Au nom de la bombe

mis en ligne le 14 octobre 2010
Comme la guerre, la bande dessinée politique est « un art délicat, et tout d’exécution ». Nos compliments les plus épatés donc aux Napoléons des petits Mickeys, Alain Dandrov et Franckie Alarcon, auteurs de Au nom de la bombe. Histoires secrètes des essais atomiques français, album de BD paru chez Delcourt. L’idée irradie la simplicité : interviewer les survivants parmi les personnels militaires qui ont contribué à la gloire nucléaire de la France. Après une introduction par Jean Vautrin (je recommande la description du colonel pataouète complexé par sa petite taille), l’album commence par la patrie du Geiger, pardon de la gégène, l’Algérie. Prenons une toute petite histoire d’une page, résumé parfait de la bêtise militaire. 19 février 1960. Six jours après l’explosion de Gerboise bleue, la première bombe atomique française, dans le camp de Reggane, un soldat est convoqué d’urgence. Un capitaine a besoin d’un chauffeur.
Pour aller sur le point zéro. Six jours après l’explosion ! Ils partent. Équipés d’une combinaison en coton et de masques à gaz modèles 1944.
Malgré les injonctions par haut-parleur d’un hélicoptère, ils s’arrêtent au point zéro. Là, le capitaine ordonne au bidasse de planter un drapeau français. « On n’a pas pu le planter à Diên Biên Phu, au moins, ici, il sera dit qu’on a planté le drapeau de la France. »
Vous aurez compris que ces histoires ne sont pas inventées, mais tirées des récits des survivants…
Après l’hommage au drapeau, l’intermède comique. Le 1er mai 1962, deux ministres, Pierre Messmer (Armées) et Gaston Palewski (Recherches et Affaires atomiques) viennent assister à un tir nucléaire. De près. Parce que la bombe a été placée au cœur d’une épaisse montagne. La radioactivité sera donc confinée dans la roche. « Il n’y a aucun risque », parole d’expert, et d’expert militaire par surcroît.
Évidemment, la bombe refuse d’obéir à l’expert et, d’un flanc de la montagne, s’échappe un énorme nuage. Radioactif.
Panique dans le poste d’observation avancé, où observent MM. les ministres. « Évacuation générale ! » Ça se carapate, en oubliant jusqu’aux chaussures. Haut goût de la scène suivante où MM. les ministres reçoivent l’ordre de se mettre à poil pour la douche de décontamination, ordre donné brutalement par un deuxième classe, ignorant à qui il s’adresse. L’histoire devient moins drôle lorsque le lecteur découvre que les soldats ne recevront aucune information quant à la dose d’irradiation subie. Lorsqu’il s’avère qu’« on ne retrouve plus neuf appelés qui étaient derrière la montagne ». Lorsqu’il s’avère en outre qu’« on a oublié une centaine de travailleurs autochtones près de la montagne ». Avec une grande humanité, un lieutenant ordonne alors à un sergent de prendre six hommes et trois camions et d’aller en zone irradiée chercher les bicots. Mais sans combinaisons, parce que sinon les combinaisons feraient peur aux bicots.
Tout comme l’armée américaine, qui a sciemment utilisé des soldats non informés comme cobayes dans nombre d’expériences immondes, de l’exposition aux radiations nucléaires à l’ingestion subreptice de LSD à doses de cheval, l’armée de la France, le pays des droits de l’homme, a utilisé des soldats… pour vérifier que les comptes-rendus américains des conséquences de la radioactivité sur l’homme n’étaient pas du bidon ! D’où la longue et terrifiante description des fantassins accroupis dans des tranchées devant la tour de tir, laissant passer l’explosion (le déclenchement de lumière est tel que même accroupi, yeux fermés et tête entre les genoux, dos à la bombe, les soldats se sentirent aveuglés), puis se dirigeant, à pied, quelques minutes après le passage de l’effet de souffle, vers le point zéro !
Pire, on envoya des chars sur le point zéro.