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Chroniques du temps réel
par Julien Caldironi • le 15 décembre 2024
Quand ce sont les capitalistes qui mangent des bébés…
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Victor Castanet l’avait déjà évoqué, ce capitalisme fou, avide de profits, affamé par nature. Un système si vorace qu’il en vient à broyer nos anciens en pressurant des structures pensées à l’origine pour prendre soin d’eux… Dans Les Fossoyeurs, le journaliste indépendant exposait comment des groupes privés rationnaient les pensionnaires des EPHAD jusqu’à la maltraitance, harcelaient les travailleuses et travailleurs pour se faire un maximum de fric, raflant au passage le plus possible d’argent public par un savant assemblage de montages financiers fumeux et de pratiques illégales. Au prix de traitements des résidents indignes et violents. À la sortie du bouquin, Orpea, énorme opérateur privé et emblématique de ces dérives, avait dû rendre quelques comptes…
Dans Les Ogres publié chez Flammarion en 2024, cette fois, il s’attaque au secteur de la petite enfance et montre que les similitudes entre son précédent sujet et l’actuel sont criantes. Partout dans le champ du soin, du care, des requins nagent en eaux troubles, prêts à fondre sur tout ce qui pourrait se braquer, se détourner, tout ce qui pourrait être exploité davantage pour agrandir les marges, sur tout ce qui peut se carotter… Le journaliste se penche alors sur la société People&Baby dont le dirigeant fondateur amateur de luxe se promène en hélicoptère pendant que les travailleuses de ses crèches débordées comptent les couches et essaient tant bien que mal de faire fonctionner des structures fragilisées par une gestion de rapace. Témoignage de Janik Busin, ancienne commerciale du groupe, citée p.151 : « People avait réuni toutes les crèches du Nord-Pas-de-Calais, toutes les équipes commerciales, pour une journée d’entreprise, ça se passait à Arras […] Durieux a atterri avec son hélico à Roclincourt. Et avant ça, il a fait le tour de ses crèches avec un copain. On était dans les bureaux et on l’entendait passer au-dessus de nous. C’était complètement lunaire : on nous disait que Durieux ne voulait pas que ça se sache, que ça ne le faisait pas trop vu nos salaires, et en même temps, il faisait le show au-dessus de nos têtes ».
Tout un système bien rodé
Avec l’ouverture au privé du secteur des crèches et haltes-garderies au début des années 2000, c’est tout un tas d’opérateurs capitalistes qui se sont engouffrés dans la brèche, affichant l’objectif de créer davantage de places, plus vite et moins cher. Les délégations de service public organisées à cette époque ont dès lors séduit les communes, qui faisaient des économies en confiant la gestion de leurs établissements au privé et ainsi tout allait bien dans le meilleur des mondes, non ?
Non. Car forcément, la concurrence s’exprime alors dans des appels d’offres pour récupérer les marchés et évidemment, ce n’est pas sur les dividendes versés aux actionnaires que l’impact des coûts au berceau tirés vers le seuil le plus bas possible se fait sentir. Victor Castanet souligne que ce sont les enfants et les travailleuses qui trinquent. Et les conséquences sont terribles : bébés maltraités par des équipes débordées, épuisées, pas ou peu formées, courbes de poids qui plongent pour des enfants sous-alimentés, traumatismes psychologiques, mise en danger en raison de matériels inadaptés ou dangereux… Et pour les travailleuses : burn-out, pression, exténuation, turn-over dans les structures, arrêts maladie non remplacés, congés annulés, etc.
Pendant ce temps, les dirigeants de la boite accumulent les loyers, se construisent un parc immobilier de folie… Et vivent la grande vie dans leurs palais aux quatre coins du monde. Jusqu’au drame.
Quand une petite fille meurt dans une crèche de Lyon dans des conditions atroces, les témoignages d’usagers et de professionnels qui commençaient déjà à arriver timidement dans la boîte mail de Castanet, affluent. Des parents se constituent en groupes pour tenter de mettre à jour les horreurs qui auraient lieu, selon eux, dans les crèches des sociétés privées et surtout dans celle de cette entreprise.
