De l’homme et de la nature dans la géographie et dans l’anarchie

mis en ligne le 24 décembre 2009
Lorsqu’il décède en Belgique, le 4 juillet 1905, Élisée Reclus est un géographe dont l’importance de l’œuvre est largement reconnue par nombre de ses pairs. N’a-t-il pas reçu en 1892 la médaille d’or de la Société de géographie de Paris ? Il est vrai que c’est une société « savante ». L’institution universitaire française et l’école française de géographie, tenue, et pour de nombreuses années par Vidal de La Blache, l’ignorent. Sollicité par l’Université libre de Bruxelles pour lui permettre d’organiser l’enseignement de la géographie telle qu’il l’a peu à peu conçue, il crée en 1894 la chaire de géographie comparée qu’il aura en charge durant dix années. Mais il n’y a pas que sa pensée géographique qui dérange. En effet, Élisée Reclus se réclame alors, haut et fort, de l’anarchie. Il a adhéré à la 1re Internationale en 1864 (ou 1862) et s’est lié d’amitié avec Bakounine, il a pris part à la Commune de Paris et Versailles triomphant l’a condamné au bannissement. Ses convictions anarchistes s’affirment nettement et il s’engage sans détour dans les rudes et riches débats qui agitent le mouvement pendant le dernier quart de ce XIXe siècle.
L’occultation profonde de son œuvre suit sa disparition et il faudra attendre en France le début des années 1970 pour que soit réexaminé son apport souvent novateur à la pensée géographique. Yves Lacoste, Béatrice Giblin et la revue Hérodote, qu’ils ont créée, en seront le principal vecteur. Dans le même temps, Reclus n’est pas oublié, bien au contraire, par les multiples courants de la pensée anarchiste et reste l’une des figures marquantes. Comme Kropotkine, avec qui il se lia d’une grande amitié, il incarne la synthèse en mouvement de la pratique scientifique ouverte et de l’activisme théorico-pratique au sein du mouvement anarchiste. Il faut ici remarquer que dans ces mêmes années, au contraire de ce qui se passe en France, se forge au sein du mouvement ouvrier ibérique surtout libertaire, une nouvelle culture spécifique, opposée à celle que proposent les classes dominantes, une culture où l’œuvre d’Élisée Reclus occupe une place centrale. Elle revendique la nécessité de l’harmonie permanente de la nature et de la société humaine, où l’homme devient réellement « la nature prenant conscience d’elle-même », sans État, sans classes, sans pouvoirs séparés. Il n’y a pas si longtemps, l’accès au siège de la CNT espagnole en exil, au 4 de la rue Belfort à Toulouse, permettait de « longer » les 19 forts volumes in-4° de la Nouvelle géographie universelle.
Philippe Pelletier est géographe et anarchiste. Dès son entrée en géographie, il a revendiqué son intérêt pour Élisée Reclus en collaborant en 1985, avec le GIP Reclus 1, à la rédaction de La Géographie universelle. En tant que chercheur, l’examen critique de la pensée scientifique géographique et de la place de Reclus est central : « Évaluer la pertinence analytique de la géographie réclusienne au regard de son époque se situe à deux niveaux : par rapport aux espaces géographiques tels qu’ils existaient alors et tels que nous pouvons les connaître de nos jours ; autrement dit, apprécier le degré de justesse et de fidélité des descriptions et des explications fournies par Élisée Reclus. Et par rapport à ce que nous proposaient ses contemporains, géographes ou non. à partir de là, chercher à savoir si sa géographie est innovante. Évaluer sa pertinence scientifique globale peut également nous aider à comprendre la géographie du monde actuel, sinon l’humanité dans son ensemble. »
Mais on ne peut pas être anarchiste et réexplorer Reclus sans éprouver la nécessité d’essayer de mettre au jour les liens que peuvent entretenir ces deux choix de raison et de passion que sont l’anarchie et la géographie. Tâche complexe puisqu’il y faut aussi la compréhension de la construction historique de (des ?) la pensée anarchiste dans cette moitié du XIXe siècle, qui est celui d’Élisée Reclus, et celle des choix intimes et publics de ce dernier. De la même façon que sa conception de la géographie est un mouvement de la réflexion où s’affirme de plus en plus la « symbiose » de la nature et de l’homme, ses choix anarchistes – qui l’amènent à adhérer à la notion