Dialogue d’un anarchiste de l’Observatoire critique de La Havane avec ses amis démocrates
Marcelo "Liberato" Salinas, l’auteur du texte qui suit, est le pseudo d’un des principaux animateurs de l’Atelier Libertaire Alfredo López [note] et membre fondateur du réseau Observatoire Critique de La Havane [note] . Il met ici en évidence l’apport de l’anarchisme dans l’histoire de Cuba et définit le sens du combat des anarchistes cubains, non seulement contre toutes les formes d’oppression, mais aussi contre toutes les formes d’éducation massive ou personnalisée.
L’influence des anarchistes dans les orientations prises par l’Observatoire Critique a provoqué, chez quelques uns de leurs amis sociaux-démocrates de l’île et certains docteurs en sciences politiques en exil, des critiques injustes, ceux-ci accusant nos compas de défendre des positions anti-démocratiques.
Certes Marcelo "Liberato" Salinas se positionne contre la démocratie : « parce que la démocratie avec une totale élégance et une violente sérénité a anéanti dans les dernières décennies, mieux que n’importe quelle tyrannie brutale, le tissu social dont le monde a besoin, parce que la démocratie a été un des dispositifs avec lequel le capital et l’État ont écrasé la vie collective quotidienne à son niveau minimum nécessaire pour que circule librement le capital et les marchandises. »
Les
amis démocrates de Marcelo « vont tous inévitablement
gouverner, c’est-à-dire qu’ils vont rafraîchir l’écran d’un
programme qui restera intact, sain et sauf, pour continuer à
fonctionner jour et nuit. Ces démocrates qui veulent être les
pilotes potentiels de masses prêtes à être anesthésiées et qui
vivent avec l’illusion que la démocratie changera leur vie sans
effort, sans prise de responsabilité, sans implication mythique,
sans amour désintéressé, comme elles l’ont fait jusqu’à
aujourd’hui, purs produits de l’aliénation instituée qui a converti
le smog en brume pittoresque. » C’est ainsi que Marcelo "Liberato"
Salinas questionne l’avenir de son île, et il fait là preuve d’une
grande lucidité pour analyser les efforts des bureaucrates au
pouvoir et des aspirants démocrates à celui-ci pour construire à
Cuba un « socialisme capitaliste ».
C’est un secret de polichinelle, l’Observatoire Critique, dans une large mesure, est un projet qui a été promu et soutenu par les efforts d’une poignée d’anarchistes et par les liens et les soutiens internationaux qu’ils ont reçu de compagnons anarchistes sous différentes latitudes.
Concentrés sur nos efforts pour combattre la propension à la peur, qui a été dosée de façon centralisée par le pouvoir, et à combattre sa contrepartie, l’apathie visqueuse qui a germé autour de nous et en nous, concentrés aussi pour combler collectivement le vide qu’a laissé dans les rangs de l’Observatoire Critique la migration périodique de nos militants, nous sommes restés déterminés à générer de nouvelles formes de relation, de communication et de pratiques anti-autoritaires, libertaires et autonomes dans notre environnement immédiat.
Dans cette situation, en effectuant un travail de fourmi et avec une âme de Sisyphe, les anarchistes de l’Observatoire Critique ont commis l’erreur de faire preuve d’une attitude et une approche plus réactive que propositionnelle au respect de l’héritage remarquable de l’anarchisme dans l’histoire de Cuba, en ne faisant référence à l’anarchisme que lorsque nous avons été interrogés par les agents de la police intellectuelle du progressisme local.
En d’autres termes, nous avons eu l’excessif scrupule de ne pas tomber dans la tentation de faire de la propagande anarchiste par respect fraternel des autres, et en considérant que ce sont les pratiques et les arguments, et non les harangues ou l’hégémonisme par chantage émotionnel, qui parlent de façon la plus éloquente d’une idée.
Toutefois, nous ne méconnaissons pas le fait qu’il existe une diffuse mais croissante demande, de la part de ceux qui nous regardent avec compassion ou même avec sympathie, d’informations sur nos idées et nos propositions pour le pays, et de contributions plus systématiques visant à partager des expériences en actes et provoquer un débat sur la situation dans laquelle nous sommes. C’est à cela que nous nous sommes consacrés avec persistance ces derniers mois, comme d’autres compagnons l’ont fait sous d’autres latitudes. Nous ne ramons pas à contre-courant pour convaincre les masses, mais pour empêcher que les masses restent inertes.
