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par Franck Thiriot le 1 octobre 2024

Il court, il court l’insoumis… (1ère partie)

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Article extrait du Monde libertaire n° 1865 d’octobre 2024

Mémoire des luttes antimilitaristes



Notre ami Franck Thiriot, contributeur habituel du Monde Libertaire, nous a adressé un texte relatant ses années d’insoumission dans l’immédiat après 68.
Ce texte est riche en anecdotes politiques et en témoignages humains sur une époque quelque peu lointaine maintenant… Mais ce texte est très long et mériterait peut-être l’édition d’une brochure.
Plutôt que de nous priver de cette dimension historique, mais surtout humaine, nous avons décidé de vous le proposer en plusieurs parties, à la manière des feuilletons des journaux du XIXe siècle.
Nous espérons que cette parution « en épisodes » ne fera pas perdre au texte « une partie de l’intimité de style, de la dynamique et de l’enthousiasme militant à la fois tenace et joyeux qui fut celui de l’époque » pour citer l’auteur, « juste le témoignage d’un acteur des luttes antimilitaristes de l’époque. »





Dès le vote de la loi du 21 décembre 1963, relative à l’Objection de conscience et son statut juridique, obtenu grâce au combat de Louis Lecoin, Michel Debré alors Premier sinistre de de Gaulle fit tout pour l’entraver et en réduire la portée. Les premiers bénéficiaires du Statut durent mener de nombreux mouvements afin de ne plus dépendre des diverses affectations paramilitaires (protection civile et pompiers militarisés), pour finalement obtenir de pouvoir effectuer leur temps de Service civil - déjà le double du service armé - au sein d’associations d’intérêt général à but non lucratif de leur choix. Cette disposition leur permettait jusqu’alors d’exprimer leur opposition, tout en œuvrant auprès des laissés pour compte. En dépendant cependant de l’Organisation générale de Défense (ordonnance 1959) ils pouvaient toujours être jugés par les chats-fourrés des Tribunaux Permanents des Forces armées.
Grâce aux batailles menées en 1968, avec une dizaine d’emprisonnements à la clef, ils dépendront finalement des tribunaux civils. Dès 1970, sont engagés par l’État des séries de procès contre les militants antimilitaristes inculpés au titre du cinquantième article de la loi régissant l’objection de conscience... article interdisant de la faire connaître du public, alors que selon la doxa bourgeoise : « nul n’est censé ignorer la loi ».
Les poursuites vont s’étaler sur une décennie, comme l’arbitraire de cette Commission juridictionnelle (CJ) seule habilité à reconnaître aux jeunes antimilitaristes le bénéfice du Statut légal d’objecteur.
Tombe subitement sur nos citrons une crasse de derrière les fagots des traîneurs de sabre : le Décret de Brégançon. Le Président Georges Pompidou, ancien dirigeant de la Banque Rothschild, bécassou triste, Poupou-les-Gros-Sourcils qui va passer son septennat à se laisser pousser le ventre jusqu’à l’explosion, a signé le Décret paru le 2 septembre 1972 au Journal officiel…

Attaques et contre-attaques.


Je ne veux pas vous divulgâcher l’intrigue, mais faut quand même fouiller-touiller un peu la sauce pour comprendre l’affaire. Alors voilà : en septembre 1972, est lancée dans la foulée l’Opération 20 à l’initiative de deux dizaines de jeunes chevelus-barbus bien décidés à obtenir le Statut à partir de vingt demandes individuelles, toutes rédigées dans les mêmes termes puisque « la loi est la même pour tous ». (J’entends des rires…) Certaines seront acceptées, d’autres rejetées. Le Conseil d’État cassera la décision des blaireaux de la CJ en février 1973, pendant que le Groupe des 20 passait à 1 120 personnes. Nouvelles demandes groupées et nouveaux refus butés, car : « demandes fondées sur des motifs étrangers au champ d’application de la loi ».

Alors, un matin à l’aube, les chaussures à clous de Vénissieux, près de Lyon, sont venues sortir de son pieu Bernard Chorin pour lui passer les bracelets métalliques, direction la citadelle du silence le plus proche. C’était le quatrième militant à être arrêté dans le cadre de la lutte contre cette dangereuse Opération 20 menaçant rien de moins que la bien fragile « sûreté de l’État ». Le fond de l’air effraie… D’autres dangereux velus subversifs du même acabit seront bientôt mis hors d’état de nuire.

