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Les articles du ML papier
par Franck Thiriot • le 1 août 2024
Il court, il court l’insoumis… Mémoire des luttes antimilitaristes 2
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Article extrait du Monde libertaire n°1866 de novembre 2024
Le Monde Libertaire d’octobre a entamé une série d’articles de Franck Thiriot, relatant ses années d’insoumission dans l’immédiat après 68.
Nous publions ce mois-ci le « 2e épisode » et vous donnons rendez-vous en décembre pour la suite.
Me voici donc devenu Insoumis Total aux yeux de l’armée durant dix ans, aux miens pour toute mon existence. Le 26 mai 1972, François Hénaff demandait à bénéficier du statut en affirmant ses convictions religieuses : « Je suis catholique et je crois que le message que Jésus-Christ nous a laissé est un message d’amour : “Aimez-vous les uns les autres comme je vous ai aimés”. Aussi, pour mettre mes actes en conformité avec l’Évangile, je crois devoir refuser toute collaboration, quelle qu’en soit la forme, avec l’armée ». Dieu, ce ventriloque ? Voilà donc une demande entrant dans le champ d’application de la loi du 21 décembre 1963 qui autorise à faire un service civil à ceux qui se déclarent opposés à l’usage personnel des armes « en raison de leurs convictions religieuses ou philosophiques ». Sauf qu’il fait état, dans sa même lettre à la CJ, d’arguments par lesquels il entend montrer comment la politique militaire du gouvernement français n’est pas conforme à l’Évangile : course aux armements, ventes d’armes aux régimes autoritaires, etc. Sacrilège. Refus de la commission.
Seconde lettre de Hénaff : « Je suis chrétien et je crois que l’Évangile n’est pas neutre : il nous oblige à nous engager et à prendre position. » Second refus, la CJ déclarant ne « pas devoir soumettre sa requête à un nouvel examen ». Balaise hypocrisie, pas de réponse c’est déjà une réponse.
Appelé au camp de Fontevraud, il y refuse son incorporation : arrêts de rigueur pour soixante jours puis transfert à la maison d’arrêt de Rennes, à l’isolement comme n’importe quel terroriste dangereux.
En août 1973, il est jugé par le Tribunal Permanent des Forces Armées (TPFA) de la même ville et condamné par les culottes de peau à deux ans de prison ferme pour insoumission totale. Que ce dangereux pacifiste chrétien au moral d’acier ne se plaigne pas, « le tarif » habituel était encore, peu de temps auparavant, de trois ans renouvelables à sortie de zonzon en cas de nouvelle présentation à la caserne et réitération du refus.
Pris pour brindezingue du Petit Jésus, un Témoin de Jehova alsacien, Schaguené, a ainsi passé neuf ans en cabane jusqu’à l’intervention de l’athée anarchiste Louis Lecoin. Franches connexions.
Au même moment, Sylvain Herzog croupit en cabane pour deux piges à Metz, pendant que des milliers de jeunes objecteurs de conscience, insoumis totaux, déserteurs, risquent le même destin.
Plus de mille personnes seront ainsi jugées pour délit d’insoumission rien qu’en 1972. « Le véritable héroïsme réside dans les actes de courage solitaires » disait John Le Carré. Ça carbure sec dans la magistrature couchée, sans mégoter.
Dominique Valton, après dix-huit mois d’incarcération a été kidnappé par les teigneux militaires alors que ses parents et amis l’attendaient à sa sortie de prison, à Angers. Dominique sera immédiatement mis au secret, même pour sa famille qui ignorera le lieu d’embastillement de ce prisonnier d’État. L’inculpé laboure parfois le champ des procédures pénales afin de s’emparer des armes du juge, pendant que celui-ci utilise des armes de voyou en menaçant d’enchrister un membre de la famille pour complicité active ou passive par incitation à l’insoumission. Aussi violent qu’un flingue sur la tempe au pied d’un coffre-fort ! Et puis, pour « attendrir la viande », on fourre l’otage en chambre froide pour quelques mois…
« Je ne suis pas non-violent, je ne refuse pas le fusil, je refuse de vous servir ».
