Regard sur les retraites

mis en ligne le 7 octobre 2010
Ce livre peut jouer un rôle décisif dans le mouvement actuel contre le projet de réforme des retraites.
En effet il déborde largement le cadre économique d’une critique du libéralisme : il vise à une transformation des vies, à contresens des mesures actuelles.
Pour ce faire, l’auteur retourne arguments et exemples consensuels édictés par le gouvernement, ressassées par les media (ceux-ci, pour ménager l’avenir, infléchissant quelque peu leur ligne devant l’ampleur de la protestation…) et hélas admis par une partie de nos concitoyens.
Chez les opposants mêmes, Bernard Friot dénonce ce qu’il reste d’adhésion à ce consensus et se propose de le détruire.
La grande idée du livre est que la « pension » doit être considérée comme un « salaire continué », attaché (et proportionnel) à la qualification du salarié et qu’on lui verse jusqu’à sa mort. Du coup plus de contestation possible au nom d’une révision obligée du montant de la pension et du nombre d’années de cotisation à assurer pour y avoir droit.
À partir de là, toute la construction libérale s’effondre.
Les retraités cessent d’être perçus comme un fardeau, en surnombre pour les actifs puisqu’ils continuent à en faire partie.
Aux critiques qui sont faites à cette argumentation au nom du fait qu’un certain nombre de retraités ne sont pas forcément actifs 1, l’auteur répond habilement par la comparaison avec les malades et les bien-portants. Retire-t-on le droit de vote aux grands malades et aux mourants, ou pire, remet-on en question ce droit général au nom des exceptions ? Évidemment non.
« Allons au bout du questionnement : quel travail font les retraités en perte d’autonomie ? les retraités grabataires à qui on continue de verser leur salaire sous forme de pension alors que les réformateurs pensent qu’une allocation d’autonomie suffirait ? Quand la qualification personnelle sera devenue un fondement de la citoyenneté, une telle question marquée aujourd’hui au coin du sens commun fera frémir. Attribuer une qualification jusqu’à la mort, c’est affirmer l’irrévocabilité de la dignité de citoyen, cette citoyenneté que vient enrichir l’attribut universel d’une qualification : est-ce qu’on retire leur droit de vote aux mourants ? » (p. 123.)
Dans la réalité, nous le savons tous, les retraités, pour la plupart bien portants, restent actifs puisque l’activité est la condition sine qua non du vivant et de la bonne santé physique et mentale.
à partir de là, les notions d’activité et de travail sont remises en question- et même dans les dernières pages, le vocabulaire afférent, « salarié » devant remplacer « travailleur » ; les retraités deviennent exemplaires d’un travail libéré de la valeur travail, et des employeurs. Sans emploi à partir de soixante ans, ils continuent à contribuer par leur travail dans divers domaines à l’accroissement général des richesses : fonctions municipales, associatives, production de fruits et légumes dans leurs jardins, etc., et on eut ajouter réalisations intellectuelles et artistiques.
Ils ne sont donc pas des « mineurs sociaux » mais jusqu’au bout des producteurs.
Non plus des assistés au nom de la « solidarité nationale » mais des acteurs reconnus de la solidarité sociale.
Non plus redevables d’une quelconque charité, mais partie prenante d’une société au travail.
Le démontage le plus hardi des idées reçues et de la propagande est sans doute celui du concept de « solidarité intergénérationnelle » au nom duquel certains « vieux », culpabilisés, vont, dit-on, jusqu’à envisager de… laisser la place aux jeunes, c’est-à-dire de mourir !
Bernard Friot montre que la notion de génération fonctionne pour la cellule familiale, mais n’est pas pertinente en économie. Saluons au passage son analyse des conséquences idéologiques de l’appellation « jeunes » (au lieu de « jeunes gens » et « jeunes filles ») apparue dans les années soixante-dix et contribuant à faire des adolescents et jeunes adultes une classe à part.
« La nouveauté inouïe de la retraite avec salaire continué est qu’elle a résolu « le problème de la vieillesse » […]. La pension comme continuation du salaire dénaturalise l’âge et fait entrer les « vieux » dans l’abstraction du salariat […]. L’analyse d’une société selon la naturalisation de caractéristiques biographiques individuelles (comme l’appartenance à une génération) posées du coup comme des essences empêche l’affirmation des logiques d’abstraction fondatrices d’un lien social politique. La pension comme salaire continué sort le débat public de l’impasse de la problématique générationnelle et peut être transposée dans tous les cas de naturalisations de caractéristiques biographiques qui sont au cœur d’un déni de la démocratie. Si les vieux, les femmes, les jeunes, les Noirs, les immigrés de la génération un, deux, trois, les habitants des quartiers, […] les différents niveaux de sortie du système éducatif, les sans divers et variés, deviennent des salariés dotés d’une qualification et du salaire qui va avec, quel est l’avenir du marché du travail, de l’emploi et des employeurs, comment va-t-il être possible de pérenniser l’expropriation des producteurs de la maîtrise de la production ? » (p. 112.)
