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par Karine le 24 mai 2022

La pluralité : un enjeu de subjectivité et de solidarité

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article extrait du Monde libertaire n° 1837 de mars 2022
« La joie de vivre, la solidarité, la compassion à l’égard d’autrui doivent être considérées comme des sentiments en voie de disparition et qu’il convient de protéger, de vivifier, de réimpulser dans de nouvelles voies. Les valeurs éthiques et esthétiques ne relèvent pas d’impératifs et de codes transcendants. Elles appellent une participation existentielle à partir d’une immanence sans cesse à reconquérir. »
Félix Guatarri. Pour une refondation des pratiques sociales. Le Monde diplomatique, Octobre 1992, page 26 et 27

Éloge du pluriel.
« La force de la FA c’est sa pluralité », rappelait un compagnon dans un mail interne à la fédération auquel j’ai répondu en approuvant et en ajoutant, en substance, que la pluralité des discours maintenait l’absence de dogme et l’hétérogénéité qui fonde la liberté au sens anarchiste : en tant qu’elle est transformation du réel, création qui nécessite un dégagement des déterminismes.




La liberté anarchiste n’est pas que volonté de puissance, rappelle Eduardo Colombo [note]  ; elle nécessite de s’articuler avec les valeurs de l’égalité et de la diversité pour se départir des enjeux de domination dans les relations, et s’engager dans une « auto-limitation » qui est condition d’un « se gouverner soi-même » [note] . Elle signifie « pouvoir échapper à la sacralité de la tradition, de la loi, de la norme qui oblige, des déterminismes sociaux [note] pour penser et réaliser une nouvelle institution du social » [note] . Notons que, posée ainsi, la liberté est mouvement instituant et émancipateur. La pluralité elle, est mise en œuvre du pluralisme qui permet d’échapper à l’homogène des théories et pratiques, des logiques de groupes et de leurs effets aliénants en emprise et en exclusion.

Ainsi la pluralité et l’auto-limitation (qui suppose de se départir à minima de sa volonté de puissance sur l’autre) permettent une construction sociale qui tente un équilibre des forces, l’expression des singularités de groupes et singularités individuelles. La logique est proudhonienne : le fédéralisme est cette structure qui permet d’échapper à la fonction unifiante du UN et lui oppose le singulier et de nécessaires antagonismes qui sont traités du côté du politique à partir de valeurs communes : le refus de la domination, des injustices ; et d’un mouvement commun : la lutte contre tous les autoritarismes.

Actualités
Ce qui agite le mouvement libertaire sont les effets de son rapport aux théories et pratiques intersectionnelles qui, comme le marxisme autrefois, déplacent la question de l’antagonisme proudhonien sur la scène d’une vérité assénée : celle du déterminisme.

Nous avions pensé que des logiques socio-constructivistes, en appui sur les théories de Foucault et de Derrida, qui avaient pour ambition d’analyser les rapports de domination à l’entrecroisement des différents rapports de pouvoir, permettraient une pensée émancipatrice, entendue comme réappropriation et ouverture du sens à partir d’un repérage des productions historiques et sociales des productions des hiérarchies.

Nous aurions pu en espérer un accroissement des solidarités par reconnaissance du même et du singulier en l’autre qui renforce le lien et le sentiment de responsabilité dégagée d’un rapport de domination ; cette solidarité sur laquelle nous espérons construire d’autres systèmes de rapports et d’échanges qui oblige sans (s’) aliéner et qui fonde, dit Kropotkine, une morale anarchiste.

Nous assistons surtout à des assignations identitaires agressives, des disqualifications, une parole confisquée : est apparu entre les acteurs des luttes sociales du soupçon généralisé. La théorie de "l’alliance non oppressive" rend compte de cette méfiance au cœur même de la pensée : rien ne fait commun. L’alliance est mise en lien provisoire d’hostilités non dépassées et entre, il y a combats, l‘un étant toujours oppresseur pour l’autre. Par ailleurs la singularité est récusée au profit de l’identité et la subjectivation est pensée comme pur produit des assignations sociales, ne laissant aucune possibilité à un sujet ou à un groupe de se soutenir de son propre mouvement créateur.

De la philosophie du soupçon à la défiance
Pour saisir cette défiance, repérons l’accointance historique de l’anarchie avec ce que Ricœur appelait « la philosophie du soupçon », ce moment philosophique du dévoilement de ce qui fait transcendance par la démystification. Dévoilement de ce qui fonde l’aliénation : la croyance et la religion qui enferment la pensée dans un désir d’absolu qui légitiment les figures du maître ; la domination capitaliste qui opprime le prolétariat. Les anarchistes qui dévoilent aussi, sont invisibilisés.

