Situationnisme : un triste et véridique spectacle

mis en ligne le 16 mars 1989
On les avait beaucoup entendus, beaucoup, beaucoup, beaucoup trop, puis moins, puis plus, ou presque plus ; quelques râles encore, de-ci de-là, trois pauvres petites ritournelles sur fond de gesticulations pathétiques et de contorsions dérisoires ; l'odeur rance d'une médiocrité besogneuse, le sinistre des flonflons l'une banalité stéréotypée.
On les disait vieillis, aigris, rabougris, racornis, ramollis ; vieux cons rabâcheurs, radoteurs, pleurnicheurs, déconnants, emmerdants, chiants, ran plan plan.
On les savait usés, desséchés, désossés, dessoudés, à bout de souffle, à bout de dire, à bout de faire, malades de leurs gerçures, de leurs fêlures, de leurs déchirures.
Bref, on les pensait bien bas, quasiment à l'agonie, mais de là à imaginer pareil trépas... Pensez, après avoir joué les Saint-Just de l'anti-spectacle et les Fouquier-Tinville de l'anti-marchandise, finir comme cela, à Beaubourg, dans la Cage d'une vulgaire exposition 1 livrée à l'appétit de quelques rares spectateurs et marchands, et avoir les « honneurs » d'une triple page 2, dans la rubrique « Culture » d'un Libération plus post-moderne que jamais, c'est une fin qu'on ne souhaiterait pas, même à son pire ennemi (fut-il capable de tolérer un tel intolérable pour s'être toujours toléré lui-même !).
Ah, qu'il doit désormais être dur le « situationniser » après un tel voyage au bout de la nuit de l'honneur perdu !

Le cadavre d'un ennemi sent toujours bon
Signe des temps – en ces temps où le signe est roi –, c'est en toute bonne foi (et même en pensant lui rendre hommage) que le Centre Georges-Pompidou et Libération donnent aujourd'hui au Situationnisme le coup de pied de l'âne.
Qu'on ne s'y trompe pas, en effet, « l'outrage » d'une exposition et d'un méga-papier dans la rubrique culture, toutes choses qui semblent devoir relever du clin d'oeil, du pied de nez, voire même le l'humour, n'est rien à côté de celui consistant à réduire le Situationnisme à un simple mouvement artistique. Car, quel que soit le degré l'ignorance, d'analphabétisme ou même de nullité, des gens de Beaubourg et de Libération, on n'évacue jamais que ce qui est évacuable. Et ça, c'est dur, très dur même, pour l'incontestable dimension politique d'un mouvement comme le Situationnisme.
Dans ces conditions – qui sont celles de l'occultation et de l'effondrement d'une cohérence –, on voudra bien me pardonner de marcher en dehors des clous de l'air du temps, en essayant de rendre à César ce qui est à César. Se réjouir de la mort d'un ennemi politique est une chose. S'attacher à lui voler son âme en est une autre, et seuls s'en étonneront ceux qui s'étonneront toujours de tout, pour ne s'être jamais étonnés eux-mêmes. Ici, ce n'est pas le genre de la maison.

