L’antisémitisme prétendument de gauche

mis en ligne le 3 décembre 2009
Je viens de lire un livre magnifique de Michel Dreyfus sur le sujet éponyme : érudition à toute épreuve, documentation imparable, argumentation parfaite, écriture lisible et, surtout, grande bonne foi. Il ne nie pas les multiples envolées antisémites de certains adeptes de la gauche dès ses origines, y compris chez les anarchistes. En revanche, il s’attache à montrer que l’antisémitisme de gauche est sporadique et largement individuel, non essentiel ou structurel, alors que celui de la droite réactionnaire, catholique, monarchiste ou bonapartiste, nationaliste, vichyste est fondamental et constitutif.
Ce livre est important dans la bataille idéologique. En effet, les idéologues néolibéraux et leurs amis sionistes ont accoutumé l’idée d’attaquer la gauche pour antisémitisme afin de la disqualifier. Si vous lisez du BHV, du Gluteman, du Finkielcroûte, etc., vous apprenez que s’opposer à l’État israélien et surtout à sa politique, attaquer le sionisme comme idéologie, protester contre le sort fait aux Palestiniens, ne pas approuver le néolibéralisme, etc., vous classent automatiquement dans la catégorie des antisémites. De nombreuses personnalités ont été victimes de cet amalgame, notamment le sociologue et philosophe, lui-même juif, Edgar Morin, ou Charles Enderlin ou Pascal Boniface parce qu’ils ont critiqué la politique de l’État hébreu. Ce livre arrive donc à point pour énoncer que l’antisémitisme est d’abord l’apanage de la droite. On a même aux États-Unis une extrême droite chrétienne qui milite pour l’extension de l’État israélien. Cette droite est antisémite parce que sa doctrine vient de la légende d’Armageddon selon laquelle, si les Juifs sont réunis en un seul lieu, alors l’ordalie du jugement dernier peut intervenir. Cette politique consiste donc à aider l’État d’Israël à recevoir les Juifs du monde entier pour que leur concentration fasse advenir le jugement dernier.
Je salue donc l’honnêteté et le courage du livre de Dreyfus qui permet de s’opposer aux contre-vérités historiques sur le thème : c’est la gauche qui a la plus grande responsabilité dans l’antisémitisme, lequel a conduit à l’horreur absolue, à savoir l’holocauste nazi à base de socialisme fascisant. On ne pourra pas observer, sans être illico taxé d’antisémitisme, que cette horreur est loin d’être la seule ou la première : extermination des Indiens d’Amérique du Sud et du Nord, esclavage, colonialisme, mais avec moins, si j’ose dire, de véhémence psychotique et surtout avec plus d’étalement dans la durée. Il y a cependant une différence essentielle entre ces exterminations et la Shoah. Elles ont été la conséquence de la rapacité, du lucre, du vol (de l’or, des terres) et elles ont été excusées par les thèses de l’infériorité des « races » dominées (racialisme des années 1880-1930) : thèse coloniale de justification a priori des conquêtes du XIXe siècle pour apporter les Lumières aux peuples attardés, donc inférieurs, ou thèse a posteriori pour justifier (malgré Las Casas) le triste sort des Indiens zigouillés en Amérique. La Shoah, elle, est directement faite au nom de la race inférieure et surtout néfaste. Mais ce n’est pas le premier génocide racial répertorié dans l’histoire par des écrits.
Comme mon maître, Proudhon, j’ai lu la Bible, pas en hébreu, ni tous les jours comme lui. Le premier génocide racial décrit et même vanté, depuis que l’écriture et l’histoire existent, est le massacre de la population de Canaan, femmes et enfants compris, par les Juifs s’y installant. Il est vrai que ce premier génocide n’est pas opéré a priori contre un peuple, mais au nom d’un autre peuple, élu, auquel Dieu aurait attribué le territoire concerné. C’est du reste ce que les Juifs orthodoxes continuent de dire sous la houlette de l’État sioniste d’Israël. Il suffit de lire l’Ancien Testament.
Accuser donc la gauche d’antisémitisme, c’est occulter que c’est la droite qui l’est bien plus, que le néolibéralisme en réalité est bien content d’exploiter la chose pour disqualifier ladite gauche, qu’il favorise le multiculturalisme relativiste acceptant la juxtaposition des différentes cultures en affirmant leur égale valeur. Car il faut diviser pour régner. Individualisme atomistique et molécularisme communautariste sont les deux mamelles du néolibéralisme puisque la différenciation à l’infini et l’hyperindividualisme conduisent à l’impossibilité de coaliser des forces de contestation de l’emprise du capitalisme financier mis en place par les néolibéraux. C’est là que les accusations d’antisémitisme sont utiles : elles font oublier le reste et dressent les gens les uns contre les autres. Dans le meilleur des cas les anti-antisémites sont des « idiots utiles » au capitalisme financier déchaîné, des « compagnons de route ». Ce qui est corroboré par le fait que souvent (je n’ai pas dit toujours, ni seulement) les antiantisémites sont juifs et parfois s’en réclament. Ces braves gens ne voient pas qu’associer la défense de l’État d’Israël au destin du capital et de l’Occident matérialiste et utilitariste ne peut à long terme qu’être suicidaire. Par ailleurs, c’est la droite d’autrefois qui a monté en épingle l’antisémitisme car les Juifs servaient commodément de boucs émissaires pour détourner contre eux les frustrations des peuples exploités par le libéralisme économique sous couvert de démocratie bourgeoise. La droite libérale moderne ayant compris que l’antisémitisme ne passe plus après la Shoah s’est trouvé un autre bouc émissaire : les socialos non libéraux, qui, comme par hasard, sont en même temps des opposants à l’idéologie libérale et à l’emprise du tout-marché.