Les politicards, soutiens des requins
Des malversations qu’on ne peut mettre que sur le dos du privé ? Bien sûr que non, c’est sans compter les petits arrangements entre les opérateurs privés, délégataires de service public et les représentants de l’État. Castanet montre alors toute la complicité entre un secteur aux abois et des politiques soucieux de préserver un système pourtant maltraitant, par obsession de l’économie, par connivence capitalistique, par le biais des réseaux entre ces business men et women et les représentants de notre glorieuse start-up nation. La ministre Aurore Bergé, qui aurait l’oreille et l’amitié de hauts responsables de la fédération des crèches privées, et ferait montre de beaucoup de mansuétude en reprenant officiellement leurs éléments de langage prémâchés sur les plateaux télé, est durement mise en cause. Page 30 : « Les échanges entre la fédération et le cabinet de Mme Bergé ont également permis à cette dernière de s’assurer que les acteurs du secteur ne s’attaqueraient pas à la politique gouvernementale de la petite enfance, alors même que certains étaient disposés à le faire. Plus problématiques encore, ces discussions auraient permis à Aurore Bergé d’élaborer des éléments de langage en co-construction avec les acteurs privés ». Évidemment, elle s’en défend, mais le travail de Victor Castanet semble étayé par de solides preuves. Les valses ministérielles actuelles détournent un peu l’attention médiatique sur cette affaire et c’est bien dommage, il aurait été intéressant de voir l’ancienne ministre des Solidarités et des Familles expliquer plus précisément le contenu de ses mails et de ses échanges sur Telegram à ce sujet.
Un angle mort cependant
Un regret, par contre, dans cette enquête solide et haletante : un angle mort certain sur le monde syndical. Castanet évoque les très nombreux mails reçus par des parents et des travailleurs du secteur… Il débute alors ses investigations, parlant de premiers lanceurs d’alerte en 2022. C’est pourtant sans compter la section CNT de People&Baby qui se démenait pour exposer les pratiques jugées frauduleuses et dangereuses du groupe depuis au moins 2010, dès la reprise d’une crèche du 14e arrondissement de Paris par le groupe de sinistre réputation. Les cinq femmes de la section eurent à subir une terrible pression de la part de leur employeur : mise à pied des cinq grévistes et licenciements pour quatre d’entre elles. Les procédures se poursuivent d’ailleurs encore aujourd’hui, l’entreprise trainant les pieds pour se plier aux sentences. Elle a poussé jusqu’en cassation (où elle a perdu)… Castanet qui est allé consciencieusement interroger des anciens cadres, des anciennes éducatrices de jeunes enfants, des élus, des fournisseurs, des propriétaires de foncier, des politiques, ne leur a pas accordé un paragraphe, alors même que, comme le souligne Sophie, de l’ex-section CNT People&Baby dans un article du Combat syndicaliste de novembre-décembre 2024, il suffit de taper « People&Baby et syndicalisme » dans Google pour tomber sur un communiqué de la CNT en première page. Quand on enquête sur la souffrance au travail, difficile de faire l’impasse sur le monde syndical. Dommage que la seule mention de l’anarchisme dans le bouquin soit pour qualifier le passé sensément agité de Matthieu Pigasse (ex-anar, a priori) plutôt que pour mettre en lumière la longue et difficile lutte de ces courageuses travailleuses anarcho-syndicalistes…
Une enquête solide et sérieuse
Moins touffue que Les Fossoyeurs (plus accessible, donc, même si les évocations de maltraitance au début de l’ouvrage bouleversent), l’enquête de Victor Castanet n’en demeure pas moins fouillée, solide et passionnante. Elle est expliquée avec beaucoup de pédagogie, afin que les lecteurs étrangers à ce secteur en saisissent néanmoins les tenants et aboutissants. Le bouquin est révoltant et l’accumulation consciencieuse de sources et de témoignages laisse entrevoir les dimensions impressionnantes de ce naufrage humain, institutionnel, politique et économique.
Julien Caldironi
Individuel FA 49
PAR : Julien Caldironi
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