Une GAV trop ordinaire

mis en ligne le 5 novembre 2009
1571FlicImaginons un pays ordinaire avec sa police très ordinaire. Imaginons quelques individus moins ordinaires qui croient encore à l’impossible. Comme par exemple, rendre l’homme moins stupide et la femme libre de ses choix. Ils appellent à une manifestation pour défendre les droits de ces femmes, qu’eux trouvent ordinaires. Comme, par exemple, pratiquer un avortement si elles ne désirent pas avoir d’enfant, sans pour autant galérer afin de trouver un hôpital qui le pratique encore ou un planning familial encore ouvert. La manifestation dénonce également les violences faites aux femmes, enfin, des choses que l’on ne voudrait pas ordinaires… Donc, la veille de la manifestation, deux garçons s’en vont taguer à l’aide de pochoirs fabriqués avec des radiographies un simple slogan « À bas le Patriarcat », qu’ils signent Fédération anarchiste, puisque c’est le nom de leur organisation. Leur but est de baliser l’accès à la manifestation du lendemain. Arrivés à une certaine station de métro, ils commencent donc à taguer sur les marches. Les passants ordinaires qui passent s’arrêtent et s’amusent de leurs dessins (une femme chat qui scande le slogan « À bas le Patriarcat »), les commentent, les trouvent même jolis pour certains. Cependant, fait très ordinaire dans ce pays, ils sont filmés, mais eux, trop pris par leur tâche, ont oublié qu’on l’est partout, tout le temps. Tentés par un joli mur blanc à l’extérieur de la station RATP qui leur tend sa virginité, ils le colorent. Les malheureux ! Trois agents municipaux ordinaires leur tombent dessus sans qu’ils aient le temps de réagir et de se trisser. Déjà deux cars ordinaires de keufs – pas moins – viennent en renfort, il faut bien ça pour deux tagueurs…

Ça mord un séropo ?
Ils sont embarqués et emmenés au commissariat très ordinaire le plus proche. Ils sont mis en garde à vue. Ils y seront maintenus vingt heures pour avoir en tout et pour tout dessiné quatre pochoirs et condamnés à payer 205 euros (une somme ordinaire…) pour « dégradation de bâtiments publics ». Durant leur garde à vue très ordinaire, celui qui porte boucle d’oreille (avant qu’on lui demande de retirer ses bijoux) essuiera plusieurs fois les remarques homophobes de policiers en service cette nuit-là, c’est ordinaire me direz-vous. La routine. Ils sont mis en cage. Un des deux, séropositif, demande à voir un médecin pour prendre son traitement. À 4 heures du matin, on l’emmène à l’Hôtel-Dieu, menotté, chose ordinaire pour un « dangereux anarchiste » qui a tagué quatre dessins ! Un flic qui l’accompagne essaye de faire comprendre discrètement à l’infirmière de nuit qu’il amène (suivez discrètement mon regard…) un séropositif (en plus anarchiste), les nouvelles vont vite. Il lui demande si c’est risqué au cas où il tenterait de le mordre, ça c’est déjà vu, c’est un fait ordinaire, pour le policier. L’infirmière lui répond qu’éventuellement si le gardé à vue avait une gingivite, oui ce serait risqué, mais qu’il n’y aurait qu’une chance minime de contagion… Le flic, un peu rassuré, essaye de parler d’autre chose, le temps est long la nuit. Pour la « dragouiller », ils lui parlent de l’insécurité, un sujet ordinaire dans ces lieux… Eh oui, l’infirmière a peur parfois le matin quand elle rentre chez elle (c’est ordinaire dans ce pays où tout le monde doit avoir peur), en plein Paris, certes mais, dans un quartier « coloré » explique-t-elle avec un sous-entendu ordinaire…

Hippocrate, Hippocrate, est-ce que j’ai une gueule d’Hippocrate ?
Arrivé devant le médecin des gardés à vue, le garçon démenotté un instant demande sa trithérapie. Il vient juste de changer de médicament et ne se souvient pas du nouveau. Le médecin ne fait bien sûr pas beaucoup d’efforts pour trouver le nom du médoc (pourquoi faire des efforts pour un gardé à vue et en plus séropositif ?). Pourtant ce serait facile (peut-être trop ordinaire) de chercher le nom, il n’en existe pas trente-six en une seule prise sur le marché. C’est tellement plus simple de dire au garçon : « Ce n’est pas très grave, vous le prendrez demain. » Mais le garçon de lui répondre : « Et si je suis gardé 48 heures, quid de mon traitement qui doit être pris avec régularité ? » Le médecin ne l’écoute déjà plus. À cette heure tardive, il doit dormir, l’Hippocrate. Il en voit tellement défiler des malades en garde à vue. Et puis, ici la nuit, tout le monde s’en fout plus ou moins des gardés à vue, flics, médecins, c’est ordinaire, la routine en somme… Bref, re-menottes et retour en car au commissariat. Aux feux rouges, des automobilistes et leurs passagers ordinaires regardent ces gens menottés, bien gardés, avec un petit air d’excitation mêlé de peur… C’est bon à c’t’heure de voir passer la misère, ça change de l’ordinaire… « Cinq heures du mat, un petit frisson… »

Comme un chien attaché dans sa niche
De nouveau en cellule, à cinq prévenus dans neuf mètres carrés, encore 14 heures à perdre sa vie, pour quatre petits dessins. À la merci de policiers plus ou moins « tolérants » selon votre faciès. Si vous leur « plaisez », ils vous laissent (grand privilège) aller plusieurs fois faire pipi dans la nuit, si vous avez la prostate et la cinquantaine passée. En revanche, si vous ne leur plaisez pas, s’installe le petit jeu très ordinaire de la mauvaise volonté, de l’instinct bestial, du jeu sadique, comme le chat avec la souris. Si vous êtes une prostituée des pays d’Asie, chopée pour racolage passif, on vous soupçonne de faire exprès de ne pas parler le français et on vous insulte en prenant l’accent chinois… Si vous êtes un toxicomane vous tordant de douleur à cause du manque, suant à grosses gouttes, on fait tout pour vous laisser souffrir et ne surtout pas vous donner à boire. Jusqu’à ce qu’un autre prévenu se décide à aller aux chiottes qui puent, ramène de l’eau dans ses mains et vous fasse boire, avant de vous replier comme un chien dans un coin de sa niche. C’est encore un autre prévenu à qui on demande de remonter son jogging quand on l’appelle, alors qu’il est menotté, histoire d’un peu rigoler entre collègues ordinaires et de voir comment il va s’en sortir (tout le monde s’ennuie tellement la nuit dans les commissariats de ce pays imaginaire). Bref, on pourrait en écrire comme ça des pages et des pages… Enfin, tout ce que je vous raconte est tellement ordinaire, même si pourtant ça se passe tous les jours à côté de chez vous pendant que vous dormez, d’ordinaire !

Témoignage anonyme
il vaut mieux, par les temps qui courent