Michel Dreyfus nous démontre avec efficacité et objectivité que les attaques anti-antisémites reposent sur des trucs. Le premier est l’anachronisme où on juge des mentalités d’hier avec celles d’aujourd’hui, lesquelles ont connu la Shoah. C’est ainsi qu’au XIXe siècle un stéréotype social, issu du christianisme, était que les Juifs avaient tué Jésus et pratiquaient l’usure. Un autre était que la finance juive était à la pointe de la lutte contre le socialisme et de la défense de la bourgeoisie capitaliste à partir de la saga européenne des cinq familles Rothschild. En fait ce qui était visé par le stéréotype, c’était une mentalité attribuée, bien malencontreusement et faussement car il y avait aussi des Juifs pauvres, aux prétendus israélites : la rapacité, l’usure, la recherche du fric. Ce n’était pas, à l’époque évidemment, si méchant et c’était économico-financier. C’était comme attribuer à l’ensemble des Auvergnats ou des Écossais une mentalité de rapiats. Ce qui était visé, c’était une attitude générale envers l’argent et la propriété, laquelle était assignée tout aussi généreusement et bêtement aux Anglais et aux protestants. Cela, évidemment, ne concernait pas tout le monde, ce qui met en évidence une seconde technique des anti-antisémites, l’amalgame entre la mentalité honnie et les populations, les seuls réellement pris dans le collimateur étant les financiers juifs ou anglo-saxons. Ajoutons que cette malheureuse assimilation stéréotypée du Juif en général au capitaliste n’impliquait nullement leur extermination ; il suffisait de détruire les bases de la finance, ce à quoi Proudhon s’était appliqué. Mais aujourd’hui l’amalgame est utile. Il permet de camoufler que le désastre financier et économique actuel vient du monde anglo-saxon, de sa logique utilitariste, de sa mentalité rapace, car ses responsables aux yeux des antisémites seraient encore les Juifs. Il vaut donc mieux accuser les antisémites afin d’oublier le lucre anglo-saxon. Certes, ce ne sont pas les peuples et les gens qui en sont responsables : ce sont les « élites » qui les ont grugés. La technique de l’amalgame ne s’arrête pas là. Elle consiste aussi à tout mettre dans le même sac : l’antijudaïsme financier, culturel, religieux, racial pour prétendre que tout cela a contribué indistinctement à nourrir l’antisémitisme le plus radical, violent et exterminateur dont l’acmé fut la Shoah, laquelle serait la conséquence de toutes les formes d’antisémitisme. Dans l’amalgame, il y a aussi la confusion entre une humeur antijuive (historiquement marquée même si elle n’honore pas les capacités intellectuelles de son époque) et le passage à l’acte, ou l’assimilation de propos individuels et circonstanciels (parfois des ressentiments) à un discours fondateur et officiel.
Une autre méthode des anti-antisémites est le refus de prendre en compte les changements sémantiques au cours des siècles, quand il ne s’agit pas de les organiser pour les besoins de la cause. Le concept même d’antisémite est une belle manipulation langagière. Car il n’y a pas que les Juifs à être d’origine sémitique. Il y a aussi les Arabes. Comme le concept a été rabattu sur les seuls Juifs, on peut donc faire en Israël la chasse aux Palestiniens et à leurs terres, les coloniser ou les exproprier sans être antisémites puisque les seuls sémites authentifiés par la doxa antiantisémite sont les Juifs. Dans les glissements sémantiques exploités avec bonheur pour justifier la cause, nous trouvons la fameuse notion de race. Au XIXe siècle, avant 1880, c’était un mot-valise pour signifier l’appartenance à un groupe culturel. Puis avec, si j’ose dire, les progrès de la « science » (phrénologie, crâniologie, bertillonnage, innéité du criminel, infériorité des « races » indigènes, etc.), laquelle fut exploitée avant tout par les droites libérales pour s’opposer à l’immigration de « dégénérés » et pour justifier la colonisation au nom de la civilisation, la notion change de sens : la sélection naturelle des espèces dans le « struggle for life », importée indûment de chez Darwin et popularisée par Spencer, explique qu’il y a des races inférieures. Il faut donc, pour cacher leur responsabilité qui entacherait gravement le libéralisme financier, rétropédaler pour faire des utopistes, des socialistes et des anarchistes du XIXe siècle (notamment Proudhon ») les précurseurs du racialisme libéral.
