Deux volcans mexicains au musée de l’Orangerie

mis en ligne le 17 octobre 2013
Frida Kahlo-Diego Rivera. L’art en fusion. Un couple et deux peintres sur les cimaises de l’Orangerie. Il y a déjà la file d’attente pour voir l’expo, confinée bien sûr dans un espace beaucoup trop petit et le service d’ordre est évidemment dépassé, malgré la tranquillité des visiteurs ! Dès l’entrée le ton est donné, des jeunes femmes demandent : « C’est où Frida ? » Kahlo est devenue bien plus célèbre que son mari Rivera. Sacré retournement ! On se rend compte tout de suite qu’il est difficile de contenir ces deux coulées de lave sorties tout droit de la cocotte-minute mexicaine, tropique de bouillonnements telluriques, terre d’ouragans et d’excès, d’explosions de couleurs et de déserts cactés… Malgré une bonne intention évidente pour présenter en contraste les deux artistes – pourquoi toujours les accoler ? –, ils méritent chacun une exposition à part entière. En tout cas c’est mon point de vue. Ils sont très différents. Frida produit une œuvre intimiste et ardente, Diego une œuvre énorme et rayonnante, symbiose entre l’art occidental et la culture indienne toujours vivace. Frida peignait des toiles de petite dimension, parfois inspirées par les ex-voto des églises et Diego des fresques monumentales, à l’image de la tradition précolombienne qui en décorait ses temples. Il en avait appris la technique en Italie, pendant son voyage en Europe, fasciné par l’art de la Renaissance. Cette expo me ramène immédiatement à mon voyage à Mexico. À peine remis du décalage horaire, je fonce à Coyoacan (l’endroit des coyotes), j’arrive à la Maison bleue, le musée mythique de Frida Kahlo (elle y naîtra en 1907 et y mourra en 1954). Quelques touristes, mais beaucoup de Mexicains, des profs avec leur classe… Frida est une icône là-bas, une gravure de mode… un symbole de liberté pour les femmes. C’est un endroit magique imprégné de la présence de l’artiste dans chaque pièce. En même temps une expo organisée par la revue Vogue Mexique – « Ne pas se fier aux apparences » – montre toutes les prothèses et tous les corsets (qui ont inspiré Jean-Paul Gaultier) que Frida a portés, ainsi que ses robes européennes ou indiennes… Le décor et son envers, si j’ose dire… À 8 ans, elle est atteinte de la polio. Sa jambe droite reste atrophiée. « Pata de palo » (patte folle !), lui crient ses camarades. À 18 ans, en 1925, un terrible accident de la route la cloue dans une nouvelle infirmité. Son bus est heurté par un tramway. Une barre de ferraille la transperce et ressort par son vagin. « C’est ainsi que je perdis ma virginité ! » écrit-elle dans son journal. La mort sourit gaiement à chaque coin de rue à Mexico. C’est la fameuse Catrina du graveur Jose Guadalupe Posada, Tête de mort, coiffée d’un chapeau incroyable surmonté de plumes d’autruche. Frida la voit passer ce jour-là. Elle a la colonne vertébrale brisée, onze fractures… Elle réussit à survivre après trois mois d’hôpital, elle en ressort sanglée dans un corset, c’est presque une femme bionique ! Toute sa vie elle dissimulera ses infirmités en se donnant à fond dans la peinture avec passion, elle fera même de sa vie une œuvre d’art avec un grand sens de la mise en scène. Sa mère lui offre une boîte de couleurs, son père un chevalet adapté, avec un miroir au-dessus de sa tête, forcément elle se prend pour modèle. Elle peindra 56 autoportraits sur les 255 toiles qu’elle exécutera (inspirée par les peintures naïves mexicaines, mais aussi par Bosch, Brueghel et Botticelli). Frida Kahlo est la fille de Matilde Obregón (une mère mexicaine, moitié indienne, moitié espagnole) et d’un père juif allemand, Guillermo Kahlo, photographe qui eut des revers de fortune avec la chute de Porfirio Diaz (général dictateur) déposé par la révolution. Son père lui apprit le cadrage photographique et l’entoura d’affection, sa mère étant dépressive. Elle voulait être médecin, elle sera peintre. Dès le début elle a décidé d’être une femme libre et indépendante, ce qui n’est pas aisé dans la société machiste mexicaine. On la voit souvent habillée en homme, une cigarette à la main, entourée d’une bande de joyeux fêtards masculins (les peintres Orozco et Siqueiros par exemple), le film biographique de Julie Taylor le montre fort bien. Elle rencontre Diego Rivera qu’elle admire, sur le chantier d’une de ses fresques, et après plusieurs péripéties, ils décident de se marier. Ce sera l’union de « la colombe et de l’éléphant » ! Leur vie sera tumultueuse et romanesque, à faire pâlir d’envie les revues people ! Diego Rivera (1896-1957) est déjà un monument dans son pays, son père, un fonctionnaire, du même nom, voulait qu’il fasse une carrière militaire, mais Diego étudie à l’Académie des beaux-arts. Grâce à une bourse il voyage en Europe et se lie d’amitié avec de nombreux peintres de Montparnasse, Picasso, Braque. Modigliani peint son portrait. Il est voisin de