Parallèlement, ce qui explique le stress pompidolien : de plus en plus d’appelés récalcitrants refusent de répondre à leur ordre de route, sans pour autant avoir demandé, faute d’information, le bénéfice du Statut, se transformant instantanément en autant d’insoumis totaux.

Le nombre d’objecteurs va chaque année croissant (Le Monde rapporte en 1972 plus de cent demandes mensuelles). Rapport de l’angoisse. Le gouvernement, affolé, pinceaux dans la berdouille après avoir travaillé des semaines d’arrache-poils comme un yéti, lance avec ce Décret de Brégançon une nouvelle offensive valant son pesant de moutarde à l’ancienne :  
L’article 2 traduit en effet une ferme volonté d’embrigadement paramilitaire en interdisant « tout propos contraire aux intérêts de la Nation » (traduisez : « du pouvoir ») en leur supprimant les droits politiques, syndicaux, de réunion, d’expression et de grève (articles 7 et 8) tout en les assignant à résidence dans des limites géographiques déterminées.

Une véritable provocation. Chiffon rouge au taureau. Dans la foulée, le sac à bière ministre de l’Agriculture Chirac, futur Jacquouille la Fripouille, qu’a la tutelle ministérielle des objecteurs, a le toupet bœuf d’affecter de manière autoritaire les objecteurs à l’Office National des Forêts (ONF) durant au moins la première année de leur Service civil. La philosophie de cette mesure : les perdre au milieu de sombres forêts comme le Petit Poucet pour des discours aux écureuils, le lancer de noisettes étant moins hardi que celui des pavés… L’ONF est un établissement à caractère industriel et commercial, dont le but principal est la recherche du profit maximum.

« La forêt est devenue un outil économique de la Nation, ce qui implique qu’elle soit gérée comme un champ de petits pois ou de tomates, à partir de cette certitude selon laquelle, si on investit en forêt, on peut y gagner de l’argent. » (M. Cointat, ancien ministre de l’Agriculture.)
« Il faut, à tous les niveaux, créer une obsession de la productivité ». (M. Delaball, Président général de l’ONF, en janvier 1970).

Les coupes à blanc de chênes et de hêtres laissent alors place à des plantations d’essences résineuses, réputées à tort plus rentables que les feuillus et correspondant mieux « aux besoins de l’industrie papetière » (dixit). Les résineux appauvrissent l’humus, la faune et la flore, résistent mal aux tempêtes, au gel, à la neige, au feu, aux insectes, etc. La suite prouvera que le taux de croissance était largement exagéré et la rentabilité économique prévue, même à court terme, totalement illusoire.

Les quelques cent-soixante naïfs qui accepteront dans un premier temps l’affectation autoritaire s’en mordront vite les pognes et les arpions, car les procès se multiplieront contre ces veinards : refus d’obéissance, abandon de poste, grève, etc. Sanctions : amendes, prison avec sursis probatoire et obligation de rejoindre le lieu d’affectation sous menace de levée du sursis. À force de vouloir aller toujours plus loin dans la répression, l’élastique trop tendu va finir par claquer la trogne du gouvernement. Les insoumissions à l’ONF vont se multiplier très vite : plus de quatre cents bientôt et de nouvelles inculpations suivront dans la foulée. Carton ! Les objecteurs réfractaires ayant maintenant des Comités de Soutien un peu partout, mais pas de structure pour organiser la coordination nationale, j’animerai dorénavant avec quelques copains le Secrétariat des Objecteurs de conscience (SOC), au 6 impasse Popincourt dans le 11e. Notre mandat : bouter le feu en récusant l’affectation autoritaire et exiger l’abrogation pure et simple du Décret de Brégançon.
Comme jusqu’ici le SOC s’étiolait comme un mur qui s’effrite dans l’humidité, nous allons le revivifier en engageant des actions propres à regonfler les juvéniles cœurs meurtris.