Dreyfus fait brillamment justice de ces procès en sorcellerie et montre les véritables responsables : la bonne vieille droite devenue libérale et souvent pro-israélienne. Cependant, à titre tout à fait accessoire, il lui arrive de nourrir involontairement le feu nourri des anti-antisémites contre les socialistes. Ainsi, il accuse Proudhon d’être le premier socialiste racialiste. Certes il y avait chez ce dernier une humeur antijuive qui affleurait par-ci par-là, de façon non rare, mais pas fréquente non plus dans son œuvre publiée de son vivant. Cette thèse est nourrie par deux ou trois citations tirées des « carnets » de notre anarchiste et par des références aux travaux d’autres auteurs. C’est insuffisant, on aimerait connaître les sources mêmes de ces derniers. Dreyfus, comme tous les attaquants de Proudhon, oublie de mentionner que lesdits « carnets » (où l’on trouve à mon avis la seule attaque « raciale ») n’étaient pas destinés à la publication et qu’ils n’ont été publiés qu’en 1955. Or ce sont eux, toujours avec la même citation qui n’est qu’une explosion de colère, un apax (contre Marx [pour cause de Misère de la philosophie] et la coterie « juive » qui le soutenait), qui ont permis à certains anti-antisémites de dire que le racisme proudhonien avait « ensemencé » le socialisme des origines, alors qu’ils étaient, et pour cause, inconnus ! Dreyfus reprend la parole de Proudhon : « Marx est le ténia du socialisme » comme élément de preuve. Phrase antisémite, pourquoi donc? puisque ledit Marx a effectivement volé bien des idées aux socialistes dits utopiques ? C’est comme si je disais que Sarkozy est le ténia du Front national, ce qui est vrai. Il est vrai que Proudhon partageait les préjugés de son temps contre le Juif financier et s’est hélas livré à l’amalgame Juif égale agioteur, usurier ou spéculateur. Comme le dit Dreyfus, il est loin d’en faire le fond de sa doctrine car il n’est pas du tout un antijudaïque forcené ou systématique comme Toussenel. Dreyfus omet de préciser que Proudhon a subi les conséquences de la finance, parfois juive, par exemple dans son projet de banque du peuple ou dans sa demande d’une concession de ligne de chemin de fer.
Dreyfus accuse Proudhon de racisme, de bonapartisme, de xénophobie et de mépris des femmes, ce qu’avait déjà fait Poliakov. J’ai déjà récusé le racisme. Le bonapartisme est fondé sur une grosse maladresse de Proudhon qui croyait séduire Napoléon III en faveur de ses projets de banque et de chemin de fer. Il suffit de lire la suite de l’œuvre de Proudhon et ses carnets (tiens, c’est curieux, là on n’en parle plus) pour savoir qu’il n’a jamais été bonapartiste et encore moins antidémocrate. Ce qu’il a critiqué, c’est la démocratie bourgeoise atomistique, périodique, politique et ignorant les groupes sociaux réels. Proudhon xénophobe? C’est parce qu’il n’aimait pas la logique utilitariste de la doctrine libérale anglo-saxonne, ni l’indépendance de la Pologne ni l’unification de l’Italie. Il voyait là l’existence d’États unitaires purement politiques et cherchant la puissance, ce qui allait à l’encontre de son fédéralisme mutualiste. Par ailleurs, il préconise une fédération de fédérations européennes… N’a-t-il pas écrit : « Là où est la justice, là est ma patrie. » Quant à son antiféminisme (vu avec les lunettes actuelles), il n’amène pas Proudhon à mépriser la femme. D’abord, il en fait l’égale de l’homme, hélas dans des qualités différentes, ce qui était progressif pour l’époque et collait avec sa théorie générale de l’égalité dans la différence. Et Proudhon confie aux femmes ce qu’il disait être la fonction la plus importante de la société, à savoir l’éducation des enfants. Proudhon a écrit qu’il croyait « en la prépotence de l’homme et en la prééminence de la femme ». Dreyfus reprend les accusations d’un Proudhon crispé sur la petite paysannerie et l’artisanat. Dire cela prouve tout simplement que ces zoïles ne l’ont pas lu (« la petite industrie est aussi sotte que la petite culture »)
Proudhon est avant tout un antijudaïque religieux et culturel. Il ne supporte pas une religion dont le Dieu autoritaire se donne un peuple territorialisé à sa botte. Il récuse une religion attribuée à un peuple élu, ce qui signifie qu’elle n’est pas universelle. Proudhon ne supporte pas la « charia » judaïque qui permet de traiter différemment les autres suivant qu’ils sont juifs ou « goys ». L’important, le plus souvent passé sous silence, c’est que Proudhon est un universaliste arc-bouté contre ce qui deviendra le communautarisme. Ce dernier signifie que la grande société n’est qu’une juxtaposition de cultures isolées, comme si elle n’était qu’un tissu d’atomes individuels et de molécules communautaires se livrant aux bienfaits intéressés du contrat entre individus séparés et aux bénéfices utilitaires du « doux commerce » généralisé. Proudhon a pressenti les immenses dommages du communautarisme à partir de l’exemple prégnant à l’époque de la religion judaïque.