de « communisme anarchiste » – sont clairement en rapport avec les grands débats qui agitent le milieu. En définitive, la vie et l’œuvre de Reclus sont indissociables de ce double mouvement. Il faut donc suivre Pelletier dans son entreprise salubre et nécessaire, d’une ambition mesurée, dont il donne le bref résumé suivant : « Je me focaliserai surtout sur les principes de la géographie élaborés par Élisée Reclus qui, au-delà des inévitables obsolescences, […] sont susceptibles d’articuler une géographie contemporaine, pertinente et dynamique. Je lancerai quelques pistes de réflexion sur un sujet vaste et ardu qui reste à traiter en profondeur : celui des rapports philosophiques ou épistémologiques entre la géographie et l’anarchie. »
Pour répondre à cette double interrogation, Pelletier fait tout à la fois œuvre de géographe, bien entendu, et d’historien de la pensée géographique mais aussi d’historien de la philosophie et de la sociologie et, si cela à un sens, d’historien tout court ; en définitive, en suivant Élisée Reclus, Pelletier s’engage dans une réflexion épistémologique actuelle autour de la géographie et des problématiques qu’elle a installées, où elle rencontre l’histoire, les sociétés, le temps, l’économie, la politique. S’intéressant à la méthode, Pelletier met en évidence chez Reclus une position philosophique non dogmatique, construite autour « d’une dialectique de type contradictoire » inspirée de Vico ; « les termes contradictoires à la fois en opposition et en combinaison », interagissent sans résolution synthétique hégélienne ; le système en mouvement est décrit comme une dynamique, globale et ouverte, et cette démarche connaît et évite les risques du basculement vers le discours idéologique.
Sont ensuite passés en revue un certain nombre de domaines prospectés, sinon « découverts », par Reclus. Et d’abord le rapport entre l’espace et le temps, c’est-à-dire entre géographie et histoire. Reclus « s’affirme comme l’un des premiers concepteurs sinon le premier de ce qu’on peut appeler la « géohistoire » », le terme de géo-histoire étant compris comme « étude géographique, spatialisée, des processus historiques ». Pour étudier la vie des civilisations, leurs similitudes et leurs différences, Reclus, fidèle à sa méthode, « met en avant des facteurs géophysiques ou biogéographiques, ainsi que des facteurs politiques, sociaux et culturels et éprouve leur combinaison ». Ce faisant, il étudie les logiques politiques et économiques qui interviennent dans « l’organisation des espaces centrés sur la nature et la société ». La combinaison dialectique de ces différents éléments fait de Reclus un des créateurs de la « géographie sociale ».
Le rapprochement de la géographie et du politique le conduit à aborder la genèse de la constitution de l’état-nation, de la signification et de la légitimité des frontières. Alors que selon Ratzel, géographe clé de la fin du XIXe siècle qui exerce une influence considérable sur Vidal de La Blache, la nation puis l’état et ses frontières sont des constructions naturelles ascendantes, Reclus soutient à juste titre c’est la force brutale qui au cours de l’histoire les a imposés.
Reclus n’oublie pas la ville dans son approche globale de cette nouvelle géographie sociale. Là encore, il est novateur car le fait urbain est alors négligé par la géographie officielle de Vidal. Il prévoit la création des agglomérations immenses actuelles ainsi que l’absorption progressive des campagnes environnantes (rurbanisation, dans le jargon actuel) et considère ces anticipations comme « un phénomène normal de la vie des sociétés ». « Là où grandissent les villes, l’humanité progresse, là où elles dépérissent, la civilisation elle-même est en danger. » Critique véhément de l’urbaphobie (dont Rousseau, Herder ou Ruskin ont été les hérauts), sceptique et même hostile à la création de communautés anarchistes isolées, des « milieux libres », Reclus n’ignore pas pour autant, bien entendu, que la question urbaine est liée à la question sociale. « La division des classes se marque entre les ruelles sordides et les avenues somptueuses », et il affirme avec Cafiero, Kropotkine et d’autres que l’inégalité sociale ne pourra être supprimée que par la révolution et l’instauration du communisme libertaire.
