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par Nuage fou le 23 octobre 2022

L’ABC Bélarus à Paris

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Non.
Il ne s’agit pas du début de la comptine grâce à laquelle les enfants apprennent l’alphabet– a-b-c-d-e-f-g – mais de l’Anarchist Black Cross Bélarus qui fait une tournée européenne passant par la France , l’Allemagne et la Suisse pour partager les informations sur ce qui se passe chez eux, garder chaud les contacts internationaux entre les anarchistes du continent, et au vu de la terrible répression qu’ils subissent, solliciter le soutien moral et financier indispensable pour qu’ils puissent réaliser leur mission et soutenir dignement les plus de trente camarades emprisonnés, certains pour dix ans et au-delà.




Il n’y pas de hasard, la librairie parisienne Publico de la Fédération anarchiste déroulait ces deux semaines des sessions autour du thème No Border, Ni États ni frontières, tout ce qui est humain est nôtre, la présence de Natacha, Igor et Nikolaï [note] était donc particulièrement bienvenue ce vendredi 21 octobre pour un échange démarré à 19 h qui s’est prolongé tard dans la soirée.

Un peuple soulevé en masse contre le régime
Pendant une heure et demie, Natacha, et Nikolaï ont exposé la situation en traduction simultanée anglais-français, commençant par le grand moment fondateur : le refus massif en 2020 de la nième élection présidentielle truquée. Un événement pourtant banal au Bélarus, dont le président Alexandre Loukachenko arrivé au pouvoir en 1994 a ensuite été « réélu » contre la volonté du peuple en 2001, 2006, 2010, 2015 et 2020.
Mais l’histoire n’est pas écrite et 2020 n’a pas passé ! Trop pleine, la coupe a débordé car deux épisodes avaient semé les graines d’un mécontentement qui cherchait à s’incarner : tout d’abord le négationnisme du gouvernement relativement à la pandémie de Covid, sur le mode « Circulez y’a rien à voir, continuez de bosser et ça passera tout seul. », puis une incurie totale lors d’une pénurie d’eau survenue dans la capitale.
Un fond de mobilisation était dans l’air et ce truquage électoral de plus en fut un de trop.
S’en sont suivis six mois d’une mobilisation massive du pays, comme sortie de nulle part mais progressivement très intelligemment déclinée par de nombreux modes d’actions complémentaires. Au cœur de la mobilisation, des manifestations pacifiques qui se succédaient comme des vagues, réunissant chaque dimanche des centaines de milliers de manifestants à Minsk, la capitale, – une première dans ce pays verrouillé de neuf millions et demi d’habitants – mais aussi dans nombre de villes de province, autre fait inédit. Ces manifestations étaient organisées pour être non-violente et sur le mode festif afin d’accueillir durablement le plus grand nombre. Des salariés se sont également mobilisés, faisant grève au-delà des revendications économiques, sur la base d’une exigence politique clairement formulée : le départ du dictateur. Des collectifs de quartier se sont créés spontanément et de façon auto-organisée utilisant des boucles Telegram. Natacha nous expliquait que la simple convivialité issue de ces groupes de voisins peu politisés au départ qui se réunissaient pour faire de la musique, casser la croûte, mettre un coup de peinture ici ou là, et au final discuter politique, a été essentielle pour porter le mouvement dans la durée et le maintenir sur une très large base. Ces groupes ad-hoc insufflaient la confiance et fournissait aux plus hésitants la motivation et surtout le courage nécessaire pour aller manifester dans un pays sous la coupe d’un dictateur. D’autres groupes partisans de l’action directe sabotaient les voitures et les maisons des policiers et juges directement impliqués dans la répression. La stricte séparation entre l’action pacifique de masse et l’utilisation ponctuelle de la violence par des petits groupes de partisans – c’est le mot utilisé – a empêché dans un premier temps l’État de criminaliser les grandes manifestations hebdomadaires.

