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par Marie-Claire CALMUS le 10 mai 2022

Tout sauf « glorieuses »

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Article extrait du Monde libertaire n° 1838 d’avril 2022



Ce livre est une série d’entretiens ou tribunes politiques couvrant la période des trente dernières années. Comme nous en prévient l’auteur dans son avant-propos, la plupart ont été publiés, en France et à l’étranger, dans divers journaux et revues. Il les a réordonnés dans cette édition sous-titrée Scènes Politiques en référence au sens précis qu’il a donné à ce terme dans ses écrits esthético-politiques.
Les plus marquants sont sans doute ceux inspirés par les grands mouvements protestataires, en France, de ces décennies : Mai 68, 1995 et Nuit Debout, avec leur ampleur et leur retentissement spécifique.
Pour ceux et celles qui les sont vécus, animés, partagés, et au moment où sort le film Mai au masculin [note] , l’éclairage donné par le philosophe à ces moments uniques contraste intensément avec la confuse et régressive période actuelle.




Mai 68 fut pour ce disciple d’Althusser nourri de la lecture de Marx et des questions qu’elle suscitait alors, un véritable tournant. Une révolution de la pensée et de la pratique.
Ce mouvement, comme il le rappelle, surgi brusquement - ce que confirment les intervenants du film de Jorge Amat - est parti de revendications particulières (la réglementation de la vie étudiante) qui ne pouvaient laissait prévoir sa formidable extension. Mais il avait été préparé de longue date par les mouvements anticoloniaux, et particulièrement l’opposition à la guerre du Viêt-Nam. Plus encore que pour celui de 95, lui aussi soudain, général et puissant, et relativement durable, il s’y est agi très vite, de changer la vie et non prioritairement le système et les institutions. Les militants de Mai 68 au masculin le confirment : « Nous ne voulions pas prendre le pouvoir ».

"Ce n’est qu’un combat continuons le début !"
Jacques Rancière insiste beaucoup sur cet aspect, et critique l’instrumentalisation de cette évidence pour discréditer la profondeur du mouvement : c’est dans la mesure où 68 n’avait pas de fin - au sens de but précis - mais s’inventait au fur et à mesure que quelque part il ne pouvait avoir de fin au sens temporel, qu’il impliquait les recommencements à venir de la révolte. Et c’est ce qui s’est produit : en dehors des acquis de Mai perdurant sur le plan des mœurs, ce mouvement éclaire encore certaines de nos analyses et bon nombre de nos refus et espoirs actuels.

Comme pour l’auteur, la vie de beaucoup en fut à jamais transformée. La plupart comprirent qu’ils ne pourraient jamais désarmer, et ceci sans attendre le grand soir, continûment. Jacques Rancière revient longuement sur cet aspect lié au contenu du slogan : l’Imagination au pouvoir ! en précisant que l’imagination ne se résume pas aux rêves mais implique l’invention de formes, critique et collective, dérangeant les idées reçues sur ce que peut-être une révolution, balayant les savoirs politiques ,théoriques et autres qui tentent de la récupérer.




L’occupation de lieux d’études officiels, prestigieux, réinventa avec ses modalités propres celle des usines, de vieille tradition, mais du fait des résistances syndicales ne put rejoindre celle des ouvriers qui pourtant avaient manifesté massivement, s’étaient mis en grève et occupaient leurs entreprises.

Avec subtilité comme il le fera à propos de Nuit Debout, Jacques Rancière explore les divers sens de ce mot d’« occupation » jouant sur les dimensions de l’espace et du temps, forme de lutte qui se multipliera dans le monde ces dernières années. « C’est seulement avec les récents mouvements, en France et ailleurs, que le mot s’est introduit sur ce qui est normalement considéré comme la scène politique. Et il y est apparu comme une perturbation de cette normalité : c’était une exploration éphémère d’aspirations vagues et sans programme politique, aux yeux de nos gouvernements et de nos stratèges de gauche, tandis que c’était pour la plupart la « démocratie réelle » opposée au mensonge du système représentatif ».

Ces mouvements, comme il le fait remarquer pour celui du 22 mars à l’initiative de Mai, refusant la fixation sur tels ou tels dirigeants, se désignent temporellement - ce qui à la fois les inscrit dans l’histoire, la période, et les rend à l’anonymat égalitaire qui fait leur force et souligne la prévalence du temps sur tel ou tel groupe meneur, telle ou telle action d’éclat : un temps consacré à autre chose qu’aux activités-occupations (au sens usuel) habituelles, et un temps circonscrit qui se concentre sur la succession des jours, s’invente au fur et à mesure et ne projette aucune durée. 95 comme Mai 68 s’intitule à jamais ainsi et Nuit debout affiche le bouleversement quotidien de la temporalité, la passion du changement sacrifiant le repos à d’autres nécessités.

Pour la libre expression de chacun... et chacune.

