Vous avez dit minuit dans le siècle ?

mis en ligne le 26 novembre 2009

Victor Serge a publié en 1939 S’il est minuit dans le siècle, une plongée dans l’univers de la répression stalinienne ordinaire, ce qu’il appelle le Chaos, quotidien d’une misère et d’une répression de masse que s’efforçaient de travestir les idéologues au service du parti unique et leurs répondants étrangers sans en ignorer pourtant l’existence. 1939, c’est l’année de la signature du pacte germano-soviétique qui crée une situation d’asphyxie dont André Breton disait dans les Entretiens qu’elle avait fait pour la première fois « passer dans la réalité l’atmosphère des fictions de Kafka ». Ce pacte marque en effet à sa manière le début de ce qui va devenir l’amnésie du siècle. Cette atmosphère pèse encore sur notre monde, et le même côté kafkaïen n’en est pas absent, mais il se lit à l’envers : chacun croit qu’il a disparu.

Telle est la raison pour laquelle le titre de notre essai, à paraître en novembre aux Éditions de la Nuit, chez Irénée Lastelle, se veut un hommage direct à Victor Serge : S’il est encore minuit dans le siècle. Notre fil conducteur consiste à revenir aux origines pour montrer que ce qu’on en croit disparu est toujours présent parmi nous. « Que faire quand il est minuit dans le siècle ? », demande l’un des personnages du roman. Que faire quand il est encore minuit dans le siècle, voilà la question à laquelle il nous faut répondre. La première chose est de comprendre le sens de cet adverbe « encore », de comprendre pourquoi et en quoi ce passé que l’on croit à jamais révolu continue à faire pression sur les esprits, ce qu’il en est de ce « minuit » en ce début de siècle.

Qui aurait pu croire au moment de la chute du Mur de Berlin et de la mort de l’URSS que nombre de ceux qui avaient été d’une manière ou d’une autre les défenseurs de ces régimes retrouveraient une seconde vie à la faveur de « la crise », et demanderaient même aux autres des comptes sur leurs engagements ? Et que les idées de ceux qui avaient été les premiers à dénoncer l’oppression mise en oeuvre par ces États autoproclamés socialistes, voire communistes, seraient vouées, pis qu’à l’oubli, à une déformation systématique ? Tel est pourtant ce à quoi nous assistons aujourd’hui : à une amnistie historique, une réhabilitation rampante du stalinomaoïsme dont on trouve des échos aussi bien dans L’Humanité que dans Le Monde diplomatique – échos sonores de tous les « ismes » qui continuent à parasiter la mémoire révolutionnaire.

La feinte-dissidence consistait hier à naturaliser communiste ou prolétarien un capitalisme d’État qui se distinguait du capitalisme privé par une dimension répressive nouvelle, la mise en coupe réglée de toute vie sociale, politique et culturelle. La feinte-dissidence actuelle consiste à présenter ce passé dans une perspective historique telle que les aspects les plus monstrueux s’estompent; et à faire en sorte que s’efface cette vérité première qui ramène toute la réflexion actuelle à sa dimension mystificatrice : à savoir que la véritable critique du « totalitarisme », énoncée dans le feu de l’action, vient d’une opposition radicale, « communiste », à ce qui se produisait alors en URSS et chez ses satellites. C’est cette troisième voix qui doit être réduite au silence. Elle le fut à l’époque où Staline, Khrouchtchev, Mao, Castro, Oncle Hô donnaient le ton. Elle l’est encore à l’heure où la « rétrocritique » s’empare de tout ce qui lui passe à portée de main pour en diriger la pointe vers des cibles sans intérêt ou déjà hors de sujet.

Le procédé est d’autant plus facile que, totalitaire ou antitotalitaire, ce sont les mêmes référents historiques qui ont servi à l’intelligentsia « engagée » à condamner ou à approuver le « communisme ». Loin d’être passée de gauche à droite, comme on feint de le découvrir, l’intelligentsia contestataire a obéi sans broncher à la loi de la gravitation qui lui enjoint de ne jamais quitter des yeux le pouvoir pour lui proposer les recettes nécessaires à la transformation permanente. Les méthodes « totalitaires » avaient fait leur temps. Le capital flexible réclamait une idéologie de rechange. La gauche a rempli son rôle, conformément à sa fonction, en libérant une voie nouvelle à la culture d’entreprise, si bien que deux droites se partagent le coeur des intellectuels, et que chacune d’elles veut emprunter à l’autre ce dont elle a besoin; d’où le ballet incessant dans le milieu et l’impossibilité de les séparer les uns des autres.