Durant le dernier trimestre 1972, trois antimilitaristes qu’ont du résiné dans les vermicelles s’insoumettent collectivement. Nous allons faire parler d’eux partout : Bruno Hérail, Gérard Petit et Hubert Planchez. Gérard Bayon, pour sa part, en grève de la faim, est arrêté par les bourres à Ste Marie de la Guillotière, à six heures du matin comme un criminel. À son vingt-troisième jour de jeûne, Gérard, incarcéré au Fort de Montluc de Lyon, écrit : « Monsieur le Ministre, je refuse de me faire le complice des exactions commises par l’armée, que cela soit en France ou ailleurs. Accepter de partir serait accepter l’extension du Camp du Larzac et de tant d’autres (Canjuers, Fontevrault). Cela serait cautionner les interventions dans les pays africains sous un vague prétexte de coopération et de traité d’aide (Tchad, Madagascar), cela serait accepter le gaspillage de milliers de francs dans des expériences nucléaires qui ne servent à rien. Je ne suis pas non-violent, je ne refuse pas le fusil, je refuse de vous servir ».
Puis, dans une seconde lettre, il ose écrire encore « Pour réaffirmer ma volonté d’être un homme libre de penser ce que je veux et de le dire de la manière qu’il me plaît, je commence, ce lundi 26 mars, une grève de la faim que j’arrêterai lorsque j’aurai acquis la certitude de sortir de prison dans les plus brefs délais et que je serai dégagé de toute obligation militaire ».
Le trio infernal des insoumis rédige clandestinement un tract, que nous diffuserons à Lyon comme à Paris, Bruno étant à Fresnes. Gérard Bayon finit par être relâché au bout de quarante-deux jours d’une grève de la faim menée depuis le fond de son cachot. Une cuisante branlée pour la voyoucratie politico-judiciaire. Ceux qui luttent comme nous, pour s’opposer de manière frontale à l’un des mille visages hideux de la répression, risquant l’un des multiples gestes sans retour de l’insoumission totale, tissent les infimes fils qui parfois arrivent à s’enrouler autour des chevilles des maîtres du monde et les font trébucher. Un homme libre, c’est ça, pas une chair à canon ou à turbin qui va s’écrapoutir sur la moquette devant sa télé, son cri sort simplement des entrailles de la liberté.
En quelques mois seulement, les événements s’accélèrent, le nombre d’objecteurs en situation illégale par rapport à l’ONF dépassant les huit cents. Face à cette situation inédite, une structure nationale voit le jour : les Comités de Lutte d’Objecteurs (CLO), au départ dix-neuf, répartis dans les départements, avec la publication à Toulouse d’Objection, organe des CLO.
La plateforme revendicative des CLO voit alors le jour : abrogation du décret de Brégançon ; liberté totale d’affectation ; abrogation de l’Article 50 restreignant la diffusion du Statut ; reconnaissance du droit à l’objection à tout moment pour toute motivation, y compris politique ; liberté d’expression et de réunion pour tous ceux qui effectuent le service national ; libération des insoumis, déserteurs et soldats emprisonnés ; durée égale du service pour tous. Faut pas tortiller du cul pour chier droit.
Progressivement, sous les coups de la répression qui cartonne à tout va, les positions respectives des objecteurs insoumis et des insoumis totaux se radicalisent et convergent.
En cet octobre (1973), le SOC, que j’anime toujours à Paris, publie une plaquette : « Les objecteurs en lutte inquiètent le pouvoir », que nous terminons par ces lignes : « […] solidaires de la lutte de tous les jeunes du contingent qui refusent une année d’embrigadement, une année de guerre civile utilisée contre les grévistes et le mouvement ouvrier. Les objecteurs sont conscients que le gouvernement étudie actuellement la possibilité de récupérer le mouvement de contestation à l’intérieur de l’armée pour le développement d’une armée de métier qui excite déjà (350 000 militaires de carrière). Et par la mise en place d’un service civique (en 1970, le projet de loi Missoffe en fut le premier test). Aussi, les nombreux Comités de Soutiens aux Objecteurs de conscience (SOC), les groupes d’Action et de Recherche contre la Militarisation (GARM) et les Groupes d’Action non violente tendent-ils à développer les actions collectives qui ne se limitent pas à contester le service militaire, mais la militarisation et le recours à la violence sous toutes ses formes dans notre société. »
Notre secrétariat de l’impasse Popincourt est aussi en liaison régulière avec le Comité Anti-Militariste (CAM) de Paris, le journal La lutte des objecteurs (Lyon), le Comité de Défense des Appelés (CDA) de Paris, le CARM de Lyon ainsi que le Mouvement pour le Désarmement, la Paix et la Liberté (MDPL), tous ceux et celles qui ont l’audace de refuser de se plier devant les menaces ou les promesses de récompenses en échange de leur soumission.
