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par Philppe Pelletier le 26 avril 2022

En finir avec l’anarcho-capitalisme

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Article extrait du Monde libertaire n° 1837 de mars 2022

« Il n’existe pas d’anarcho-capitalisme, sauf travestissement des idées et des concepts. » Philippe Pelletier entend le démontrer pour en finir avec cette imposture.





En finir avec l’anarcho-capitalisme



Dans un article récent, la philosophe Catherine Malabou affirme que « la voie anarchiste est la seule qui reste encore ouverte » [note] . Selon elle, l’anarchisme voit actuellement coexister mondialement deux variétés : un « anarchisme de fait » et un « anarchisme d’éveil ». Cette distinction semble prometteuse en ce qu’elle établirait une approche entre « ce qui existe » (supposément au sein du mouvement anarchiste) et ce qui « pourrait advenir » (via les « nouveaux mouvements sociaux »).
Mais Malabou dérape quand, à propos de l’« anarchisme de fait », elle se fonde sur la réalité d’un supposé « anarcho-capitalisme ». L’oxymore de cette expression ne peut que faire sursauter. Pour les anarchistes qui se situent dans la lignée de Proudhon, Bakounine, Kropotkine, Malatesta, Goldman, Rocker, etc., le capitalisme va en effet de pair avec l’État, qu’ils récusent. Les deux se sont construits ensemble sous leur forme moderne.
Même en se contentant d’admettre que par capitalisme on entend seulement un système où le capital extorque la plus-value au travail, toute idée d’« anarcho-capitalisme » est contradictoire dans les termes comme dans les finalités.
Comment une intellectuelle, a priori bien renseignée, peut-elle proférer une telle absurdité ? Et, au fond, pourquoi ?


L’injure anarcho-syndicaliste
Historiquement, il est de bon ton d’affubler à l’anarchisme un certain nombre d’étiquettes fallacieuses, venant souvent d’adversaires déclarés. La gauche autoritaire, marxiste, socialiste et léniniste, se fait ainsi un plaisir de dénigrer tout le courant libertaire lorsqu’il participe à la construction du syndicalisme ouvrier-paysan à la fin du XIXe siècle et au début du XXe siècle.
Pour un grand nombre d’anarchistes, les travailleurs doivent se réunir sur la base objective de leur condition économique prolétaire en mettant de côté le critère idéologique. En promouvant nommément le « syndicalisme révolutionnaire », ils estiment qu’il faut mettre de côté l’idéologie, passer des alliances, se contenter de grandes lignes pour la société souhaitée, mettre l’accent sur le caractère de lutte de classe et d’outil que constitue le syndicat. Mais c’en est trop pour les socialistes autoritaires qui, n’hésitant pas aller à l’encontre de leur propre postulat marxiste, veulent subordonner la condition économique au principe politique de l’État (centralisation, parti, électoralisme, parlementarisme).
Ils cherchent donc à marginaliser l’essence libertaire du syndicalisme révolutionnaire. Pour cela, il faut le discréditer, le flétrir. L’adjectif « anarchiste », qui fait peur aux bourgeois mais qui peut aussi effaroucher les paysans ou les ouvriers, devient bien utile. Les socialistes autoritaires commencent donc à parler d’anarcho-syndicalisme quand bien même les libertaires ne le font pas.
En 1904, La République sociale du 14 janvier 1904, un organe socialiste de l’Aube, publie ainsi un article déplorant que « les anarcho-syndicalistes s’adressent maintenant aux travailleurs syndiqués » [note]. Lénine, dans un texte préparatoire au cinquième congrès du Parti ouvrier social-démocrate de Russie, écrit en 1907 qu’« il est indispensable de mener la lutte la plus résolue et la plus ferme sur les principes contre le mouvement anarcho-syndicaliste dans le prolétariat » [note]. Peu avant, l’anarchiste Daniil Novomirsky élabore un programme « anarcho-syndicaliste » en Ukraine [note]. Mais probablement parce que la problématique syndicale en Russie est peu comparable à ce qu’il se passe au même moment en Europe occidentale, l’expression n’est pas reprise.
Au cours des années 1920, Lénine, s’affrontant à l’Opposition ouvrière interne au Parti communiste soviétique qu’il qualifie de dérive anarchiste et syndicaliste, rappelle que « dans le monde entier, les marxistes ont combattu le syndicalisme » [note] . L’étiquette négative d’anarcho-syndicaliste refait surface. Via les délégués soviétiques, elle se répand dans les milieux syndicalistes en Europe occidentale.
Lors du congrès fondateur de la CGT-U en juin 1922 à Saint-Étienne, l’émissaire bolchevique Salomon Dridzo (1878-1952), alias Alexandre Lozovski, pointe les syndicalistes anarchistes qui refusent d’adhérer au Profintern, l’Internationale syndicale rouge (ISR), dont il est le secrétaire) [note]. Dès l’issue du congrès, Ernest Lafont (1879-1946), ancien maire de Firminy, député communiste de l’Ondaine, reprend aussitôt le terme « anarcho-syndicalisme » comme accusation dévalorisante, laquelle se propage dans la presse communiste [note].