Complète cette critique d’une vision naturaliste des générations, l’analyse économique de la notion de choc démographique, autre leurre selon Friot : « Le choc démographique n’est pas un fait, c’est une construction fantasmée, et, en affectant chaque année une petite partie du taux de croissance à une hausse du taux de cotisation patronale vieillesse, nous ferions face sans aucune difficulté à la décélération à venir de la hausse du poids des pensions dans le PIB » (p. 113,114).
L’illusion de la solidarité générationnelle repose aussi, selon lui, sur la confusion entre le flux de monnaie et le flux de valeur (Le flux de monnaie n’est pas le flux de valeur, p. 124 et suivantes) : « La monnaie distribuée aux retraités correspond non pas à une part de la richesse créée par les actifs mais à la richesse créée par les retraités eux-mêmes. Les pensions anticipent la valeur attribuée à cette richesse non marchande, mais la monnaie qu’elles représentent est créée par les banques commerciales à l’occasion du prix anticipé des seules marchandises. Si bien que cette monnaie est transférée, sous forme de cotisation sociale, des entreprises vers les caisses de retraites. Alors que le fondement des pensions dans la création de richesses est le fait du travail actuel des retraités, le transfert des entreprises vers les caisses de sécurité sociale du flux de distribution de la monnaie des pensions fait croire qu’il y a transfert de la valeur des producteurs de ces marchandises vers les retraités. Or s’il y a bien transfert de monnaie des employés vers les retraités, cela ne signifie pas qu’il y a transfert de valeur des “actifs” vers les “inactifs”. »
Cette argumentation perverse selon Friot vient du mécanisme de création de la valeur monétaire à partir des marchandises.
L’exemple d’un autre fonctionnement possible est fourni par la situation des personnels soignants et des fonctionnaires.
Ils ne créent aucune marchandise mais « il faut se réjouir que nous soyons en capacité d’attribuer de la valeur monétaire au travail non marchand ». Le travail dans ce cas est rémunéré par l’impôt, « la confusion entre valeur et flux monétaire délégitimant cette attribution, l’impôt étant accusé de ponctionner la valeur créée par les producteurs de marchandises pour alimenter une production non marchande qui pèserait en permanence sur eux ».
Pourtant la comptabilité nationale « ajoute le salaire des fonctionnaires au PIB comme indicateur (à défaut du chiffre d’affaires) de la valeur ajoutée par leur travail » (p. 127).
À partir de là, Friot imagine un autre système de création de monnaie fondé non sur la marchandise mais sur la qualification. Cette hypothèse audacieuse, économiquement révolutionnaire, aurait mérité un traitement plus ample que quelques pages en fin du chapitre.
Même constat pour le « Faire entreprise » dans le chapitre V, « La retraite et l’avenir du salariat », un peu bref en regard du démontage méticuleux du système libéral dans les pages qui précèdent. Mais l’auteur reconnaît que ces développements dépassent le cadre de l’ouvrage.
« La définition des produits est liée à celle des qualifications et pose la même question en matière de remplacement de l’autre [l’employeur] et du tiers [le prix dans la logique du capital] [...] Il s’agit là de questions ardues […] que le projet de prolongement de notre tradition de salaire socialisé dans l’attribution personnelle qu’une qualification doit affronter, et à propos desquels on dispose du côté non-marchand étatique ou de certains pans de l’économie sociale » (p. 150).
L’espoir contagieux qui sous-tend l’ouvrage, et cet hymne à un bonheur possible dont le sort des retraités actuels montrerait la voie, ne se confond pas, pour l’auteur, avec une quelconque gérontocratie.
Si la retraite, comme il le rappelle, avant la conclusion, doit être envisagée comme une seconde carrière, elle ne saurait être l’occasion de se maintenir dans des postes opérationnels et décisionnels que des adultes jeunes doivent occuper.
« La retraite sera toujours un laboratoire d’expérimentation sociale à grande échelle ouvrant les possibles d’un nouvel avenir du travail. »
Puissent les opposants au projet gouvernemental, plus résolus et radicaux, semble-t-il, que dans un passé proche tirer les leçons de ce beau livre, sortir idéologiquement des sentiers battus et à partir de la critique d’un aspect crucial du système libéral, oser envisager pour tous un avenir résolument différent de celui auquel on veut nous contraindre.


1. Pierre Khalfa, « La retraite ou le salaire du retraité ? À propos du livre de Bernard Friot, L’Enjeu des retraites », Mouvements, n° 63, juillet-septembre 2010.