Un groupe de copains insoumis accroche le 25 novembre une banderole « Libérez les insoumis » à l’une des tours de la Cathédrale Notre-Dame de Paris. Ce dimanche matin, sur le parvis, les flics s’entassent dans leurs fourgons comme serpents en vivarium. L’un des CRS venus décrocher la banderole a répondu au passant lui demandant qu’elle était le contenu de l’inscription : « J’sais pas, c’est écrit en étranger ». Il est vrai que les troupes d’occupation partagent rarement la même langue que les populations qu’elles dominent, alors que les mots peuvent scier les barreaux d’imaginaires colonisés par l’engrenage du quotidien.
Grâce à la répression tous azimuts, le mouvement antimilitariste se développe en se radicalisant, élargissant rapidement ses analyses en direction d’autres problématiques sociales. Dorénavant les cloisonnements entre légalistes et illégalistes, réformistes et révolutionnaires, s’estompent sous les coups de boutoir de la justice d’État.
« Ayant brûlé mes vaisseaux, sans retraite possible, je risque, comme les copains, deux ou trois ans de cabane à Fresnes... »
Puisque je suis dorénavant insoumis total, je fonde avec quelques copains et Éliane Lenoir, scientifique de renom international dans sa spécialité, rencontrée en manif, le Groupe d’Insoumission Totale (GIT) de Paris. Méprisant les tire-au-cul théoriquement politisés anars choisissant la réforme médicale (P4) sous de faux prétextes psychiatriques, j’assume l’action frontale. « Un homme digne de ce nom ne fuit jamais, fuir c’est bon pour les robinets » disait Boris Vian. Et les robinets, je connais puisque du Bâtiment.
Ayant brûlé mes vaisseaux, sans retraite possible, je risque, comme les copains, deux ou trois ans de cabane à Fresnes à user la pierre ponce et tirer sur l’élastique. Ma compagne assure qu’elle m’attendra, je suis donc blindé. On les aura ! Nos discrètes réunions du GIT se déroulent chez Éliane, 20 boulevard Richard Lenoir (XIe), réunissant des êtres pourvus du surprenant courage de refuser de se laisser soumettre, par les religions, le marché ou la force brutale d’un État qui se gargarise du mot « démocratie » pour n’expectorer finalement qu’un putride néant.
Pour l’heure, il s’agit pour nous d’organiser « l’exfiltration » vers d’autres pays des déserteurs et insoumis totaux trop activement recherchés par la maréchaussée. L’un de nos sympathisants actifs, ambulancier libéral, possède une DS Citroën, ambulance rapide avec gyrophare et sirène assortie. Coutumier de transferts d’hôpitaux parisiens vers leurs homologues bruxellois, il propose son aide. Pour éviter les bouchons, il est convenu de bomber de nuit sur l’autoroute en direction de la Belgique sans risquer un carton. Crédibles, on allonge notre « malade », bien sanglé, avec masque à oxygène comme prêt à calancher durant le transport. Affublé d’une blouse blanche, assis près du brancard, me voici passeur d’ennemis intérieurs …vers l’extérieur. Apercevant notre ambulance fonçant à fond les ballons, sirènes hurlantes, les gabelous lèvent les barrières. Dans la banlieue de Bruxelles, nous déposons notre dissident au lieu convenu, une rue discrète, à des amis politiques.
Afin de bien cloisonner le réseau, personne, n’a connaissance des adresses et identités des autres participants. Si l’un de nous « tombe », pas d’effet domino possible. Pour éviter le filage - je suis militant actif - par les pandores, je suis relayé la fois suivante par un copain que je ne connais pas, qui lui-même … Nous n’aurons ainsi aucun pépin. Je me vois incapable de dire combien de subversifs ennemis de l’État nous avons exfiltrés de cette manière, jamais armés d’autre chose que de l’amour de la liberté. Combien d’années de cabane avons-nous ainsi épargnées à de jeunes camarades ?
Quant à moi, je me refuse à changer quoi que ce soit de mes activités, ni clandestinité ni prison.