Par défi, les syndicalistes révolutionnaires libertaires l’adoptent peu à peu, à la manière des Gueux ou des Communards (à la place de Communeux) ainsi étiquetés par le pouvoir. En 1937, Pierre Besnard (1886-1947), secrétaire de l’AIT, prononce au congrès international une courte intervention sur « anarcho-syndicalisme et anarchisme » qui vaut reconnaissance.




Le hold-up idéologique de l’« anarcho-capitalisme »
Catherine Malabou utilise le même procédé, mais dans l’autre sens, en postulant l’existence d’un « anarcho-syndicalisme ». Dans Le Monde du 15 juin 2018, elle déclare ainsi que « le capitalisme amorce aujourd’hui son tournant anarchiste. (…) Il existe bien un anarcho-capitalisme, qui passe par le cyber-anarchisme, et qui est en conflit avec le capitalisme d’État ».
Ces affirmations sont erronées. Certes il existe des personnes qui se revendiquent de l’anarcho-capitalisme, mais cela n’implique pas que sa conception ait un véritable rapport avec l’anarchie et l’anarchisme. L’expression « anarcho-capitalisme » est apparue en 1972 aux États-Unis sous la plume de l’économiste et philosophe Murray Rothbard (1926-1995), théoricien hétérodoxe de l’École autrichienne (Von Mises, etc.).
Elle est aussitôt reprise par divers auteurs américains comme le spécialiste de la finance J. Michael Oliver ou l’économiste David Friedman (le fils du Chicago boy Milton Friedman). Ces trois hommes, issus de la hautebourgeoisie cultivée de l’Amérique, défendent le capitalisme sous sa forme du laisser-faire intégral en lui ajoutant une critique contre le gouvernement. Ils empruntent explicitement cette critique à Lysander Spooner (1808-1887), leur seule référence historique et théorique à l’anarchisme.
D’origine paysanne, Lysander Spooner, fondateur avec Benjamin Tucker (1854-1939) du journal Liberty (1881-1908), fut l’emblème de l’anarchisme individualiste américain qui cherche à retirer à l’État le monopole de l’émission de monnaie et à promouvoir le crédit gratuit [note] . Mais contrairement à l’idée proudhonienne de Banque du peuple, il n’y a pas de système de mutuellisation économique via le contrat synallagmatique (bilatéralité) et commutatif (réciprocité des droits et des devoirs).
De façon générale, les libertariens, défenseurs absolus de la propriété privée, ne saisissent pas la différence que Proudhon établit entre la propriété et la possession.

(à suivre)

Philippe Pelletier
1er février 2022

PAR : Philppe Pelletier
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