Piet Mondrian. Il peint vingt-cinq toiles cubistes, expose au salon des indépendants à Paris. Puis à New York aux côtés de Braque, Picasso, Cézanne, Van Gogh (1916). Au même moment la révolution fait rage au Mexique. Quand il revient dans son pays en 1921, après avoir rompu avec les influences européennes, il est chargé par le ministre de l’éducation Vasconcelos de peindre des murales (fresques) pour l’éducation populaire. En effet le mouvement des peintres muralistes considère que les tableaux sont le symbole de la marchandisation bourgeoise. C’est de l’art pour l’art. Les fresques peintes dans des lieux publics sont faites pour être regardées par tous. C’est l’art au service du peuple et de la révolution sociale qui est censé communiquer l’esprit de révolte. Diego Rivera en peindra dans beaucoup d’édifices publics, il réalisera la synthèse de l’art moderne avec le primitivisme indien. Il remettra à la mode l’art pré-hispanique. Sa grand-mère était une Indienne et pour lui l’Indien est une figure de la résistance à l’oppression. Ces peintures murales sont grandioses et époustouflantes, la palette de Rivera explose de couleurs : pour les avoir vues de près, on reste subjugué ! C’est un merveilleux coloriste. Le dimanche, les familles mexicaines viennent les contempler de près et surtout les commentent. « Regarde, c’est Pancho Villa et son cheval Siete Leguas (sept lieues), et voilà Emiliano Zapata avec une banderole Tierra, libertad y pan para todos (Terre, liberté et du pain pour tous), ah c’est l’horrible dictateur Porfirio Diaz, tiens, Ricardo Florés Magon qui vend son journal anarchiste Regeneracion… » Mais Rivera va trop loin, et le gouvernement mexicain, trouve que représenter Marx, Lénine, Trotski et Frida Kahlo et sa sœur Cristina en train de distribuer des armes au peuple, c’est pousser le bouchon un peu loin ! Eh oui, les deux peintres sont des marxistes invétérés, ce qui ne fait pas politiquement correct dans les colonnes du Monde libertaire, mais l’on se doit d’explorer toutes les pistes pour se faire un point de vue ! Diego et Frida appartiennent au Parti communiste mexicain, dont ils seront d’ailleurs exclus, puis réintégrés. Diego n’apprécie pas trop son voyage en URSS, il fréquente aussi les cercles maçonniques. Ils sont tous les deux assez iconoclastes, et naturellement athées et anticléricaux et bien sûr très engagés socialement. Finalement Rivera adhère à la IVe Internationale et accueille Trotski, en exil chez lui, il le chasse lorsque Frida entame une liaison avec lui. Les deux peintres seront inquiétés par la police lorsque le bourreau de Kronstadt et de l’Ukraine libertaire sera assassiné. Rivera aura une période américaine et peindra aussi des fresques aux États-Unis (Detroit, San Francisco). Celle de New York sera effacée par son propre mécène Rockefeller, il ne supporta pas l’effigie de Lénine en ouvrier ! Diego était beaucoup plus ouvert au monde, subjugué par les États-Unis. Frida n’appréciait que de très loin « les gringos ». Elle détesta d’ailleurs les intellos français et les surréalistes notamment, qu’elle trouvait prétentieux, à l’exception de « l’anartiste » Duchamp. Elle était plutôt centrée sur sa terre natale et… sur ses cicatrices (on peut la comprendre). À ce sujet une toile de l’expo attire plus particulièrement mon attention, c’est celle de Frida intitulée Unos cuantos piquetitos (quelques petites piqûres), inspirée par un fait divers lu dans le journal. C’est le meurtre d’une jeune femme par son amant qui la larda de coups de couteau et qui dira au juge : « Ce ne sont que de simples petites piqûres ! » Tableau féministe s’il en est, qui dénonce les violences faites aux femmes, le sang déborde jusque sur le cadre en bois, mais c’est aussi un règlement de compte entre Diego et elle. En effet il avait des maîtresses innombrables, mais lorsqu’il a une liaison avec sa sœur Cristina, elle en souffre terriblement. Lui ne digère pas l’affaire Trotski, ils divorceront, puis se remarieront un an plus tard aux conditions de Frida à son retour de France, incapables de vivre l’un sans l’autre, ils ne seront plus complices qu’intellectuellement. Diego reprendra ses aventures amoureuses et Frida sa bisexualité assumée. Relation, tout compte fait très SM. Ce n’est pas facile de mener une vie de personne libre dans notre société conservatrice. J’insiste aussi sur un autre tableau de Kahlo, celui de la colonne brisée, témoignage de sa souffrance journalière et de sa lutte quotidienne pour survivre estropiée et sublimer sa douleur dans la peinture et sa passion pour Diego qu’elle appelait : « zaporana » (crapaud-grenouille). Ils auront été les deux grands peintres de la Mexicanalité, de l’amour et de la passion. Rivera ne survit que trois ans à Frida, à sa mort il offre la Maison bleue et sa collection de statues précolombiennes au peuple mexicain. Allez les voir au musée de l’Orangerie, jusqu’au 13 janvier 2014.