Ce que le pouvoir fait au cerveau

mis en ligne le 18 octobre 2012
Le pouvoir est une drogue. Ceci n’est pas une métaphore, mais une constatation médicale. Le pouvoir entraîne accoutumance et dépendance, comme l’héroïne, comme la cocaïne. Le pouvoir, réalité sociale, modifie la réalité biologique, hormonale et neuronale des personnes qui en ont.
Une personne dépendante a sans cesse besoin de ce dont elle dépend. Peu à peu, la quantité ou l’intensité de ce dont elle dépend doit augmenter pour retrouver le même plaisir. Il faut donc de plus en plus de pouvoir à la personne qui dépend du plaisir procuré par le pouvoir.
La victoire déclenche la même accoutumance que le pouvoir. Gagner déclenche de puissantes décharges de testostérone et de dopamine. Les conséquences politiques sont claires : écraser autrui procure du plaisir, un plaisir addictif.
« L’un des plus grands dangers menaçant le monde vient de ce jaillissement de testostérone dans le sang d’un dirigeant à haut besoin de pouvoir lorsqu’il gagne. Ce jaillissement hormonal est enivrant. Comme l’alpiniste qui cherche la satisfaction du pic suivant, plus dangereux, le politicien dépendant du pouvoir trouve difficile de se satisfaire du train-train de la politique quotidienne : il se languit du flash chimique que la victoire déclenche en lui. Hélas, comme tous les flashes de ce type, il faut que le stimulus suivant soit plus puissant, pour obtenir un effet égal » (p. 128).