Dès sa naissance, le stalinisme d’exportation, à l’usage de l’intelligentsia et des PC, a forgé son idéologie de deux manières : par identification de la dictature du prolétariat à l’exercice du pouvoir par le parti unique en URSS; par réduction de l’idée de communisme à la réalisation de la modernisation et de la planification de l’économie par un appareil bureaucratique tentaculaire. Une oeuvre qui n’a pu être menée à bien que par l’éradication de tous les mouvements qui avaient historiquement défini le communisme comme une étape nouvelle sur le chemin de l’émancipation humaine.

On peut considérer que la falsification actuelle reprend chacun de ces trois points en les adaptant à la nouvelle donne du capitalisme. Le temps a suffisamment passé pour que l’on ait oublié que l’acte de naissance du « totalitarisme », le premier pas vers son hégémonie, a été la destruction du mouvement ouvrier révolutionnaire et des idées qu’il portait. Dans la philosophie politique actuelle comme dans tous les Livres noirs du communisme et les autres retours sur mémoire, on ne veut voir en priorité que les aspects féroces de la répression, de la domination et on glisse plus facilement sur l’exploitation, son origine et sa logique. Mais dire que le stalinisme lui-même et ses méthodes de domination ont été des moments d’un processus d’accumulation qui était destiné à hisser, par des moyens barbares, l’URSS au niveau des autres puissances européennes, et que cela explique sa survie, de même que l’archaïsme de ses formes d’encadrement et d’accumulation explique son effondrement, voilà qui relèverait d’un « économisme » réducteur. C’est pourtant cette remise en perspective qui rend cette histoire à notre histoire et permet de comprendre pourquoi, après avoir été un moment sur la touche, discrédités, les intellectuels qui ont participé à cette entreprise ont tous repris du service. Lénine parlait des idiots utiles. Nous avons affaire à des repentis utiles !

La sortie de l’intelligentsia de l’univers du capitalisme d’État s’est faite en deux étapes : la première, qui a trouvé dans mai 1968 et la critique des retards et blocages de la société française son point d’ancrage, est fondée sur le rejet du marxisme et d’une certaine conception de l’utopie et de l’émancipation humaine. Ce n’est ni la gauche ni la droite qui est le clivage principal, mais cette ligne de rupture avec cette pensée restée vivante en dépit de la pression du PC et des « gauchismes » reliés à l’appareil universitaire. Une classe en réserve, à double fonction, la petite bourgeoisie contestataire, est montée à l’assaut des pouvoirs, et mai 1981 a achevé l’intégration dans les structures productrices de culture d’une pléiade de penseurs restés jusqu’alors en marge. Toute la lignée antitotalitaire a ainsi été portée au sommet de la renommée, comme nous avons tenté de le montrer dans trois essais complémentaires : en 1980, dans Les Intellectuels face à l’histoire (Galilée) ; en 1991, dans Les Dissidents du monde occidental, explicitement sous-titré : critique de l’idéologie antitotalitaire (Spartacus) ; puis dans La Tête contre le mur. Essai sur l’idée anticommuniste au XXe siècle (Éditions Sulliver), qui date de 1998 et qui répond notamment à François Furet.

Tous les penseurs institutionnels actuels sont passés par un de ces « ismes ». La subversion a été leur arme favorite pour s’émanciper et faire exploser les cadres rigides d’une pensée conforme restée sous l’emprise de l’Ordre moral et de l’idéologie du PC. L’intelligentsia s’est ainsi convertie à la culture d’avant-garde, situationnistes, surréalistes, et elle s’est libérée du marxisme, mais du marxisme tel qu’elle l’avait elle-même codifié. Ce qui lui a permis d’introduire un élément de changement permanent sans avoir à remettre en cause le pouvoir, dit démocratique, qui tout au contraire a fait de ce non-conformisme le ressort de l’innovation.