Police, justice : férocité
Ce que Nikolaï et Natacha nous décrivaient, c’est le soulèvement d’un peuple qui se réveille d’un coup, et hurle que « c’est trop », et ne veut plus s’arrêter : un énorme mouvement populaire, hors des organisations politiques, inscrit dans la longue durée et dans tout le pays, réactivé chaque dimanche par des manifestations massives réunissant pacifiquement tous les contestataires. Une longue durée… mais le régime tout d’abord sidéré par une mobilisation qu’il pensait impossible a finalement sorti l’artillerie lourde, une répression féroce, policière et judiciaire d’un niveau encore inimaginable en France [note] . La tactique du régime, a été de procéder par étapes et faire taire en premier lieu les provinces en envoyant la police attaquer chaque manifestation. Une police équipée de tout l’armement moderne, mais à laquelle de surcroît le gouvernement a donné « carte blanche » – c’est l’expression utilisée par Natacha – avec pour conséquence des tortures physiques et psychologiques, une brutalité relevant du sadisme et de la sauvagerie.
Mais police et justice sont les deux faces de la même pièce, le régime a donc procédé à l’inscription en continu dans le Code Pénal de nouvelles lois proprement scélérates jetant les opposants dans une insécurité juridique quasi totale. La violence physique à l’encontre des détenus s’est progressivement accompagnée d’une violence légale dont la brutalité semble elle aussi ne pas connaître de limite. La simple participation à une manifestation peut ainsi être la cause d’un emprisonnement de dix à quinze jours, entassé dans des centres de rétention insalubres, sans soins, sans visites, sans courrier ni même la possibilité de lecture. L’insécurité est également devenue juridique car les détenus peuvent être gardés bien au-delà des deux semaines inscrites dans la loi sur simple décision de leurs gardiens, jusqu’à plusieurs mois pour certains. Puis voici que la chasse hebdomadaire au manifestant à l’occasion des manifestations de rues s’est doublée d’une autre, permanente, en application de la loi punissant de prison toute personne « faisant partie » d’un « mouvement extrémiste », un nouveau concept introduit dans la loi aux contours suffisamment flous pour y inclure toute personne que l’on désire faire taire. La mise en œuvre de cette loi a conduit plus de 3 000 personnes en prison, dont un groupe d’anarchistes poursuivis pour avoir simplement inscrit sur une banderole le nom du collectif anarchiste bélarus PRAMEN – voir pramen.io – qualifié de « mouvement extrémiste ».
Enfin, la répression a encore monté d’un cran avec l’introduction de la peine de mort pour « crime terroriste ». Chacun sait, comme on l’a vu en France lors du procès Tarnac, que c’est l’État et non les faits qui décide de la nature « terroriste » de telle personne ou action. Au Bélarus, on peut être jugé sous cette loi non seulement pour des actes, mais également pour des tentatives, des préparations ou encore des intentions. Bref, la férocité de la dictature n’est plus voilée que par une couche picométrique de légalité, le régime décide à sa guise de la personne à inculper et de la peine à infliger. Et « peine » est bien le mot, car une fois entre les mains de la police, c’est la guerre contre les corps et contre les esprits. Il s’agit de blesser, d’humilier, voire de terroriser les prisonniers et décourager celles et ceux qui sont encore libres en publiant des photos de corps meurtris, estropiés par les coups, et des vidéos de témoignages de « repentis » extorqués sous la menace ou la torture.
Une des photos qui nous ont été présentées montre un des leaders de la communauté anarchiste bélarusse, le visage méconnaissable tellement il est tuméfié, une autre montre un des partisans au sol, une balle dans chaque genoux. Il s’agit de briser les prisonniers et de terroriser les militants encore libres.
Le soutien financier est également interdit, les cagnottes Internet sont bloquées et les dons sont tracés afin d’emprisonner les donateurs, toujours en application de la loi condamnant « l’appartenance à un mouvement extrémiste ». Les pires méthodes sont à l’œuvre, y compris la prise d’otages : emprisonner des proches de militants qui à l’instar de deux cent mille habitants ont quitté le pays. On aurait la nausée à poursuivre l’énumération. Aux milliers de prisonniers se sont ajoutés dix morts, certains retrouvés dans les bois le lendemain de leur arrestation.

Et maintenant la guerre en Ukraine
Un tel niveau de violence a eu pour résultat l’arrêt total des manifestations par une population en état de choc, sans plus d’espoir. Puis voici la guerre contre l’Ukraine dans laquelle le Bélarus a joué un rôle important abritant des soldats et des stocks d’armes russes. Une tentative de manifestation de quelques 800 personnes à Minsk a été si sauvagement réprimée que l’opposition a délaissé la rue, trop dangereuse, pour se déplacer sur le web, déclenchant une nouvelle vague d’emprisonnements adossée à l’ensemble des lois scélérates déjà en place. Mettre un ligne un commentaire contre la guerre, une photo des troupes ou du matériel russe, est passible de prison. Du côté des exilés en Ukraine, un bataillon bélarusse s’est formé pour combattre l’envahisseur. Un groupe armé « officiel » mais ambivalent qui agglomère des exilés de toutes orientations politiques à un noyau de base formé de quelques dizaines d’ultra-nationalistes et de membres de l’extrême-droite proches du tristement célèbre bataillon Azov.