Les hormones du pouvoir
La testostérone. Un petit poisson appelé Haplochromis burtoni se décline en deux types, T et NT. T, agressif, porte de vives couleurs. NT, guère ou pas du tout agressif, des écailles grises. Mais, de temps en temps, un NT devient soudain coloré et agressif. Bref, il devient un T. Dans son cerveau qui se met à sécréter de la gonadotropine, un groupe de cellules grandit jusqu’à huit fois, et ses testicules de NT atteignent bientôt les dimensions de celles des T. Son niveau de testostérone augmente. Pourquoi ? Lorsqu’un prédateur dévore un T, son territoire devient libre. Si un NT s’arroge ce territoire, il devient T. Un poisson humble, à faible taux de testostérone, devient agressif dominateur, à taux élevé de testostérone. Un changement dans le groupe et dans l’espace a provoqué un changement dans le caractère et dans le corps.
On a mesuré, en 2003, le niveau de testostérone de traders de la City : plus élevé le niveau de testostérone, plus élevé le profit du jour ! La chose s’explique : la testostérone rend plus attirante la prise de risque. En 2003, à la City, la prise de risque payait.
On a aussi mesuré les niveaux de testostérone de supporters du Brésil et de l’Italie avant le match de coupe du monde de football de 1994. Après la victoire du Brésil, on courut à la chasse des supporters. Chez les Brésiliens, la testostérone avait augmenté en moyenne de 28 %. Chez les Italiens, les vaincus, elle avait baissé de 27 %.
Gagner, même par procuration, augmente la présence de testostérone, perdre, même par procuration, la diminue.
Le taux de testostérone d’un homme diminue en moyenne de 34 % s’il devient père. La diminution est en raison directe du temps passé avec ses enfants : encore un changement social avec une incidence biologique directe.
On a jaugé la testostérone des participants à un sport qui demande fort peu de muscle, les échecs. Avant, pendant, après les matches. Tous les vainqueurs ont vu leur taux grimper. Et ils étaient en général ceux dont les taux étaient les plus élevés avant leur match !
On a demandé à des volontaires de prendre la pose. Les uns prirent une pose de pouvoir (assis dans un confortable fauteuil, les pieds sur le bureau), les autres une pose de soumission (debout, mains derrière le dos, tête baissée). La mesure fut formelle : une simple pose de pouvoir augmente la testostérone, une pose de soumission la fait baisser.
Les classes dominantes l’ont toujours su intuitivement ; dans tous les pays du monde, les aristocrates et les officiers se tiennent droit, très droit, plus droit que les ouvriers et les paysans.
La dopamine. En 1956, Olds et Milner se demandaient si des rats trouveraient désagréable une stimulation électrique de leur système limbique 1. Les deux chercheurs leur implantèrent des électrodes qui stimulaient ce système s’ils entraient dans telle zone de leur cage. Les rats s’y précipitèrent ! Olds et Milner transformèrent l’appareil et offrirent le choix aux rats de presser, ou non, un levier déclenchant la stimulation. Les rats pressèrent et pressèrent 700 fois par heure. Les chercheurs mirent ensuite de la nourriture et de l’eau dans la cage des rats, loin du levier. Les rats moururent de faim et de soif.
Le système limbique et la dopamine sont larrons en foire pour le plaisir, l’accoutumance et la dépendance. La production de dopamine provoquée par des stimuli extérieurs (jeux d’argent, pouvoir, victoire) ou par des substances addictives « prend la place » de la production naturelle de dopamine. La sécrétion de dopamine, c’est-à-dire la sensation de plaisir dans le cerveau, ne peut plus alors avoir lieu qu’à l’aide de l’extérieur, substance ou stimulus. Plus l’extérieur est utilisé, moins l’intérieur travaille, en un cercle vicieux qui conduit à la dépendance.
Plus une victoire ou une récompense est attendue, moins elle provoque de production de dopamine. Plus elle est inattendue, plus elle provoque de production de dopamine. Cela fonctionne également dans le sens d’une perte. Les loteries du monde entier proposent donc des jackpots énormes, clairement très difficiles à gagner : chacun sent que la victoire apporterait un immense plaisir (en plus de celui de gagner cent millions), mais à l’inverse, parce que chacun s’attend à perdre, la perte ne se traduit pas par une baisse de dopamine. Les loteries proposent la possibilité d’un immense bonheur et la certitude de ne ressentir, en cas d’insuccès, presque aucun abattement.
Cette caractéristique de la production de dopamine nous a été utile du point de vue de l’évolution, en forçant les humains à prêter attention à l’inattendu. L’inattendu soit est dangereux, soit conduit à des découvertes utiles.
D’où le plaisir des joueurs de casino, des traders, des politiciens : parce que leur activité comporte une énorme part d’imprévisible, elle promet une récompense dopaminique encore plus forte en cas de succès.
