De l’instrumentalisation du bien-être de l’enfant

mis en ligne le 4 décembre 2013
La crèche Baby-Loup a été créée il y a vingt ans par Natalia Balleato, réfugiée chilienne, à Chanteloup-les-Vignes (78). Expérience unique d’intégration, cette crèche met en œuvre l’accueil des enfants en fonction des besoins des parents, notamment de ceux qui ont des horaires décalés. Après avoir été condamnée par les prud’hommes pour avoir licencié une femme voilée, elle a gagné en appel, mais la Cour de cassation a cassé le jugement, provoquant un tollé. Dans un nouveau revirement juridique, la cour d’appel de Paris a donné raison à la crèche et a confirmé, mercredi 27 novembre, le licenciement.
Après la fameuse « pipe comme ciment du couple », l’aventure lesbienne pour gagner en « crédibilité swag », le « violez-la ! » d’Aldo Naouri, le magazine féministe Elle n’en finit plus de faire polémique. Les propos sexistes, racistes, peuvent pourtant se faire plus discrets, plus insidieux. La fille de Françoise Giroud, Caroline Eliacheff, a débuté aux côtés de Françoise Dolto, il y a quarante ans. Elle est souvent sollicitée par Elle pour intervenir sur des sujets liés à la famille, à la petite enfance, à l’éducation, la psychanalyse et la pédopsychiatrie. Elle poursuit son travail de psy en supervisant des psychologues de crèche, des juges aux affaires familiales, ainsi que d’autres psychanalystes. Sous prétexte d’un « devoir de réserve », explique-t-elle, tant qu’elle exerçait des responsabilités à la tête du centre médico-psychologique d’Issy-les-Moulineaux, dans les Hauts-de-Seine, elle a longtemps gardé le silence sur l’affaire de la crèche Baby-Loup. Elle publie un entretien à l’occasion de la publication de son ouvrage intitulé Comment le voile est tombé sur la crèche, les vrais enjeux de l’affaire Baby-Loup (Albin Michel). Caroline Eliacheff prétend poser les questions occultées dans le débat, notamment : que perçoivent les enfants du conflit autour du voile ? Sous prétexte de mettre le bien-être de l’enfant au centre de la réflexion, cet entretien contribue à entretenir une série de clichés discriminatoires. Pour Caroline Eliacheff, le voile serait néfaste pour les enfants, dans la mesure où, à cause de celui-ci, les enfants « perçoivent qu’il y a une différence entre les hommes et les femmes, que les femmes doivent se comporter différemment en présence des hommes ».

Du côté des petites filles
Lutter contre les représentations figées des genres dans les premières années de la vie est un combat essentiel dans la mesure où les représentations sont rapidement intériorisées par les enfants et ont des conséquences directes par la suite, instaurant un processus ininterrompu de discrimination. Le « classique » de la littérature féministe Du côté des petites filles, d’Elena Gianini Belotti, met en évidence la puissance de ces représentations stéréotypées qui assiègent des qualités différentes aux filles et aux garçons tout au long de la prime éducation. Toutes ces différences ont la particularité de manifester l’infériorité du sexe féminin. De ce point de vue-là, le voile devrait, certes, être combattu. Cependant, ce que peut provoquer chez un nourrisson, un visage maquillé ou la vision de jambes perchées sur des talons n’intéresse pas grand monde. Depuis des mois, des voix s’élèvent pour nous expliquer combien il est essentiel de conserver, (que dis-je, de préserver, de sauver même) les différences hommes-femmes en luttant contre le concept de « gender » dans l’éducation. Ce n’est pas ce sexisme-là que dénonce Eliacheff, un sexisme vu comme résiduel, le fait de quelques imbéciles. Les oppositions au « gender » sont même vues comme un simple et sain débat public alors que le voile est, lui, vu comme l’abominable signifié d’un signifiant atroce, la soumission de la femme. Le sexisme « musulman » – notion qu’il reste à définir car musulman, par amalgame, est souvent employé pour désigner des résidents et nationaux d’origine arabe ou maghrébine – serait univoque et porté par l’ensemble des membres d’une communauté. Eliacheff admire elle-même beaucoup la différentiation hommes-femmes lorsqu’il s’agit des critères occidentaux. Ainsi, elle n’hésite pas à s’extasier, dans Le Journal du dimanche, à propos de sa mère : « Ma mère était la plus belle des mamans. Je me souviens de ses robes de grands couturiers, de son parfum. Comme toutes les petites filles, j’ai essayé ses talons hauts et son rouge à lèvres. Elle m’a initiée à la féminité, pas seulement par l’exemple : c’est elle qui m’emmenait chez le coiffeur et m’achetait mes vêtements, seules activités qu’elle ne déléguait à personne. Séduisante, élégante, intelligente, travailleuse : c’était ça, être une femme. » Il y aurait donc, d’un côté, LA bonne différentiation hommes-femmes – rouge à lèvres, jupe et talon – et, de l’autre, le mauvais – le voile. Un voile est, effectivement, une manière de différencier les femmes des hommes et de faire porter aux femmes des devoirs différents de ceux des hommes ; comme des talons, comme le maquillage… Or, il est admis par tous et toutes que nous, les femmes, sommes capables de penser malgré nos artifices ; pourtant, il est évident, par beaucoup de personnes, qu’une femme voilée ne pensera pas au-delà de son voile. Dans la mesure où c’est une femme portant les attributs de la féminité (selon sa culture), elle soutiendra forcément une hiérarchie entre les sexes ? De plus, puisqu’elle ne se rebelle pas ouvertement en refusant de porter le voile qui lui serait imposé comme double symbole de soumission (aux hommes et à Dieu), elle serait obligatoirement religieuse, voire fanatique. Or, le port du voile peut correspondre à différentes réalités, parfois détachées de la pratique religieuse : tradition culturelle, symbole anticolonialiste, imposé par les proches. De plus, on peut subir une domination et pourtant ne pas l’accepter et chercher à en sortir. Hors de la question du voile, qui oserait accuser une femme subissant une domination sexiste d’accepter celle-ci de bon cœur, voire de faire de la « pub » pour cette domination ? Considérant que toutes les femmes sont victimes du patriarcat, il faudrait, donc, leur interdire de s’occuper des enfants de peur qu’elles ne reproduisent ces schémas de domination ? Absurde.