Sur cette guerre, la position des groupes anarchistes bélarusses intérieurs ou extérieurs au pays est qu’il faut absolument la gagner :

En particulier : il ne s’agit pas de la réaction légitime d’un pays encerclé militairement par les forces de l’OTAN pilotées par les USA. La Russie de Vladimir Poutine est un État impérialiste qui veut annexer ou mettre à sa botte l’ensemble des pays voisins en y installant ou en soutenant les dictatures en place. Elle est un ennemi radical de toute forme de liberté. La victoire russe aurait pour conséquence l’installation d’une formidable chape de plomb sur ces pays, ruinant pour des décennies toute possibilité de liberté. À contrario, l’échec militaire russe pourrait produire une secousse telle que Poutine et le régime impérialiste et mafieux qu’il incarne serait au risque de l’implosion, ouvrant la voie à une réorganisation radicale de la gestion du Bélarus. Ce moment d’ouverture, quelles que soient les options politiques qui en sortiraient, est une opportunité qu’il faut contribuer à créer.

En l’État, le pays est invivable et la guerre en Ukraine annonce un quitte ou double qu’il faut jouer et gagner. Enfin, la situation évolue et empire sous la menace d’un engagement militaire bélarus aux cotés des armées russes. Recensements, vérifications d’adresses et de numéros de mobiles sont autant de signes de la préparation d’une mobilisation des jeunes bélarus pour servir de chair à canon à une armée impérialiste qui leur fait horreur…

Mais les camarades de l’Anarchist Black Cross ne sont pas venus à Publico pour déprimer. Ils ont engagé ce tour européen pour nous informer de ce qui se passe chez eux, à deux mille kilomètres d’ici, mais aussi pour apprendre ce qui se passe en France et mieux comprendre les mobilisation de nos récentes années. Ils voient par exemple nombre de similitude entre leur mouvement et celui des Gilets Jaunes, en particulier la capacité de toute une frange de la population pas ou peu politisée – une partie de la mal nommée « classe moyenne » – à se mobiliser sans crier gare en dehors de tout encadrement politique en s’auto-organisant sur la base de groupes de voisins qui entretiennent dans la longue durée le désir de continuer le mouvement et participer à des manifestation ou à des actions directes dont la fermeté fait parfois reculer la police. Nous avons évoqué la complexité et l’ambivalence d’un tel mouvement, le décalage profond parfois irréconciliable avec une partie des militants expérimentés, les groupes de Gilets Jaunes capturés par des militants d’extrême-droite.

Nous avons longuement échangé sur les bilans et les analyses de ce qui a fonctionné, des actions qui n’étaient pas adaptées à la situation, comme laisser des manifestants inexpérimentés partir à l’assaut de la police sans se protéger le visage, ou publier des photos et vidéos sur Internet permettant ensuite d’être tracé, identifié puis emprisonné, comme ça a été le cas de nombre de « primo-manifestants » qui partaient à l’assaut de la capitale, tant au Bélarus qu’en France.

Que pouvons-nous faire ?
Nous pouvons tous bien sûr et très simplement exprimer notre solidarité dans l’ordre de la simple camaraderie, écrire quelques mots, envoyer une photo, un dessin, un poème à ceux qui sont en prison, isolés, parfois battus. Nous sommes des animaux sociaux, le soutien amical, fraternel, est une composante fondamentale de notre équilibre psychologique. Alors nous pouvons lutter contre l’acharnement à détruire les anarchistes, très simplement, en envoyant un peu d’amitié, d’amour, un parfum d’air libre à nos camarades emmurés.

On peut le faire très facilement en allant sur le site web abc-belarus.org consultable en anglais, il liste une partie des prisonniers qu’ils soutiennent, chacun étant décrit par un court texte – on peut également devenir «parrain ». Puis en activant le formulaire, tu indiques le prisonnier auquel ou à laquelle tu souhaites t’adresser et tu entres les quelques mots de soutien qui donneront chaud et rendront plus solide. Le site est en Anglais, mais simple et bien conçu, on doit pouvoir s’y retrouver sans être anglophone.




Enfin, nos camarades appellent à la solidarité financière car l’ABC Bélarus a vu le nombre de militants à soutenir multiplié par dix, passant de quelques-uns à plusieurs dizaines. Ici encore le site web permet de faire un don très simplement.

Nuage Fou




PAR : Nuage fou
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