Il est patent que ces philosophes n’ont pas su eux- même se dégager d’une ambivalence quant à la question du pouvoir et que pour chacun a surgi un retour de la transcendance par la voie de l’idéologie. Du côté Freudien [note]
, la dimension subversive de la psychanalyse s’est réduite au profit d’une orthodoxie réactionnaire. Côté marxisme, l’écart entre l’espoir émancipateur énoncé et le totalitarisme effectif fait toujours gouffre improbable.

Au cœur de cette ambivalence surgit la question d’un déterminisme certes dévoilé mais qui vient reclôturer le sens et le mouvement émancipateur : déterminisme pulsionnel pour Freud, l’historicisme de Marx. La clôture a, à chaque fois, son pendant : des psychanalystes révolutionnaires et des marxistes libertaires ce qui témoigne d’un mouvement subjectif instituant.

Les théories intersectionnelles sont dans la lignée de cette philosophie à partir de Foucault comme précurseur, qui dégage la question les rapports de domination de la transcendance et s’inscrit dans une perspective d’analyse de la multiplicité et du pluriel [note] qui replace la question du pouvoir comme un rapport de force : le pouvoir œuvre en sujétion dans le corps social par les relations. C’est cette voie qui est empruntée pour repérer les dominations au croisement de plusieurs rapports de pouvoir. Ce déplacement du soupçon sur la relation ne risque-t-il pas de se transformer en défiance systématique ?

Kropotkine évoque des élans de solidarité et des élans de domination. S’il pose la question de la solidarité du côté de la nature il souligne que la structure du social, les normes et les valeurs qu’elle porte favorisent les enjeux spontanés de solidarité ou au contraire de domination. C’est en ce sens que la philosophie du soupçon est précieuse : elle permet de dévoiler des dogmes anciens et nouveaux pour engager d’autres possibles. En ciblant les dominations et aliénations elle en permet le traitement au niveau d’un collectif dans un enjeu politique.

Mais elle doit pouvoir appliquer à elle-même ce qu’elle engage : sans réflexivité sur ces propres effets pourrait apparaître un soupconnisme généralisé qui réduit chaque singularité à ses déterminismes et réfute son histoire en subjectivation.
Comment comprendre que des militants se voit dépossédés de leur organisation fondée sur la lutte des classes et contre les oppressions ? Que d’autres, engagé·es dans un projet d’émancipation soient assimilé.es au patriarcat/capitalisme et soumis.es à des assignations et injonctions sans prise en compte de leur engagement ? Comment comprendre que toute subjectivité soit transformée en identité oppressive/victimaire, dans une posture discursive qui laisse peu de place pour l’écoute de l’autre et l’aventure du commun. ? Élan de domination ?

Par la force de la rhétorique, la multiplicité des déterminismes et identités se réduisent en binarités qui fondent de nouvelles assignations et identités dans une logique arithmétique. Une relation symétrique en miroir qui fait l’impasse sur la multiplicité des situations et des subjectivités, occulte l’hétérogénéité interne et externe avec comme effet un renforcement des identifications et des appartenances. Vous avez dit pluriel ?

Le pouvoir, rappelle Foucault, est aussi stratégie active car il est « la manière dont on essaie d’avoir prise sur l’autre » ou encore « l’ensemble des procédés utilisés dans un affrontement pour priver l’adversaire de ses moyens de combats et le réduire à renoncer à la lutte » [note] . Ainsi, au-delà de l’attitude critique existe une attitude d’affrontement qui attaque ce qui fait pouvoir pour le sujet : sa subjectivité construite par l’expérience : sa praxis instituante à laquelle viennent s’opposer des praxis aliénantes (désappropriation et assignations). C’est cette attitude qu’il faut refuser.

Les outils de l’intersectionnalité sont précieux s’ils ne s’imposent pas en discours de vérité. L’expérience semble démontrer que le risque de l’attitude critique systématisée est de ne produire d’autre transformation que le renversement par désubjectivation. Or renversement n’est pas traitement mais reproduction : si l’attitude critique est un opérateur, nous préférons lui adjoindre une transformation par expérience des liens de solidarité basée sur une pensée du pluriel. Un traitement du pouvoir qui ne soit pas obstacle à l’entraide.

Karine. Groupe Commune de Paris
PAR : Karine
Groupe Commune de Paris
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