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par Alain Éludut le 23 mai 2021

Un pavé dans la confusion

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C’est une somme que nous propose Philippe Corcuff avec son livre La grande confusion, un pavé – il en a presque la forme – de près de 700 pages. Le sous-titre « Comment l’extrême droite gagne la bataille des idées » nous mène dans le marigot des idéologies de l’extrême droite, confrontant les idées à ceux qui les véhiculent au travers des tendances identitaristes, confusionnistes et ultraconservatrices. Il s’agit-là d’un ouvrage extrêmement documenté.

L’auteur l’énonce dès le départ, il s’agit d’un livre de théorie politique qui suit la démarche des sciences sociales sans pour autant être dans des enquêtes systématiques. La longue introduction présente la désagrégation actuelle des repères politiques jusque-là stabilisés par le clivage gauche/droite et les passerelles discursives entre extrême droite, droite, gauche modérée et gauche radicale mais dont le contexte aujourd’hui permet l’extension des postures et des thèmes venant de l’extrême droite. Ph. Corcuff appelle à une gauche d’émancipation où, plutôt que d’utiliser des mots comme nation ou identité dont l’extrême droite s’est emparée, il vaudrait mieux, à l’instar de Roger Martelli, ancien dirigeant communiste qu’il cite affirmer que « le nationalisme de l’extrême droite ne se discute pas : il se combat ».

S’en suivent trois parties analysant d’abord « les dérèglements de la critique sociale dans les temps confus actuels », puis « les déplacements en cours de l’extrême droite à la gauche » et enfin, « les polarisations politiques, ankyloses intellectuelles et intersections confusionnistes ». Ainsi il dénonce les identitarismes qui tendent à essentialiser les identités individuelles et collectives lesquelles méconnaissent le caractère composite des cultures ainsi que l’individualité de chaque personne caractérisée par la multiplicité des appartenances.

Philippe Corcuff dénonce « la pente manichéenne des débats publics » et « la mise en spectacle de l’information sous la dépendances des chaînes d’information en continu ainsi que d’Internet et des réseaux sociaux ». Il aborde ainsi les « concurrences victimaires du ressentiment », comme la question du voile musulman, mais aussi les risques « postfascistes » en soulignant l’appropriation rhétorique d’idiomes et de thèmes républicains (tels « République », « souveraineté populaire/souveraineté nationale », « liberté », « égalité », « laïcité ») alors que les fascismes historiques étaient largement antirépublicains.

Il ressort de l’espace confusionniste une critique particulièrement prolixe envers les médias, du politiquement correct, des élites, etc. « Les appuis émancipateurs de la critique sociale, souvent mis en avant à gauche dans l’histoire moderne tendent, parallèlement, à s’estomper. » Le libéralisme lui-même tombe sous la critique ultraconservatrice, comme par exemple la Manif pour tous qui agrège les propos homophobes et sexistes dans la défense d’un ordre sexué et sexuel prétendument naturel. « Un essentialisme patriarcal et hétérosexuel alimente ainsi cette forme d’identitarisme. »

Le couple critique sociale-émancipation qui historiquement permettait l’analyse des oppression, domination, inégalité, discrimination comme espace de la notion d’émancipation se trouve fragilisé par les discours d’Éric Zemmour, de Renaud Camus ou d’Alain Soral du côté de l’extrême droite, et de Michel Onfray, Christophe Guilluy ou de l’avocat Juan Branco pour la gauche, dont des caractéristiques discursives les font converger, la « pensée de gauche » se trouvant désormais particulièrement brouillée, voire manipulée. Par exemple, l’antiracisme peut être stigmatisé comme « politiquement correct » et une certaine xénophobie qui ne dit pas explicitement son nom prendre alors implicitement des allures « rebelles ».

Ainsi, « la droite décomplexée » (par rapport à des thèmes d’extrême droite) peut puiser dans les courants ultraconservateurs d’aujourd’hui : fétichisation de l’État-nation, étatisme sécuritaire, résignation et obéissance inédites. Souvent, Philippe Corcuff revient à l’idée d’en finir avec la gauche radicale « pour faire émerger une gauche d’émancipation » qui puisse rebondir sous d’autres formes organisées. « Le peuple » fantasmé par les ultraconservateurs n’a rien à voir avec « le peuple » multiculturel « en marche vers l’émancipation individuelle et collective, ouvert sur le Monde, porté par les idéaux historiques de la gauche ».

L’individualité est à nouveau marginalisée face à l’identitarisme communautaire dans la sphère décoloniale avec l’essentialisation d’une supposée figure principale du dominant « blanc », repoussant toute idée de « métissage » ou de « mariages mixtes ». Philippe Corcuff interroge : « Pourquoi des pensées critiques ? » Afin de « débusquer des préjugés, de mettre à distance l’air du temps, de clarifier des confusions », pour une dynamique d’émancipation individuelle et collective. Son livre est un « lanceur d’alerte idéologique et comme un outil de vigilance politique ».

Alain Eludut, Groupe Pierre Besnard

La grande confusion,Philippe Corcuff. Textuel, 2020 en vente à la librairie Publico
PAR : Alain Éludut
Groupe Pierre Besnard
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