si travailleuse, si honnête, si propre, a créé la plus belle société humaine, l’Europe en général, l’Allemagne en particulier. Mais à réussir on crée des jaloux, et l’horrible race juive, si paresseuse, si malhonnête, si sale, a réussi à s’infiltrer en Allemagne et dans le reste du monde et à en prendre les commandes, non sans au passage voler aux mâles blonds les plus belles femmes blondes. »

On aura noté que cette dernière « histoire » recourt à des émotions dont le plus ignorant des politiciens n’ignore pas l’efficacité.
Première émotion, l’identité. Tout être humain mentalement compétent le devient parce qu’il a été éduqué par une communauté, dont il parle la langue, dont il partage, plus ou moins, la conception du monde et de la société, qui lui dit d’où il vient, qui il est, qui sont les bonnes gens et les mauvaises gens. N’importe quel exilé, n’importe quel immigrant confirmera à quel point il est douloureux d’abandonner une identité, et difficile d’en adopter une nouvelle. On le constate aujourd’hui un peu partout dans le monde, que ce soit par la réaction féroce des talibans ou de Daesh devant le délitement de diverses identités musulmanes, ou par l’usage cynique par Trump, Zemmour, Orban, Bolsonaro, Modi, Poutine, Lukashenko, Johnson, Netanyahu, Erdogan, j’en passe et des pires, de la terreur qu’inspire la rapidité, fulgurante, de la soudaine mise en relativité des identités ethniques/nationales par Internet et par l’irruption renversante de bonnes choses (féminisme, athéisme, égalitarisme, science, etc.) et de très mauvaises choses (capitalisme, croissancisme, urbanisation contrainte, etc.).

" Il faudrait ici doubler la longueur de cet article et montrer combien de biais cognitifs, les auto-erreurs de l’esprit, contribuent à la naissance et à la diffusion de ces histoires néfastes. "



Plus puissant encore que l’identité, le mélange de la peur et du dégoût.
Nul ne niera l’utilité de la peur et du dégoût : un animal qui n’a pas peur est un animal que ses prédateurs se chargent d’effacer de la planète. Les dodos de l’île Maurice, n’ayant jamais vus d’êtres humains, eurent le tort de ne pas en avoir peur, et les marins qui y débarquèrent se gavèrent de cet animal très gras, jusqu’à en éteindre l’espèce. Le dégoût nous permet de ne pas consommer des matières dangereuses, fécales, putrides, décomposées, etc. Mais que la peur et le dégoût partent forniquer dans le fourré le plus proche, et leur dangereux enfant sera l’obsession de la pureté. Bien entendu, l’obsession de la pureté tire précisément sa force de celle de ses deux parents, en y ajoutant celle, plus violente encore, de leur grand ancêtre, le désir d’immortalité. La mort, le cadavre, voilà l’impureté maximale. Et quel humain ne rêve pas, à un moment ou à un autre, d’immortalité ?
Comme toute émotion, l’obsession de la pureté pose un très grand danger à cause de son ambivalence. Vouloir une eau pure, une alimentation pure, un air pur, très bien. Vouloir une nation « pure », une idéologie « pure », voilà qui devient plus inquiétant.
Peur, dégoût, désir de pureté et d’identité, ces émotions, si souvent utiles, le sont aussi pour les politiciens, ou les chroniqueurs candidats à l’élection présidentielle. Faire naître la peur constitue la plus vieille recette politique. Mais si en plus on imagine une histoire qui associe peur, dégoût, besoin d’identité et préférence pour la pureté, jackpot ! « La race juive, si impure, menace la race allemande, si pure. » Ou en termes zemmouriens de 2022 : « Les grouillantes masses arabo-musulmanes, si impures, menacent les Français, créateurs et héritiers de la plus pure civilisation qui soit ». Il faudrait ici doubler la longueur de cet article et montrer combien de biais cognitifs, les auto-erreurs de l’esprit, contribuent à la naissance et à la diffusion de ces histoires néfastes : la paresse qui fait arrêter la pensée à la première idée que l’on a comprise (et donc trop souvent à la plus facile, la plus simpliste); la paresse qui généralise ; la vanité qui fait croire à qui généralise qu’en fait il pense ; le désir de confirmation qui repousse tout ce qui ne confirme pas les généralisations que l’on commet ; l’infinie capacité à accepter les contradictions ; l’infinie capacité subséquente à affirmer que les contradictions n’en sont pas ; le combat inflexible contre celles des contradictions qui réussissent malgré tout à gêner, ledit combat entraînant l’adoption fanatique de notions entièrement fausses ; la manie, innocente chez les vieillards ressassant leurs souvenirs personnels, gravissime dès qu’elle s’étend aux problèmes sociaux et politiques, de croire que tout allait mieux avant et que tout pourrit et empire ; la manie de croire vraies les opinions partagées par le groupe qui nous donne notre identité (ou dont on voudrait obtenir l’identité). Et n’oublions pas le pire : un bon menteur, un menteur efficace, croit à ses mensonges en même temps qu’il sait qu’il ment. Trump sait que l’élection de 2020 n’a pas été frauduleuse, mais en même temps, en même temps ! il croit qu’elle l’a été. Zemmour sait que Pétain était antisémite et est allé au-devant des vœux des nazis, mais en même temps, il croit que le maréchal sénile a « voulu sauver les Juifs français en livrant les Juifs étrangers ». Répétons-le : un menteur, pour être efficace, doit en venir à croire ses propres mensonges.

Jean-Manuel Traimond
PAR : Jean-Manuel Traimond
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