Mais, entre plaisir du risque et nécessité de « doses » de plus en plus fortes avec le temps, on comprend les actes et les carrières des politiciens qui n’ont pas su s’arrêter à temps. Quelle part tiennent dopamine et accoutumance dans les deux invasions de la Russie, par Napoléon et Hitler ? Comme l’argent, la dopamine est un bon servant et un mauvais maître. Elle donne confiance en soi et audace. Elle aide à se concentrer sur l’objectif et donne l’énergie nécessaire à sa conquête. Toutefois, son dosage s’avère délicat. Trop peu ? On déprime, on perd confiance en soi, on a peur du risque et du contact avec ses supérieurs. Trop ? On perd le contact avec la réalité, parce que le cerveau, concentré, refuse de prêter attention à la totalité des signaux perçus. Le cerveau d’Hitler, dopé par sa victoire éclair sur la France, a cru possible une victoire éclair sur la Russie. Il n’a pas prêté attention aux distances, à l’histoire, à l’hiver.
Chez les humains, animaux sociaux, la quantité de dopamine produite (la sensation de récompense ressentie) dépend aussi des récompenses d’autrui. Une grande récompense apporte moins de plaisir si les pairs en reçoivent une plus grande. Une petite récompense apporte plus de plaisir si les pairs en reçoivent une plus petite. Par conséquent, une personne dépendante du pouvoir ne sera pas satisfaite par une simple augmentation de son pouvoir, mais par l’obtention de récompenses supérieures à celles de ses pairs. Encore une cause de l’obstination des puissants à accumuler toujours plus de pouvoir.
Le cortisol. La production d’hormones, influencée par la victoire, l’est aussi par la défaite. En particulier pour le cortisol, l’une des hormones du stress, qui libère plus de glucose dans le sang (donc plus d’énergie pour les muscles) et arrête l’activité des systèmes digestif et immunitaire (le corps concentre ses ressources sur les muscles). Le taux de cortisol des personnes « à haut besoin de pouvoir » (nous verrons plus bas la signification de cette expression) augmente lors d’une défaite, et diminue en cas de victoire. Celui des personnes « à plus faible besoin de pouvoir » ne change que dans une amplitude beaucoup plus faible, dans un sens comme dans l’autre.
La simple présence d’un supérieur augmente le taux de cortisol chez un inférieur. Sauf chez certaines personnes, parce qu’elles se sentent quand même en contrôle de la situation. L’élément stressant dans la soumission hiérarchique est la perte de contrôle. Regagner, ou ne pas perdre, le contrôle permet de moins stresser, donc de moins produire de cortisol. Comme le démontre Michael Marmot dans son livre The Status Syndrome, How Your Social Standing Directly Affects Your Health (Le syndrome du statut. Comment votre niveau social affecte directement votre santé), cela augmente, toutes choses égales par ailleurs, l’espérance de vie. Les acteurs qui décrochent un Oscar vivent en moyenne quatre ans de plus que les acteurs nominés, donc à statut social à peu près équivalent, mais qui ne décrochent pas d’Oscar. Si on décroche plus qu’un seul Oscar, on vit six ans de plus ! Un phénomène similaire (un peu moins marqué, deux ans au lieu de quatre) a été découvert parmi les récipiendaires du prix Nobel et les personnes simplement nominées pour ce prix.
Le stress qui produit plus de cortisol naît de « la menace de l’évaluation sociale ». En termes plus simples, la honte. En termes plus précis : « L’internalisation des jugements négatifs portés sur moi […]. Ce sont leurs réactions à ma personne que j’engrange, afin de pouvoir trouver ma voie au milieu des intrigues, des loyautés et des trahisons du groupe. En faisant cela, je dois créer une image de “moi” qui soit au centre de cette cour de récréation. En fait, le “moi” qui se développe est essentiellement la somme de mes images de ce que les autres pensent de moi » (p. 173-174).
Ce moi comme « somme totale de ce que je pense être l’opinion d’autrui à mon égard » est de plus en plus instable. En Occident, il fut longtemps dissous dans le moi collectif de la chrétienté, à la merci de la bonne volonté de Dieu et du respect des règles rituelles. Puis le moi chrétien devint un moi individuel, responsable de son propre salut. Et le moi occidental, solitaire, fragile du XXIe ne dure qu’autant que dure une page de Facebook.
Sentir que l’on contrôle sa propre destinée (sentir que son moi est solide) devient de plus en plus difficile, au moment même où l’apparente liberté individuelle rend chacun apparemment seul responsable de sa destinée : la possibilité de l’échec est bien plus présente et menaçante qu’avant, alors même que la réalité du succès devient de plus en plus improbable.
Les récompenses du type Nobel ou Oscar sont les meilleures nouvelles possibles pour le moi moderne, la promesse la plus ferme, la plus crédible que la « somme totale de ce que je pense être l’opinion d’autrui à mon égard » est massivement favorable.
Or le processus du stress fonctionne en deux sens : si des signaux augmentent le stress, d’autres le diminuent. Ces signaux, de sécurité si l’on veut, en indiquant au corps que le stress est à présent inutile, génèrent des activités chimiques fort intéressantes. Par exemple, chez la souris, la production de BDNF (Brain-Derived-Neurotrophic Factor), une protéine qui aide à la croissance et à la survie des neurones. Un genre d’engrais à neurones ! Un Oscar, un prix Nobel ? Les plus forts des signaux de sécurité.