Après s’être longuement plongé dans l’analyse des propositions de Reclus sur les rapports de l’Orient et de l’Occident, Pelletier pose ensuite une question aux résonances actuelles : peut-on considérer Reclus comme une écologiste avant la lettre ? Avant même d’apporter une réponse, il souligne les incompréhensions réciproques des deux disciplines qui partagent un objet d’étude commun, le rapport nature-société. Tout en constatant que Reclus n’utilise pas le terme d’écologie, bien que selon toute vraisemblance il le connaît (il choisit le terme de « mésologie » – de « milieu »), il établit que les formulations de l’anarchiste géographe anticipent les problématiques concernant l’environnement, en particulier sous l’angle de l’éthique. « L’humanité a une responsabilité vis-à-vis de la nature donc vis-à-vis d’elle-même puisqu’elle en est issue. » Elle se doit donc de l’aménager rationnellement mais aussi esthétiquement. Car Reclus aime passionnément la nature et la beauté de ses paysages – « L’émotion que l’on éprouve à contempler tous les paysages de la planète dans leur variété… » –, tout en accordant à la raison et à la science conjuguées aux valeurs qui fondent sa conception anarchiste du monde la capacité d’apporter d’immenses bienfaits à l’humanité.
Les deux derniers chapitres sont consacrés spécifiquement à l’exploration des rapports qu’entretiennent « géographie et anarchie, au-delà même de la personnalité de Reclus », à ouvrir des « pistes » mais « qu’on sent prometteuses ».
Un point fondamental émerge, qui consiste à préciser encore davantage le fondement épistémologique du champ d’étude de la science géographique moderne : c’est la science des rapports dialectiques qu’entretiennent la nature et l’homme, la science qui considère comme un tout, comme un « système », « le sol et le climat, les terres avec leur appropriation et leur agronomie, les mœurs, les liens familiaux, les croyances, les identités, les mémoires, les territoires ». C’est cette même conception que les anarchistes défendent lorsqu’ils considèrent que « l’humanité est une et plurielle […], que le respect des diversités en tout genre ne peut être garanti que par la prise de conscience commune des problèmes communs, que ceux-ci soient économiques ou écologiques ».
Dans cette perspective « globalisante », la géographie est confrontée aux rapports entre pouvoir et territoire, entre nation et espace, à sa propre complémentarité avec l’histoire et en définitive avec le politique – natura et polis. Discipline au contenu fortement social, elle ne pouvait manquer d’être instrumentalisé. Pelletier fait œuvre d’historien de la géographie et en analysant sa pratique, en particulier depuis le XIXe siècle, il démontre comment les géographes ont été au service du colonialisme et des colonisations, comment d’abord explorateurs, ils travaillent ensuite avec les militaires. Reclus a été un des premiers géographes connus à condamner la colonisation. Simultanément, les géographes vont se mettre au service de la diplomatie : « délimiter du pouvoir, donc délimiter du territoire », ce qui, d’une certaine façon, participe de « l’aménagement du territoire ».