Nous sommes enclins à être d’accord avec les hétérodoxes de l’anarchie, ainsi que les hétérodoxes du marxisme scientifique de caserne qui ont parlé de la communisation de la vie, ce qui inclut l’économie, la production de sens, la communication, l’épistémologie et tout ce qu’il est possible de concevoir. En d’autres termes, nous sommes non seulement pour la destruction de toutes les formes d’oppression, mais aussi contre toutes les formes d’éducation massive ou personnalisée, nous ne pouvons prétendre donner des leçons, parce que nous ne voulons pas combattre l’autoritarisme avec l’autoritarisme anarchiste.
Je veux simplement réfléchir à voix haute sur la façon dont nous pouvons être cohérent avec ce que nous voulons, et ne pas détacher les procédés des propositions. Nous voulons vivre pleinement la fête de la liberté que nous vivons, ici et maintenant, avec les sens ouverts et avec les fulgurances offertes par la lumière qui irradie lorsqu’on est capable de faire subitement ce que l’on a longtemps rêvé. Nous sommes convaincus que cette expansion sensorielle fera que le projet que nous portons sera mieux défini, mais également qu’elle nous donnera de meilleurs arguments pour l’étayer et le partager avec vivacité et rigueur.
C’est dans ce sens que nous n’avons aucune objection à reconnaître que nous avons ouvert un champ vacant et qu’il est en train de devenir une friche disponible pour faire fleurir les semences anarchiques qui ont été semées avec l’arôme des rêves dans nos mains. Le parfum toxique que nous subissons est le même que celui qui a empoisonné les fleurs de la communisation à la fin des années 80 en Pologne, en Afrique du Sud, en Bolivie, en Euskadi, au Chili, au Nicaragua et tant d’autres endroits dans le monde, son nom de guerre est la démocratie.
Nous
ne ressentons aucune honte à dire que nous sommes
anti-démocratiques, parce que nous ne nous reconnaissons pas dans
les fantasmes des ingénieurs de la realpolitik, qui ont fait école
en nous décrivant comme des anti-démocratiques, dans les versions
les plus condescendantes, comme des cas cliniques qui choisissent
toujours la violence dans leurs relations, des petits tyrans
manipulateurs, des individus désagréables et peu dignes de
confiance. Réduire les positions anti-démocratiques à cette
sinistre caricature est une preuve concrète de l’immense pouvoir des
donneurs de leçons aux masses, des actuelles satrapes académiques
et universitaires globaux, et de l’énorme capacité intellectuelle
du système de divertissement télévisuel tout aussi global.
Nous sommes anti-démocratiques, non pour des questions personnelles, non parce que nos parents nous ont battus avec rigueur, ni parce que nous souffrons d’un égoïsme colossal comme les étoiles pop que fabriquent des moyens d’incommunication de masse. Nous ne sommes pas anti-démocratiques parce que nous n’écoutons pas les autres, ni parce que nous adorons le son de notre voix portant en public, comme l’ont suggéré à nos compagnons quelques amis docteurs en sciences politiques en exil. Nous ne sommes pas anti-démocratiques parce que nous avons besoin d’un spécialiste en relations humaines...
Nous sommes anti-démocratiques parce que la démocratie, avec une totale élégance et une violente sérénité, a anéanti dans les dernières décennies, mieux que n’importe quelle tyrannie brutale, le tissu social dont le monde que nous proposons a besoin, sans dirigeants, sans représentants, sans représentés. Cette démocratie qui a donné lieu à une politique, une économie, un art, une science séparés du reste de la vie, cette démocratie qui a liquidé la possibilité d’avoir une compréhension globale de nos décisions et la conscience de ses conséquences.
La démocratie a été une formule arithmétique d’urgence, conçue par les élites émergentes pour corriger les inefficacités de la concentration technique du pouvoir absolu dans les mains d’un individu et pour contenir, coûte que coûte, l’élan sourd des humiliés et des offensés à effacer les traces de tout pouvoir coercitif, avec l’édifiante -mais capricieuse- enseigne "demos-cratie".
Nous sommes anti-démocratiques car la démocratie, dans l’effort légitime d’éviter les dictatures, s’est convertie en une machine universelle absolue, à qui on a attribué tout le fétichisme, le dogmatisme despotique et le culte que cela implique au travers d’étoiles fulgurantes comme Norberto Bobbio ou John Rawls. Nous insistons sur notre distanciation vis-à-vis de la démocratie parce que celle-ci a été un des dispositifs avec lequel le capital et l’État ont écrasé la vie collective quotidienne à son niveau minimum nécessaire pour que circule librement le capital et les marchandises.