Psychologies du pouvoir
On évalue le « besoin de pouvoir » d’une personne, et plus précisément d’un politicien, en analysant les textes (livres, articles, discours) qu’elle produit, en catégorisant les mots qu’on y trouve (actions/influences/interventions, etc.) puis en déterminant statistiquement le poids de chaque catégorie. L’évaluation du besoin de pouvoir a permis bien d’autres mesures : par exemple, si on montre des visages en colère à des personnes à haut besoin de pouvoir, leurs systèmes cérébraux d’évaluation des bénéfices et des pertes se mettent à fonctionner à plein régime.
Toutes choses égales par ailleurs, les personnes à haut besoin de pouvoir escaladent les hiérarchies plus vite, et, s’il s’agit d’hommes, ont plus tendance à frapper leur compagne.
Le « besoin de pouvoir » est, souvent, assez stable chez les individus adultes. La sensation de pouvoir, elle, varie selon le contexte. Et elle renforce l’illusion que l’on peut contrôler les événements.
Des cobayes sont divisés en deux groupes. Le premier groupe doit s’imaginer pendant deux minutes avoir du pouvoir. Le second groupe doit s’imaginer subir le pouvoir d’autrui. Ensuite, l’expérimentateur annonce que des dés vont être jetés. Si le cobaye devine le nombre donné par les dés, il reçoit de l’argent. L’air de rien, l’expérimentateur demande si la personne préfère jeter les dés elle-même, ou si elle en laisse le soin à l’expérimentateur. Les gens qui avaient imaginé avoir du pouvoir eurent tendance à vouloir jeter les dés eux-mêmes, illusion de contrôle, et les gens qui avaient imaginé être soumis eurent tendance à laisser l’expérimentateur le faire.
Bien entendu, le résultat d’un jet de dés n’a rien à voir avec la personne qui l’effectue. Mais, CQFD, la sensation du pouvoir conduit à l’illusion de contrôler les événements.
Pour une autre expérience, chacun dut dessiner du doigt la lettre E sur son propre front. Ceux qui avaient imaginé avoir du pouvoir tendaient à dessiner le E correctement de leur côté et donc incorrectement pour autrui. Ceux qui s’étaient imaginés soumis tendaient à dessiner le E correctement pour autrui. « Si de faibles fluctuations dans la sensation de pouvoir chez des personnes ordinaires peuvent les rendre plus ou moins capables de prendre d’autres perspectives, quelles sont les conséquences de la possession d’un pouvoir infiniment plus grand, pendant des années, comme ce fut le cas pour Napoléon et Hitler ? Très probablement, posséder un énorme pouvoir dans la vie réelle provoque une corrosion à long terme de la capacité à se détacher de son propre point de vue ; un défaut potentiellement fatal, ce que confirmera n’importe quel joueur d’échecs qui n’a pas réussi à apprendre à visualiser l’échiquier du point de vue de son adversaire » (p. 109).
Trois personnes doivent discuter de sujets sociaux ou politiques difficiles, et en proposer une solution. Au hasard, l’une des trois est désignée pour diriger la discussion et rédiger un rapport notant les contributions des deux autres. Bref, ce « chef » a du pouvoir dans le contexte le plus stressant : celui de « la menace d’une évaluation sociale ». Après la séance, l’expérimentateur apporte une assiette avec cinq cookies. Pas six, cinq. D’abord, un cookie par personne. Mais après, qui ose en reprendre ? Dans la majorité des cas, le « patron » !
Tout le monde est filmé. Qui mange avec le moins de soin, miettes qui tombent, que l’on laisse sur le visage, bouche ouverte ? Le patron !
Mieux encore, si on recommence l’expérience et que le patron n’est plus le patron, mais un participant normal, il ne mange qu’un seul cookie.
Proprement.








1. Structures du cerveau impliquées dans le comportement (notamment les émotions : agressivité, peur, plaisir, etc.). (Ndlr.)



COMMENTAIRES ARCHIVÉS


medak

le 24 octobre 2013
URGENT, Il faudrait, au plus vite désintoxiquer nos "gérontaucrates"

Dudule

le 25 octobre 2013
Enorme.
On a beau se méfier des neuro-sciences un peu par principe, il n'y a pas de raisons pour que seuls les gens du marketing soient avertis de leurs résultats.
Et puis... On vient de me proposer un (petit) pouvoir. Je n'y tiens pas, mais cela rend service. Maintenant je saurai un peu mieux de quoi me méfier. Le jour où je mange salement, j'arrête tout.