La représentation du rapport homme-nature et ses applications concrètes sont les révélateurs des glissements idéologiques et politiques de la géographie. Convoquant tour à tour, Proudhon, Bakounine, Kropotkine, Rocker, Murray Bookchin ou Daniel Colson, Pelletier montre que « pour l’anarchisme, l’être humain est partie intégrante de la nature », mais une nature « changeante, évolutive, dynamique ». Entendue comme contexte extérieur à l’homme (concept qui complète, en s’y opposant, celui « d’universelle totalité des choses et des êtres ainsi que des lois naturelles », selon Bakounine), elle peut être étudiée par la science afin « de comprendre les lois et d’émanciper l’homme de son enveloppe extérieure ». Le degré de maîtrise progressive de son environnement correspond au niveau de culture d’un groupement humain, culture étant entendue comme « résistance consciente de l’homme contre la course de la nature », selon Rudolf Rocker. Ce dernier point permet à Pelletier d’insister sur ce qui, selon lui, distingue fondamentalement anarchisme et marxisme. Alors que ce dernier privilégie un « sens de l’histoire », l’histoire conçue « comme un parcours linéaire, avec un début et une fin programmée, avec des étapes obligées […], une métaphore quasi sociobiologiste de la vie et de la mort d’un individu », l’anarchisme se fonde sur un fonctionnement du monde – progrès, régrès, volonté humaine et mémoire – et « une aspiration ontologique : la révolte, avec la construction d’une réponse à l’intolérable situation existante ».
Poursuivant sa réflexion critique sur la place et la fonction de la géographie dans la conception marxiste du monde global, chez Marx d’abord, puis chez ses épigones, Pelletier met en évidence les limitations dérivées des déterminismes induits par la théorie marxiste (primat de l’économicisme et de l’enchaînement obligé des modes de production) qui déterminent l’apparition d’une sorte de « déterminisme géographique ». Selon Plekhanov, « les particularités de l’environnement géographique déterminent le développement des forces productives ». Les géographes anarchistes récusent cette thèse en affirmant la prééminence des rapports entre le milieu et le groupement humain qui l’occupe, « l’aptitude de ses habitants à fournir volontairement la part de coopération et de solidarité imposée à chacun par la nature » (selon Léon Metchnikoff, ami et correspondant de Reclus). Dans le rapport dialectique du milieu et de la société, le milieu, l’espace, déterminent les types d’activités et les modes d’organisation humaine privés et collectifs ; ceux-ci, à leur tour – dimension spatio-temporelle –, façonnent leur environnement.
Pelletier se livre ensuite à une rapide analyse comparative des rapports de l’économie et de la géographie tels qu’ils sont formulés chez Marx et le socialisme, chez Kropotkine et l’anarchisme. L’examen de la division socio-spatiale du travail le conduit à insister sur ce qui différencie fondamentalement les conceptions marxistes et anarchistes de la sociologie, c’est-à-dire la définition de classes, leur nature, la dynamique de leurs transformations et de leurs affrontements. De la même façon, la divergence au sujet des liens de l’économie et du politique (primauté de l’économique qui détermine le politique – marxisme – versus influence réciproque de l’économique et du politique – anarchisme) l’amène à passer en revue les problématiques de la politique et de l’espace donc du territoire, d’abord comme « élément fondamental de la création des communes » selon Kropotkine, puis dans ses rapports avec les concepts de nation et de nationalités, de frontières (Proudhon qualifie de « principe louche » la théorie des frontières naturelles), de patrie et d’état (« une abstraction, une fiction métaphysique […] de la patrie » selon Bakounine).
Et comme il faut bien clore ce compte rendu de lecture d’un livre compact, dense, parfois proche du propos du géographe spécialiste – comment s’en étonner ? –, polémique et stimulant, quoi de plus simple que de citer l’auteur : « Savoir se repérer dans l’espace, c’est accroître sa liberté […]. Lire, la carte, le globe ou le paysage, c’est comprendre et chercher ce qui se passe derrière les apparences. […] Pratiquer une géographie libre, c’est décupler la liberté de tous. » Et conclure, encore une fois avec Élisée Reclus : « La lutte des classes, la recherche de l’équilibre, et la décision souveraine de l’individu, tels sont les trois ordres de faits que nous révèle l’étude de la géographie sociale et qui dans le chaos des choses, se montrent assez constants pour qu’on puisse leur donner le nom de “lois”. […] C’est l’observation de la Terre qui nous explique les événements de l’Histoire, et celle-ci nous ramène à son tour vers une étude plus approfondie de la planète, vers une solidarité plus consciente de notre individu, à la fois si petit et si grand, avec l’immense univers. »

Silfax



1. Groupement d’intérêt public. Réseau d’étude des changements dans les localisations et les unités spatiales.