Le système démocratique réellement existant aujourd’hui présuppose l’absence de structure de dialogue entre les candidats à la gouvernance et les gouvernés, dont le système démocratique n’attend qu’une chose : qu’ils émettent un vote dans un silence total et dans l’isolement d’une cabine entourée d’un rideau, comme quand on défèque dans des latrines. La délibération collective entre des êtres égaux, le dialogue ouvert qui permet la recherche collective, sinon de la vérité, au moins de la décision la plus pertinente, est remplacée par un débat de plus en plus dégradé, un débat entre candidats, duquel est censé ressortir un choix individuel éclairé, ce qui se convertit presque inévitablement en contradiction.
Contrairement au socialisme réel, la démocratie qui existe aujourd’hui réellement est la seule possible, et son unique fonction permanente et tangible est d’empêcher que gouverne le peuple à travers le réseau des assemblées locales, multi-thématiques et souveraines qui pourraient émerger naturellement de partout s’il n’y avait pas l’universel dispositif policier et culturel du développement scientifique de la léthargie et de l’irresponsabilité massive par la gestion des conditions de notre existence.
Nous ne négligeons pas les différences significatives entre les démocraties comme la cubaine, la vénézuélienne, la française ou la nord-américaine. Nos amis démocrates vont tous inévitablement gouverner, c’est-à-dire qu’ils vont rafraîchir l’écran d’un programme qui restera intact, sain et sauf, pour continuer à fonctionner jour et nuit. Ces démocrates qui veulent être les pilotes potentiels de masses prêtes à être anesthésiées et qui vivent avec l’illusion que la démocratie changera leur vie sans effort, sans prise de responsabilité, sans implication mythique, sans amour désintéressé, de la façon qu’elles l’ont fait jusqu’à aujourd’hui, purs produits de l’aliénation instituée qui a converti le smog en brume pittoresque.
Nous ne nions pas le rôle crucial que peut avoir à certains moments déterminés, dans les conflits sociaux, le fait de pouvoir élire les démocrates cravatés plutôt que les gorilles anonymes portant épaulettes et pistolets électriques. Ces gorilles qui s’entraînent en ce moment grâce aux fonds sociaux qu’apportent les nouveaux travailleurs indépendants... ce que nous serions dans ce cas en train d’élire, c’est le genre de mort qu’ils nous administreraient et non le genre de vie que nous voulons vivre. Mais ce dont il est question, c’est de savoir décider comment nous allons mener notre existence, et non de savoir comment vont-ils nous enrégimenter ; c’est de comprendre les conditions de notre mort sociale et individuelle.
S’il est vrai que les conditions sociales que nous avons connues, et à propos desquelles nous écrivons, se détériorent à un rythme accéléré, que virent au raisonnable les efforts pour prendre des raccourcis progressistes qui nous convertiraient, nous les bons humanistes, en gestionnaires raisonnables du chaos social qu’on nous a offert, depuis le poste de commandement humaniste nous ne pourrons pas expérimenter le monde que nous voulons, et encore moins explorer les potentialités qui à chacun de nos pas se manifestent obstinément.
Face aux actuelles lignes directrices [note] pour la réorganisation du capitalisme d’État cubain et face aux feuilles de route pour la mise en place d’un modèle de démocratie cubain fonctionnel par rapport à un capitalisme transnational sinistre, la force la plus redoutable que nous puissions présenter, nous les anarchistes, et tous ceux qui peuvent encore résister dans notre pays surréaliste, dans la salle isolée de cet hôpital psychiatrique global, c’est la volonté commune, fraternelle, travailleuse et libre de tous ceux qui veulent se réapproprier leurs conditions de vie, qui veulent autogérer cette vie sur la base des assemblées de citoyens, avec de la patience et de l’amour, afin de garantir que ni les démocrates cravatés, ni ceux qui portent des bottes et des fusils ne trouvent d’espace, ni dans nos désirs, ni dans nos vies. Pour que les belles marchandises disponibles du supermarché Carlos III, au cœur de La Havane, ne rendent pas incompréhensible et monstrueux le sens de nos vies.
Un pays sans État, un peuple organisé
Traduction Daniel Pinós