La seconde sortie du capitalisme d’État a eu lieu au moment de la chute du Mur et de l’URSS. Les intellectuels restés peu ou prou fidèles, en dépit des déconvenues, à la cause d’un des peuples élus ont dû déchanter et gonfler le rang des demi-soldes de l’armée des anciens. Dans l’attente de jours meilleurs, il leur a fallu se reconvertir sans pour autant renoncer à certaines de leurs orientations. Héritage précieux que cette science du retournement apprise à l’école du Parti ! Car alors que ce milieu était d’une certaine manière déconsidéré par le rappel de ce passé, la situation de crise dans laquelle se trouve le capitalisme de marché les a fait revenir au premier plan. Les nostalgiques du capitalisme d’État et les théoriciens de la régulation ont aussitôt repris du service. Certaines des recettes qui avaient été bonnes pour planifier la production en URSS et ailleurs ne devraient-elles pas être ressorties des tiroirs en cas de tension sociale ? Sans compter que les méthodes de manipulation dites totalitaires ne seraient pas de trop si une situation politique non maîtrisée faisait naître des revendications révolutionnaires dangereuses. C’est ainsi que l’on a vu réapparaître toute une pléiade de théoriciens nourris en leur temps qui d’Althusser, qui de Mao, qui de Castro et qui d’autres sauveurs suprêmes.

Ce qu’il ne faut pas oublier, c’est qu’à gauche comme à droite, les intellectuels partagent les mêmes préjugés et les mêmes présupposés. Ils se réfèrent tous à une même idée d’Octobre, de la révolution prolétarienne, du communisme, et tous se déchirent tout en conservant les mêmes a priori dans ce domaine. Le passé de cette illusion est leur patrimoine commun. Sans une idée claire sur cette nouvelle configuration idéologique, impossible de comprendre la manière dont les vraies idées subversives sont exhumées aujourd’hui et réutilisées afin de rendre cette histoire inintelligible et de noyer dans la confusion des esprits toute réflexion sur ce que peut être une critique radicale de la société, et de ce milieu tout spécialement. Le détournement de cette part du passé jusqu’ici occultée, cette rétrocritique constitue le matériau de la feinte-dissidence, et elle est un des éléments clefs du « chaos » actuel, l’illustration de la remarque de Lautréamont sur le plagiat nécessaire. Pour qui ? Pour quoi ?

Pas d’autre issue à cette situation que de retrouver une véritable généalogie de la révolte, donc de remonter le cours de l’histoire révolutionnaire pour séparer tout ce que charrie d’ambiguïtés mortelles le courant subversif, la volonté de transformer les moeurs et la culture, des conditions qui permettent de transformer les rapports sociaux de production et d’échange. Mai 1968 représente à ce titre le point de confusion nodal où se croisent et se mêlent inextricablement tous les fils de la grande illusion de notre temps. D’où la volonté de montrer qu’il existe aussi une lecture de ces Événements qui aide à démêler ces fils et à retrouver l’autre sens de l’histoire, qui relève de l’utopie. Car revenir sur cette période, c’est redécouvrir que le communisme et l’ultra-gauche, la vraie, sont la dimension centrale de cette histoire occultée, donc rétablir dans sa vérité une histoire falsifiée, et c’est expliquer les raisons de ce refoulement. Tout le reste est littérature, et il y en a des tonnes de déversées à chaque instant.

On comprend pourquoi le sort réservé aux écrits de Maximilien Rubel est à nos yeux le révélateur de ce travail de censure, et pourquoi nous accordons encore et toujours une telle place aux éléments de culture qu’il a permis d’arracher à l’oubli. L’ostracisme dont de telles idées sont l’objet nous renseigne sur les questions qui échappent à la censure directe puisque tout est fait pour que nul ne puisse même les concevoir et les poser. Mais n’est-ce pas le même sort qui est réservé à tout projet d’émancipation qui pose dans leur unité indissoluble l’analyse des conditions d’une transformation radicale des rapports sociaux, la volonté de transformer le monde, et l’éthique du comportement révolutionnaire, l’aspiration à changer la vie.