Franck Thiriot
Retrouvez la 1e partie de ce texte
https://monde-libertaire.net/index.php?articlen=8055
La suite dans le Monde libertaire de décembre
Nous publions ce mois-ci le « 2e épisode » et vous donnons rendez-vous en décembre pour la suite.
Totalement Insoumis
Me voici donc devenu Insoumis Total aux yeux de l’armée durant dix ans, aux miens pour toute mon existence. Le 26 mai 1972, François Hénaff demandait à bénéficier du statut en affirmant ses convictions religieuses : « Je suis catholique et je crois que le message que Jésus-Christ nous a laissé est un message d’amour : “Aimez-vous les uns les autres comme je vous ai aimés”. Aussi, pour mettre mes actes en conformité avec l’Évangile, je crois devoir refuser toute collaboration, quelle qu’en soit la forme, avec l’armée ». Dieu, ce ventriloque ? Voilà donc une demande entrant dans le champ d’application de la loi du 21 décembre 1963 qui autorise à faire un service civil à ceux qui se déclarent opposés à l’usage personnel des armes « en raison de leurs convictions religieuses ou philosophiques ». Sauf qu’il fait état, dans sa même lettre à la CJ, d’arguments par lesquels il entend montrer comment la politique militaire du gouvernement français n’est pas conforme à l’Évangile : course aux armements, ventes d’armes aux régimes autoritaires, etc. Sacrilège. Refus de la commission.
Seconde lettre de Hénaff : « Je suis chrétien et je crois que l’Évangile n’est pas neutre : il nous oblige à nous engager et à prendre position. » Second refus, la CJ déclarant ne « pas devoir soumettre sa requête à un nouvel examen ». Balaise hypocrisie, pas de réponse c’est déjà une réponse.
Appelé au camp de Fontevraud, il y refuse son incorporation : arrêts de rigueur pour soixante jours puis transfert à la maison d’arrêt de Rennes, à l’isolement comme n’importe quel terroriste dangereux.
En août 1973, il est jugé par le Tribunal Permanent des Forces Armées (TPFA) de la même ville et condamné par les culottes de peau à deux ans de prison ferme pour insoumission totale. Que ce dangereux pacifiste chrétien au moral d’acier ne se plaigne pas, « le tarif » habituel était encore, peu de temps auparavant, de trois ans renouvelables à sortie de zonzon en cas de nouvelle présentation à la caserne et réitération du refus.
Pris pour brindezingue du Petit Jésus, un Témoin de Jehova alsacien, Schaguené, a ainsi passé neuf ans en cabane jusqu’à l’intervention de l’athée anarchiste Louis Lecoin. Franches connexions.
Au même moment, Sylvain Herzog croupit en cabane pour deux piges à Metz, pendant que des milliers de jeunes objecteurs de conscience, insoumis totaux, déserteurs, risquent le même destin.
Plus de mille personnes seront ainsi jugées pour délit d’insoumission rien qu’en 1972. « Le véritable héroïsme réside dans les actes de courage solitaires » disait John Le Carré. Ça carbure sec dans la magistrature couchée, sans mégoter.
Dominique Valton, après dix-huit mois d’incarcération a été kidnappé par les teigneux militaires alors que ses parents et amis l’attendaient à sa sortie de prison, à Angers. Dominique sera immédiatement mis au secret, même pour sa famille qui ignorera le lieu d’embastillement de ce prisonnier d’État. L’inculpé laboure parfois le champ des procédures pénales afin de s’emparer des armes du juge, pendant que celui-ci utilise des armes de voyou en menaçant d’enchrister un membre de la famille pour complicité active ou passive par incitation à l’insoumission. Aussi violent qu’un flingue sur la tempe au pied d’un coffre-fort ! Et puis, pour « attendrir la viande », on fourre l’otage en chambre froide pour quelques mois…
« Je ne suis pas non-violent, je ne refuse pas le fusil, je refuse de vous servir ».