De la révolution de l'art à l'art de la révolution
À l'origine 3, c'est vrai, le situationnisme a eu à voir avec l'art. L'Internationale situationniste a été fondée en 1957 à l'issue d'une fusion du mouvement pour un Bauhaus Imaginiste, du Comité psycho-géographique de Londres et de l'Internationale lettriste, et regroupait un certain nombre d'artistes radicaux. Cela étant, le situationnisme va très vite rompre avec une problématique artistique stricto-sensu. En 1960, Debord et Canjuers publient leurs Préliminaires pour une définition de l'unité du programme révolutionnaire et prennent leurs distances avec la culture, qu'ils refusent de considérer comme un secteur indépendant de l'économie politique. « La politique révolutionnaire, écrivent-ils alors, a donc pour contenu la totalité des problèmes de la société ». On ne saurait être plus clair. Et, pour que cela le soit définitivement, ils n'hésitent pas à le répéter en 1964 4 : « Nous sommes des artistes par cela seulement que nous ne sommes plus des artistes » ; après avoir dit, on ne peut plus nettement, en 1963 5 : « Les temps de l'art sont révolus... On ne peut réaliser l'art qu'en le supprimant. »
Certes, ici et là, notamment à travers une série de réflexions et d'actions centrées sur le « détournement » ou la « dérive », le situationnisme gardera la mémoire de ses origines, mais là n'est plus l'essentiel.
L'essentiel, pratiquement d'entrée de jeu, se situe au plan politique. À l'instar d'une certaine fraction de l'extrême gauche, ils se livrent en effet à une critique en règle de la société capitaliste. Ici, ils dénoncent le règne de la marchandise en rappelant que « Ce qui s'est appelé l'Histoire n'est que l'histoire de la marchandise et des hommes qui la produisent en se déshumanisant » 6. Là, ils vont même encore plus loin en proclamant que « la critique de l'économie est le préalable à toute critique moderne de la marchandise » 7, ou que « Le monde n'a fait que se transformer selon les lois de l'économie. Le temps est venu de le créer selon l'harmonie des plaisirs » 8. Ailleurs, ils arpentent en tous sens les corridors glauques de l'aliénation que subissent les exploités et les opprimés et, notamment, celui de la survie. « L'homme de la survie, nous dit Raoul Vaneigem, c'est l'homme émietté dans les mécanismes du pouvoir hiérarchisé, dans une combinaison d'interférences, dans un chaos de techniques oppressives qui n'attend pour s'ordonner que la patiente programmation des penseurs programmés » 9. Ailleurs, encore, ils critiquent – hardi tiens bon ! – la société du spectacle : « Toute la vie des sociétés dans lesquelles règnent les conditions modernes de production s'annonce comme une immense accumulation de spectacles. Tout ce qui était directement vécu s'est éloigné dans une représentation » 10.
Comme on le voit, la critique situationniste du capitalisme est du genre tous azimuts. L'économie, le politique, le social, la vie quotidienne, etc. rien n'échappe à son scalpel. Et, dans les années qui précédaient Mai 68, il s'agissait-là d'un discours rare. D'autant plus rare, qu'à cette critique du capitalisme s'ajoutait une critique des idéologies à prétentions révolutionnaires, critique portant notamment sur leur incapacité à prendre en compte la révolution de la vie.
En soi, cette critique des épiciers révolutionnaires ayant pignon sur rue, via l'affirmation du caractère central de la désaliénation dans le processus révolutionnaire, n'était pas vraiment nouvelle. Les anarchistes individualistes, déjà, s'étaient attachés à poser largement les termes de cette problématique. Mais il y avait le ton, le brio des formules, le look, dirait-on maintenant, et aujourd'hui encore on ne se lasse pas de lire et de relire ce que Raoul Vaneigem écrivait en 1968 : « Nous ne voulons pas d'un monde où la garantie de ne pas mourir de faim s'échange contre le risque de mourir d'ennui... Ceux qui parlent de révolution et de lutte de classes sans se référer explicitement à la vie quotidienne, sans comprendre ce qu'il y a de subversif dans l'amour et de positif dans le refus des contraintes, ceux-là ont dans la bouche un cadavre » 11.
Ajoutons à cela une férocité de tous les instants et une utilisation massive de l'insulte, et on comprendra aisément que dans l'immédiat pré-68, à une époque dominée par le PCF et De Gaulle, époque contestée par une petite poignée de militants d'extrême gauche où régnait déjà un léninisme à front bas rongé par la tristesse et le sacrifice militant, le situationnisme apportait un indéniable petit rayon de soleil.
De ce fait, il suffisait d'une étincelle pour que la marmite à renversement situationniste mette le feu à la savane. Et ce fut la fameuse brochure De la misère en milieu étudiant, écrite en 1966 par Khayati et financée par l'AFGES (Association fédérative générale des étudiants de Strasbourg), où venait d'être élu un petit groupe familier des thèses de l'Internationale situationniste. Et ce fut Mai 68, où, sur les murs et dans les tracts, les affiches et les cœurs, fleurirent la rage et la poésie situationnistes.
Bouffée d'air pur et chantre de la fête révolutionnaire, en ces temps de grisaille, le situationnisme n'allait cependant pas tarder à se faner très vite.