Déterminisme religieux
Du déterminisme génétique on passe au déterminisme religieux. Si les anarchistes s’élèvent contre toutes les religions, ils rejettent également toute idée de déterminisme. Au nom d’un rejet de la religion, ils ne sauraient laisser dire que la pratique de l’islam oblige, de façon quasi génétique (on est tellement proche d’un naturalisme), ses membres à des comportements dont ils ne peuvent s’empêcher. Pourtant, pour Eliacheff, « une salariée voilée ne se contente pas de porter le voile : elle pourrait aussi appliquer aux enfants ce qu’elle estime être les règles de sa religion ». De là à dire que le port du voile devient « un acte prosélyte » chez une musulmane, il n’y a qu’un pas. Le voile devient un élément naturalisant : on prête des qualités et des défauts intrinsèques à celles qui le portent ; ainsi, une femme voilée serait forcément religieuse et sexiste. Elle serait obligatoirement et entièrement mue à la fois par son voile et mue par les hommes de sa communauté. La société arrive à accepter l’idée qu’un croyant non musulman est capable de penser en dehors de sa religion et peut avoir le bon sens de ne pas l’imposer à tout le monde. Pourtant, le musulman, et encore davantage la musulmane (mue à la fois par son sexe et sa culture), en seraient incapables. Le bénéfice du doute ne leur est pas accordé. Tout leur rapport au monde serait façonné par leur pratique religieuse (si tant est que la personne pratique réellement l’islam, puisque, comme dit précédemment, le vocable « musulman » tend à désigner tout individu d’origine arabe ou maghrébine). Considérant que 70 % des Français se disent croyants, il faudrait, donc, leur interdire de s’occuper des enfants de peur qu’ils les « contaminent » ? Impossible.

Attention à la brèche
À Baby-Loup, le conflit a des répercussions sur les enfants. L’équipe a décidé de fermer la crèche de Chanteloup-les-Vignes fin décembre. Eliacheff note, avec justesse, les conséquences des insultes échangées entre le personnel et des parents en présence des enfants. Certains parents traitent Baby-Loup de « crèche de merde » en présence des enfants. Eliacheff pose alors la question : « L’enfant peut se demander ce qu’il vaut pour que ses parents le confient à une « crèche de merde » ! »
En revanche, indépendamment du climat particulier lié à cette affaire, elle affirme à propos du voile : les enfants « sentent que cela provoque un certain malaise et un questionnement chez les adultes. Par exemple, lorsque les parents n’ont pas d’autre choix que de les laisser chez une assistante maternelle voilée et que cela leur pose question ». Lorsque quelque chose chez l’éducateur dérange les parents, au nom du bien-être de l’enfant, il faudrait, donc, s’attaquer au problème en supprimant le détail dérangeant. Sans doute faudrait-il mieux apprendre aux parents à ne pas faire peser sur les enfants leur intolérance. Que faire si des parents homophobes hésitent à confier leur enfant à un homosexuel ? Hausser les épaules et affirmer que c’est leur droit ? Demander à l’éducateur ou l’éducatrice de cacher ses préférences ? Intolérable.
Les problèmes que pose un tel article, dans un magazine tiré à 516 070 exemplaires en France (en 2010), c’est qu’il va contribuer à renforcer le climat de méfiance, de peur et de haine actuel. Cela d’autant plus que les femmes qui vont le lire sont précisément celles qui s’occupent des enfants, tâche encore largement sexuée. On assiste à une racialisation de l’islam, appelée maladroitement islamophobie. Que celle-ci se justifie au nom d’un bien-être présumé de l’enfant est inadmissible. Cela consiste moins à critiquer la religion (ce qui serait sain) qu’à rejeter en bloc une partie de la population vue comme un « problème ». Pour lutter contre cet écueil, il est indispensable d’exercer notre esprit critique et de critiquer finement les religions, toutes les religions, dans une démarche antiautoritaire et émancipatrice.