Durant le dernier trimestre 1972, trois antimilitaristes qu’ont du résiné dans les vermicelles s’insoumettent collectivement. Nous allons faire parler d’eux partout : Bruno Hérail, Gérard Petit et Hubert Planchez. Gérard Bayon, pour sa part, en grève de la faim, est arrêté par les bourres à Ste Marie de la Guillotière, à six heures du matin comme un criminel. À son vingt-troisième jour de jeûne, Gérard, incarcéré au Fort de Montluc de Lyon, écrit : « Monsieur le Ministre, je refuse de me faire le complice des exactions commises par l’armée, que cela soit en France ou ailleurs. Accepter de partir serait accepter l’extension du Camp du Larzac et de tant d’autres (Canjuers, Fontevrault). Cela serait cautionner les interventions dans les pays africains sous un vague prétexte de coopération et de traité d’aide (Tchad, Madagascar), cela serait accepter le gaspillage de milliers de francs dans des expériences nucléaires qui ne servent à rien. Je ne suis pas non-violent, je ne refuse pas le fusil, je refuse de vous servir ».
Puis, dans une seconde lettre, il ose écrire encore « Pour réaffirmer ma volonté d’être un homme libre de penser ce que je veux et de le dire de la manière qu’il me plaît, je commence, ce lundi 26 mars, une grève de la faim que j’arrêterai lorsque j’aurai acquis la certitude de sortir de prison dans les plus brefs délais et que je serai dégagé de toute obligation militaire ».
Le trio infernal des insoumis rédige clandestinement un tract, que nous diffuserons à Lyon comme à Paris, Bruno étant à Fresnes. Gérard Bayon finit par être relâché au bout de quarante-deux jours d’une grève de la faim menée depuis le fond de son cachot. Une cuisante branlée pour la voyoucratie politico-judiciaire. Ceux qui luttent comme nous, pour s’opposer de manière frontale à l’un des mille visages hideux de la répression, risquant l’un des multiples gestes sans retour de l’insoumission totale, tissent les infimes fils qui parfois arrivent à s’enrouler autour des chevilles des maîtres du monde et les font trébucher. Un homme libre, c’est ça, pas une chair à canon ou à turbin qui va s’écrapoutir sur la moquette devant sa télé, son cri sort simplement des entrailles de la liberté.
Faut pas tortiller du cul pour chier droit.
En quelques mois seulement, les événements s’accélèrent, le nombre d’objecteurs en situation illégale par rapport à l’ONF dépassant les huit cents. Face à cette situation inédite, une structure nationale voit le jour : les Comités de Lutte d’Objecteurs (CLO), au départ dix-neuf, répartis dans les départements, avec la publication à Toulouse d’Objection, organe des CLO.
La plateforme revendicative des CLO voit alors le jour : abrogation du décret de Brégançon ; liberté totale d’affectation ; abrogation de l’Article 50 restreignant la diffusion du Statut ; reconnaissance du droit à l’objection à tout moment pour toute motivation, y compris politique ; liberté d’expression et de réunion pour tous ceux qui effectuent le service national ; libération des insoumis, déserteurs et soldats emprisonnés ; durée égale du service pour tous. Faut pas tortiller du cul pour chier droit.
Progressivement, sous les coups de la répression qui cartonne à tout va, les positions respectives des objecteurs insoumis et des insoumis totaux se radicalisent et convergent.
En cet octobre (1973), le SOC, que j’anime toujours à Paris, publie une plaquette : « Les objecteurs en lutte inquiètent le pouvoir », que nous terminons par ces lignes : « […] solidaires de la lutte de tous les jeunes du contingent qui refusent une année d’embrigadement, une année de guerre civile utilisée contre les grévistes et le mouvement ouvrier. Les objecteurs sont conscients que le gouvernement étudie actuellement la possibilité de récupérer le mouvement de contestation à l’intérieur de l’armée pour le développement d’une armée de métier qui excite déjà (350 000 militaires de carrière). Et par la mise en place d’un service civique (en 1970, le projet de loi Missoffe en fut le premier test). Aussi, les nombreux Comités de Soutiens aux Objecteurs de conscience (SOC), les groupes d’Action et de Recherche contre la Militarisation (GARM) et les Groupes d’Action non violente tendent-ils à développer les actions collectives qui ne se limitent pas à contester le service militaire, mais la militarisation et le recours à la violence sous toutes ses formes dans notre société. »
Notre secrétariat de l’impasse Popincourt est aussi en liaison régulière avec le Comité Anti-Militariste (CAM) de Paris, le journal La lutte des objecteurs (Lyon), le Comité de Défense des Appelés (CDA) de Paris, le CARM de Lyon ainsi que le Mouvement pour le Désarmement, la Paix et la Liberté (MDPL), tous ceux et celles qui ont l’audace de refuser de se plier devant les menaces ou les promesses de récompenses en échange de leur soumission.