Deux crocodiles dans le même marigot
Au plan théorique, en effet, le situationnisme manquait pour le moins de clarté. La référence au prolétariat demeurait vague et proche de la mythification (« Il porte la révolution qui ne peut rien laisser à l'extérieur d'elle-même... ») 12 ; la définition de la révolution se limitait à l'invocation de magiques conseils ouvriers (« Dans le pouvoir des conseils, qui doit supplanter internationalement tout autre pouvoir, le mouvement prolétarien est son propre produit, et ce produit est le producteur lui-même... ») 13 ; l'absence de projet sociétaire et social était criante ; et la conception de l'organisation révolutionnaire était toute à la fois mégalomaniaque, surréaliste et indigente (« L'Internationale situationniste n'a pas seulement vu venir la subversion prolétarienne moderne ; elle est venue avec elle... » 14, « La Jonction de l'internationale situationniste est une fonction axiale : être partout comme un axe que l'agitation populaire fait tourner et qui propage à son tour, en le multipliant, le mouvement initialement reçu... ») 15.
Avec un tel manque de consistance, l'issue ne faisait aucun doute, et très vite les querelles de personnes, les exclusions et la haine décimèrent l'idole d'un printemps trop bref. En 1969, Mustapha Khayati démissionnait... pour rejoindre le Front populaire démocratique de libération de la Palestine, au sein duquel il croyait discerner une fraction prolétarienne révolutionnaire. En 1970, Vaneigem prenait la porte à son tour, ce qui nous permettait d'apprendre dans le communiqué vengeur de l'Intemationale situationniste qui s'en suivit que, le 15 mai 1968, après avoir contre-signé une déclaration appelant à la révolution généralisée, M. Vaneigem s'en alla dans l'après-midi prendre son train pour rejoindre le lieu de ses vacances en Méditerranée, arrêtées de longue date. C'était le début de la fin. Celui d'une série de textes tous plus nuls et indigents les uns que les autres. Au point qu'un avril 1976, Libération en arrivait à écrire : « Après le sinistre Petit procès de la récupération commis par Faime Semprun, Les hommes se droguent, l'État se renforce édité chez Champ Libre vient renforcer la grosse évidence que tout un chacun peut constater : nos situs modernes sont devenus les nouveaux moralistes, doctes et vertueux, de notre époque. »
Dur ! Très dur, pour un Debord resté seul maître à bord d'un navire faisant eau de toute part.

Situationnisme et anarchisme
À l'époque de sa prospérité, les anarchistes ne se privèrent pas de dénoncer le situationnisme. Ici et là, en Italie et en France en particulier, on l'accusait d'être une officine du marxisme et de vouloir saboter les organisations anarchistes, voire même de s'en emparer.
Avec le recul du temps, on peut aujourd'hui affirmer que l'ignorance et la paranoïa présidèrent largement à tout cela.
Certes, le méli-mélo théorique du situationnisme a parfois certains relents qui peuvent induire en erreur un lecteur peu attentif, mais de là à le cataloguer de marxiste il y a une marge.
Certes, également, dans le mouvement anarchiste, un certain nombre d'individus et de groupes, se réclamant plus ou moins vaguement du situationnisme, semèrent une pagaille certaine, mais de là à y voir la main de l'Internationale situationniste, il y a un pas que personnellement je ne franchis pas.
En fait, le situationnisme est apparu sur la scène de l'histoire à une époque où le mouvement anarchiste connaissait un certain désarroi, aussi bien au plan théorique qu'organisationnel.
Dans ces conditions, il constituait le bouc-émissaire idéal. Aujourd'hui que le situationnisme est mort et enterré à Beaubourg, et que l'anarchisme redresse la tête, il apparaît clairement que l'on s'est fait une frayeur pour pas grand-chose.
Espérons que la leçon portera, et qu'à l'avenir nous choisirons de nous donner les moyens de notre rénovation, sans perdre un temps qui a la beauté rare de l'éphémère, à essayer de dégonfler des baudruches.



1. Exposition sur le situationnisme, par Peter Wollen et Mark Francis.
2. Libération du 24 février 1989.
3. Cf. le chapitre « Les origines de l'internationale situationniste » dans Le situationnisme ou la nouvelle internationale, par Eliane Brau, Éd. Debresse.
4. In la revue L'Internationale situationniste n°9, d'août 1964.
5. Réponses de Martin, Strijbosch, Vienet et Vaneigem au nom de l'internationale situationniste à un questionnaire, lors d'une exposition organisée par le Centre d'art socio-expérimental en décembre 1963.
6. Raoul Vaneigem, Le mouvement du libre-esprit, Éd. Ramsay.
7. Jean-Pierre Voyer, Rapport sur l'état des illusions dans notre parti, suivi des révélations sur le principe du monde, Éd. Institut de préhistoire contemporaine.
8. Le mouvement du libre-esprit, op. cit.
9. Raoul Vaneigem, Traité de savoir-vivre à l'usage des jeunes générations, Éd. Gallimard.
10. La véritable scission dans l'internationale : circulaire publique de l'Internationale situationniste, Éd. Champ Libre.
11. Traité de savoir-vivre à l'usage des jeunes générations, op. cit.
12. La société du spectacle.
13. Idem.
14. La véritable scission dans l'internationale : circulaire publique de l'Internationale situationniste, Éd. Champ Libre, op. cit.
15. Traité de savoir-vivre à l'usage des jeunes générations, op. cit.