La première, manque certes d’originalité, mais constitue un objectif bien concret à court terme, un exercice de gym tonique : une pétition « en direction du monde artistique et littéraire ». Rien que du classique pour obtenir une visibilité dans divers milieux culturels, « relais d’opinion ». Ça devra jeter un peu de sable dans le couscous du gouvernement. Je me procure auprès de May Picqueray, amie de la famille, une liste de plusieurs dizaines de noms et adresses d’écrivains, peintres, etc., en vue de faire signer notre pétition demandant « l’abrogation du décret de Brégançon et de l’affectation autoritaire à l’ONF » des objecteurs de conscience, qui sera publiée dans la presse et remise au ministre-pouah ! Parmi les nombreux signataires à qui je rends visite à domicile, Prévert en la Cité Veron me tutoie d’emblée et m’invite à casse-croûter, tandis que la veuve d’Albert Camus, balais derrière sa porte, me foutra tout simplement dehors. Veuve Camus n’a pas dû prendre le temps de lire Albert… Le Prévert lui, la cibiche mouillée constamment retenue au coinsteau du bec, s’intéresse au sujet autrement que par politesse : objecteurs, insoumis, déserteurs, les réfractaires ça le concerne. Heureux Jacques, pauvre Albert… De la part de François Cavanna et l’équipe de Charlie-Hebdo le soutien sera constant.


Surgit des entrailles de la liberté.


Les quotidiens Libération  et Le Monde feront écho aux luttes antimilitaristes, couvrant attentivement le procès (28.11.73) du journaliste de vingt-six ans Christian Raspiengas, membre du Groupe de Recherche Non-violent de Bordeaux, qui bénéficie du soutien de Jean-Marie Muller, écrivain de la Non-violence, créateur du MAN (Mouvement d’Action Non-violente), et de l’intervention de Jacques Ellul, prof à l’Université de Bordeaux, connu pour ses travaux.

Ayant reçu sa feuille de route en mars, Raspiengas résumera parfaitement la situation et les dénis de droit lors de son procès, déclenchant la colère noire d’un procureur coincé sur son propre terrain : « Seuls son impétuosité et un idéalisme néfaste peuvent plaider en faveur de l’inculpé ».

La situation se radicalise très vite, des Comités de soutien se créent un peu partout, à l’initiative ou pas de notre jeune secrétariat (SOC) : un Comité Antimilitariste (CARM) à Oullins, une Lettre des Objecteurs à Lyon, etc. Les tribunaux ont du mal à suivre, mais les condamnations pleuvent comme à Gravelotte sur les caboches de chevelus priés de numéroter leur abattis.

Les demandes de Statut se multiplient de manière exponentielle pendant que les refus de la Commission juridictionnelle se font de plus en plus systématiques et hypocrites, genre cache ton pain dur, je mange ma viande. Ça castagne dur. Les raisons le plus souvent évoquées pour cartonner, en espérant endiguer le phénomène : motifs invoqués n’entrant pas dans le champ d’application de la loi ; demande rédigée selon un modèle stéréotypé ; raisons invoquées jugées politiques ; absence de motif. Voilà la sombre transparence des institutions militaires.




Philippe Lebaudy, de Saint-Étienne, a dû passer devant le tribunal militaire de Lyon (18.09.1973) après deux grèves de la faim de quarante-quatre et vingt jours. À Arras, quatre jeunes anars sont inculpés pour « injures à l’armée par voie d’affiche » de la FA : « Mieux que des sursis, suppression de l’armée ! » Un gros bourge mocassins à glands et blaze à particule ose déposer plainte contre le CSOC de Bordeaux pour ses enveloppes au dos desquelles sont imprimés des extraits du Statut – ce qui est bien sûr interdit – précédé de la mention :« Le service militaire n’est pas obligatoire ». Claude Douffet, de Lille, à qui on a refusé le statut pour ses motivations politiques, a été arrêté (18.09.1973) et incarcéré au secret à la maison d’arrêt de Metz. Le colonel chargé d’instruire son cas n’a qu’une crainte : « que de la publicité soit faite sur l’affaire ». Gagné !

Pendant le Carnaval de Brive, un groupe de jeunes godelureaux irresponsables et subversifs a tenté de s’intégrer à la Cavalcade avec trois véhicules décorés de banderoles, d’affiches, de ballons portant des slogans antimilitaristes. Procès, puis condamnation à trois cents francs d’amende pour « incitation d’autrui à se soustraire à ses obligations militaires » par propagande en faveur de la loi de 21 décembre 1963. De mon côté, j’écris à la CJ que « je rends mon Statut comme on rend son tablier et je m’insoumets totalement au service militaire ». J’aime que les choses soient claires.

Franck Thiriot

(publication de la 2e partie dans le ML de novembre et prochainement la suite sur votre écran...)

PAR : Franck Thiriot
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