Un groupe de copains insoumis accroche le 25 novembre une banderole « Libérez les insoumis » à l’une des tours de la Cathédrale Notre-Dame de Paris. Ce dimanche matin, sur le parvis, les flics s’entassent dans leurs fourgons comme serpents en vivarium. L’un des CRS venus décrocher la banderole a répondu au passant lui demandant qu’elle était le contenu de l’inscription : « J’sais pas, c’est écrit en étranger ». Il est vrai que les troupes d’occupation partagent rarement la même langue que les populations qu’elles dominent, alors que les mots peuvent scier les barreaux d’imaginaires colonisés par l’engrenage du quotidien.
Grâce à la répression tous azimuts, le mouvement antimilitariste se développe en se radicalisant, élargissant rapidement ses analyses en direction d’autres problématiques sociales. Dorénavant les cloisonnements entre légalistes et illégalistes, réformistes et révolutionnaires, s’estompent sous les coups de boutoir de la justice d’État.
« Ayant brûlé mes vaisseaux, sans retraite possible, je risque, comme les copains, deux ou trois ans de cabane à Fresnes... »
Puisque je suis dorénavant insoumis total, je fonde avec quelques copains et Éliane Lenoir, scientifique de renom international dans sa spécialité, rencontrée en manif, le Groupe d’Insoumission Totale (GIT) de Paris. Méprisant les tire-au-cul théoriquement politisés anars choisissant la réforme médicale (P4) sous de faux prétextes psychiatriques, j’assume l’action frontale. « Un homme digne de ce nom ne fuit jamais, fuir c’est bon pour les robinets » disait Boris Vian. Et les robinets, je connais puisque du Bâtiment.
Ayant brûlé mes vaisseaux, sans retraite possible, je risque, comme les copains, deux ou trois ans de cabane à Fresnes à user la pierre ponce et tirer sur l’élastique. Ma compagne assure qu’elle m’attendra, je suis donc blindé. On les aura ! Nos discrètes réunions du GIT se déroulent chez Éliane, 20 boulevard Richard Lenoir (XIe), réunissant des êtres pourvus du surprenant courage de refuser de se laisser soumettre, par les religions, le marché ou la force brutale d’un État qui se gargarise du mot « démocratie » pour n’expectorer finalement qu’un putride néant.
Pour l’heure, il s’agit pour nous d’organiser « l’exfiltration » vers d’autres pays des déserteurs et insoumis totaux trop activement recherchés par la maréchaussée. L’un de nos sympathisants actifs, ambulancier libéral, possède une DS Citroën, ambulance rapide avec gyrophare et sirène assortie. Coutumier de transferts d’hôpitaux parisiens vers leurs homologues bruxellois, il propose son aide. Pour éviter les bouchons, il est convenu de bomber de nuit sur l’autoroute en direction de la Belgique sans risquer un carton. Crédibles, on allonge notre « malade », bien sanglé, avec masque à oxygène comme prêt à calancher durant le transport. Affublé d’une blouse blanche, assis près du brancard, me voici passeur d’ennemis intérieurs …vers l’extérieur. Apercevant notre ambulance fonçant à fond les ballons, sirènes hurlantes, les gabelous lèvent les barrières. Dans la banlieue de Bruxelles, nous déposons notre dissident au lieu convenu, une rue discrète, à des amis politiques.
Afin de bien cloisonner le réseau, personne, n’a connaissance des adresses et identités des autres participants. Si l’un de nous « tombe », pas d’effet domino possible. Pour éviter le filage - je suis militant actif - par les pandores, je suis relayé la fois suivante par un copain que je ne connais pas, qui lui-même … Nous n’aurons ainsi aucun pépin. Je me vois incapable de dire combien de subversifs ennemis de l’État nous avons exfiltrés de cette manière, jamais armés d’autre chose que de l’amour de la liberté. Combien d’années de cabane avons-nous ainsi épargnées à de jeunes camarades ?
Quant à moi, je me refuse à changer quoi que ce soit de mes activités, ni clandestinité ni prison.
Franck Thiriot
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PAR : Franck Thiriot
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