L’Entraide de Pierre Kropotkine

mis en ligne le 5 juin 2010
J’ai toujours pensé qu’entraide et sélection naturelle étaient complémentaires comme facteurs d’évolution, et cela sans que Darwin ou Kropotkine m’en fassent la démonstration. En jardinier débonnaire et attentif, sans aucun doute, mais, bien évidemment, sous l’influence d’une question dont j’étais loin d’être ignorant, sans être non plus très proche des textes qui y répondaient, mon jardin m’a beaucoup appris. Et aussi les hirondelles.
Elles ont abandonné mon bûcher depuis trois ans. « Protégées », mais en voie de disparition, soit par dérive climatique qui perturbe leur migration, soit par manque de nourriture dû aux insecticides. Mais certainement pas à cause d’une sélection naturelle qui préservait la nichée, quand la mère rejetait un ou deux œufs hors du nid pour préserver la vie des autres. Sélection naturelle observée par Candide.
Quant à l’entraide, j’ai pu l’observer ce jour où un chat à l’affût d’un nid de mésanges fut attaqué en rase-mottes par un merle furieux qui alerta tous les oiseaux du voisinage. Pourquoi le faisait-il, sinon pour sauvegarder l’espèce volatile dont il était solidaire. Une sorte d’entraide désintéressée.
Est-ce vraiment le cas des hommes qui la découvrent comme une nécessité de survie face aux catastrophes (à l’évidence de plus en plus nombreuses), mais dont ils sont en partie responsables ? Pourtant, le renouveau du concept d’entraide semble s’emparer peu à peu de la conscience contemporaine et faire éclater la bulle individualiste du chacun-pour-soi. Et cela pas seulement dans les milieux libertaires (l’avant-dernier numéro de Réfractions et les commentaires qui ont suivi, par exemple), mais aussi chez de nombreux chercheurs. Ainsi cet article du Monde du 27 février 2010 consacré au primatologue Frans de Waal, dont certaines expériences in vivo semblent parfaitement inutiles, mais qui n’en conclut pas moins : « II existe chez l’homme un penchant naturel à la compétition et à l’agressivité, mais sa propension à la compassion est tout aussi naturelle. »
Ne croirait-on pas entendre, réunies dans une seule formule, la pensée de Darwin et celle de Kropotkine. Et ces idées étant dans l’air du temps, est-ce un hasard si fut rééditée l’année dernière L’Entraide, de celui qui fut homme de science et géographe, et aussi l’un des théoriciens les plus connus de l’anarchisme. Préfacé par Pabio Servigne, jeune chercheur de l’Université libre de Bruxelles, qui souligne en quelques pages remarquables de précision et de densité, le mal engendré par une véritable trahison de la pensée darwinienne. D’abord quand on assimile la sélection naturelle à la société humaine. Ensuite quand on sépare cette sélection de l’entraide dont les deux savants reconnaissaient la complémentarité.
Kropotkine et Darwin
Choisir la sélection en ignorant l’entraide (et vice-versa), c’est diviser l’inséparable, c’est trahir le concept d’évolution et la pensée de deux savants et chercheurs, et c’est là toute l’imposture qui permet de justifier le libéralisme économique et la sacro-sainte concurrence. Celui du « tous contre tous », qui rappelle la philosophie de Hobbes où « l’homme étant un loup pour l’homme », l’ordre ne peut régner que sous l’omnipotence de l’État.
« Avec L’Entraide, Kropotkine s’oppose frontalement à l’idée de Hobbes d’un état de nature de guerre permanente de tous contre tous. Dans ce livre, les deux faces, l’une libertaire et l’autre scientifique, se rejoignent à la recherche des fondements d’une éthique libertaire mettant en valeur une idée chère aux anarchistes. Son originalité tient au fait qu’il s’oppose au darwinisme social avec des arguments naturalistes. »
Peut-on ajouter que non seulement le concept sélection-entraide a été falsifié, mais qu’aujourd’hui le principe d’évolution se trouve contesté par des obscurantistes tarés, les Torquemada du XXIe siècle, je veux parler des adeptes du créationnisme, cher à M. Bush et à peu près à la moitié des États-Uniens, qui refusent l’enseignement du darwinisme, et pour qui l’homme ne saurait avoir d’antériorité dans l’évolution puisque créé par Dieu. « Avant il n’y avait rien », c’est ce que j’ai pu lire dans le cahier d’écolier d’un collège très catho de Basse-Normandie. Le créationnisme qui s’introduit en Europe n’est pas à sous-estimer. Sait-on que l’Église a réhabilité Galilée en 1992 !
En somme, et cela n’est pas pour surprendre, les deux ennemis de l’évolution bien comprise ont pour noms Dieu et l’État. Saluons donc cette réédition et cette belle préface qui remet Kropotkine à sa vraie place dans la recherche contemporaine, en particulier dans le domaine de la biologie évolutive *.
L’auteur de L’Entraide (parmi les animaux, chez les barbares, etc., pour en retenir les principaux chapitres), s’il n’est pas exempt de quelques interprétations exagérées et conclusions hâtives (le texte original date de plus d’un siècle), n’affirme que ce qu’il vérifie sur le terrain, observations critiques qui sont déjà celles d’un sociologue, voire d’un ethnologue. À la charnière de deux siècles, entre le romantisme qui s’éteint et le scientisme qui perdure, Pierre Kropotkine sait aussi savourer les mots dans une écriture claire, précise et sensible. La science a ses poètes : Pierre Kropotkine est aussi un grand écrivain.


*. Pablo Servigne met en chantier actuellement une réactualisation de L’Entraide. Pour plus de détails quant à cette entreprise, vous pouvez le contacter à pablo.servigne (arobase) no-log.org