Comme en Mai à la Sorbonne, nuit et jour, Place de la République, chacun(e), quelle que soit sa classe sociale, son savoir, son expérience, put s’exprimer et pour les novices, parvenir à le faire avec éloquence : formidable et accéléré apprentissage de la parole pour ceux qui en étaient écartés et le seraient restés.

On peut regretter que Jacques Rancière passe un peu vite à propos de Mai sur sa dimension anti-consommatoire, prélude à la prise de conscience écologique. Et sur le refus de toute autorité y compris familiale - celle du père, particulièrement pour les filles - refus qui contenait le féminisme en germe.

Sur ce dernier problème, à propos de la « Haine de la démocratie » et dans la « Modeste proposition pour le bien des victimes » le philosophe réactive le débat qui nous a beaucoup occupés et nous (pré)occupe encore : celui sur la laïcité. A propos des femmes voilées, on peut lui objecter que le voile, et encore plus la burka, n’est pas un vêtement comme un autre et que c’est sa charge symbolique qui semble contredire la neutralité requise à l’école - cette neutralité n’étant pas synonyme d’indifférenciation mais de discrétion, de non-affichage indispensable à l’harmonie de cultures, d’origine comme enseignée, et de convictions différentes. L’humour qui nous enchante chez lui tant il participe de la subversion iconoclaste de sa pensée fait un peu grincer des dents dans son rapprochement entre femme voilée et femmes violée. Car dans les deux cas, le tort causé aux femmes est d’un ordre, symbolique comme physique, radicalement différent. Mais il s’agit pour lui de dénoncer l’équivoque de certaines lois, jouant davantage, démagogiquement, sur certains sentiments et non visant la rigueur logique et donc la justice.

Jacques Rancière - en témoigne sa dénonciation du jeu pervers de Macron and Co sur l’arriération supposée des défenseurs des acquis sociaux opposés aux « réformes » qui seraient, - elles - un signe de progrès, et sa belle adresse aux cheminots de la gare de Montparnasse - Vaugirard le 16 janvier 2020 contre le projet de réforme des retraites, reprécise dans ces écrits une position singulière et résolue sur ce que doit être une démocratie : si les services publics doivent y être maintenus, réparés et développés, c’est la notion d’État autour de celle de peuple qui est à repenser : celui-ci ne doit pas être représenté par une poignée de professionnels dont l’élection est truquée par la propagande, le pouvoir médiatique, le système des sondages, et surtout comme il l’analyse admirablement, par un double a priori implicite et contradictoire : pour cette « élite »le peuple est une masse de de gens stupides, et le bien commun ne peut l’intéresser car c’est aussi une collection d’individus égoïstes... C’est une tout autre conception de la démocratie que propose le philosophe, et on trouve dans Au-delà de la Haine de la démocratie des mises au point sur ses positions à l’égard du système représentatif qu’on tend à confondre avec la démocratie même. Or celle-ci doit rester une pratique, une action et non un cadre figé, imposé par les dominants.

Pour un remodelage de la représentativité
Il ne rejette pas plus le principe des élections que les institutions dont, dit-il, on ne peut se passer, mais en réclame la transformation égalitaire : « À l’encontre de la vision sociologique de la démocratie, qui est en fait la vision des aristocrates, les révolutions modernes ont développé une vision militante qui faisait de la démocratie une pratique et non un état. Lors de la révolution de 1848 on a vu se se développer une distinction significative entre trois formes de république : il y avait la république tout court, la république démocratique et la république démocratique et sociale. La république tout court c’était la république comme forme d’État, la république telle que la concevaient les royalistes qui pensaient bien la confisquer. La république démocratique, c’était celle où pouvait se développer une sphère d’activité publique différente de la première. C’était la république des clubs et des sociétés populaires exerçant le pouvoir de pression et de contrôle des égaux assemblées. Quant à la république démocratique et sociale, c’était celle où l’égalité se trouvait réalisée non pas seulement dans les institutions publiques mais dans les formes mêmes du travail et de la vie économique à travers les corporations ouvrières et les associations ouvrières de production. La démocratie ainsi conçue n’était pas une forme de gouvernement mais une forme d’action créant une forme de vie publique et en conséquence une forme de peuple différente ».
Cette révolution-là, essentielle, entraînerait sans doute celle du langage où le nom d’État ne serait plus nécessaire pour désigner le fonctionnement de la démocratie dans le respect et au service de toutes et tous.
Tirage au sort des représentants, contrôle par le peuple de leur mandat, non-renouvellement de celui-ci et non cumul avec d’autres... Nous sommes loin des modalités des élections proches où la comédie des « primaires » renforce l’entre soi des candidatures dénoncé par le philosophe.

C’est un grand élan de révolte et d’espoir, d’audace et d’exigence, de lenteur constructive et d’impatience révolutionnaire, et la soif accrue d’un bonheur à réinventer que nous communique ce beau et riche livre.

Marie-Claire CALMUS

Les trente inglorieuses, Jacques Rancière. Éditions La Fabrique. Janvier 2022. 15 euros

PAR : Marie-Claire CALMUS
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