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par Luigi Botta • le 24 mai 2021
Nicola Sacco, Bartolomeo Vanzetti
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Article extrait du Monde libertaire n°1827 d’avril 2021
Dans Le Monde libertaire de février, il était question de l’assassinat de Giuseppe Pinelli, assassiné par la police le 15 décembre 1969. Deux autres anarchistes assassinés. Deux autres morts bien vivants… (Le Monde libertaire)
Nicola Sacco, Bartolomeo Vanzetti
LUIGI BOTTA, journaliste et historien de l’anarchisme italien en Amérique du Nord, est le grand spécialiste de l’affaire Sacco et Vanzetti, à laquelle il s’intéresse depuis 1972. Vincenzina Vanzetti (soeur de Nicola, 1903-1994) l’a encouragé de son amitié de vingt ans, dans ses recherches. Il publie en 1978 : Sacco e Vanzetti: giustiziata la verità, Edizioni Gribaudo. Il a publié, en 2019, Le carte di Vanzetti, Nino Aragno Editore, Torino (préface de Ronald Creagh), sur l’existence de fonds d’archives sur l’affaire. Depuis 15 ans, il travaille à une œuvre en 5 volumes de l’histoire de Sacco et Vanzetti depuis les origines familiales jusqu’à nos jours. Enfin, il est en train d’achever une œuvre majeure : l’édition commentée de la correspondance familiale de Bartolomeo Vanzetti, chez Nino Aragno Editore, soit quelques deux-cents lettres, dont près de la moitié inédites. Il a écrit cet article spécialement pour Le Monde Libertaire. Monica Jornet (traduction de l’italien) Groupe Gaston Couté - FA
L’hiver 1919-1920 met la côte Est des États-Unis à l’épreuve par suite d’une vague exceptionnelle de froid intense et de fortes chutes de neige qui couvrent tout le territoire d’un manteau blanc. Il neige abondamment à New York et à Washington, le gel paralyse le port de Boston ; toutes les activités sont réduites de fait au minimum. À Plymouth, petite ville sur la baie de Cape Cod, près de la capitale du Massachusetts, les chutes de neige ont été telles qu’elles empêchent toute activité productive. La municipalité a décidé de tenter une intervention massive pour dégager les rues principales.
« C’est là le récit ordinaire de la vie de deux émigrés italiens, l’un du Nord et l’autre du Sud, dans les États-Unis des années 20. »
C’est justement à Plymouth, depuis un plus d’un lustre (avec une brève interruption en 1917), que vit Bartolomeo Vanzetti, un émigré italien, originaire de la province de Cuneo qui, en 1908, a quitté sa ville pour réaliser le rêve américain. Il n’a pas été des plus chanceux : pâtissier de profession, confiseur, c’est, à l’exception d’une une courte période New York où il s’est consacré à l’arte bianca, à d’autres emplois - plongeur, cuisinier, casseur de pierres, maçon, paysan, manœuvre, éleveur et autres–, qu’il a trouvé à s’occuper, sillonnant trois États sur des milliers de kilomètres. A l’hiver 1919, fuyant la faim, il trouve du travail comme charbonnier, chauffeur, cantonnier, cheminot et charpentier. C’est un gros travailleur. Il est lui aussi employé par la mairie comme d’autres malheureux, comme pelleteur de neige.
En réalité, depuis quelques mois, après l’acquisition d’une carriole à un Italien qui retournait au pays, il se consacre plus ou moins officiellement à la vente de rue du poisson, aux familles de ses compatriotes. Les affaires ne marchent pas vent en poupe, mais lui permettent du moins de survivre, à l’air libre, en autonomie complète et en harmonie, et c’est ce que Bartolomeo recherche.
Vers la mi-décembre il cède lui aussi au froid et remise sa carriole. On en reparlera au printemps. Mais il est sollicité par tous ces Italiens qui suivent la coutume de manger maigre pour le réveillon. Il cède à leur insistance et leur fournit le poisson traditionnel : les anguilles. Le 23 décembre, il reçoit de Boston deux barils de grosses anguilles. Le soir, chez Mary et Frank Fortini à Cherry Street, où il habite depuis le mois d’août, il programme ses livraisons. Il fait les paquets avec les noms et les prix pour chaque commande. Il vend les anguilles à 35 cents, soit moins du tiers du prix du marché, à 1,25 à 1,50 dollars la livre. Il en a jusque tard le soir.
Le lendemain matin, il est debout de bonne heure. Il doit s’organiser pour une tournée longue et fatigante. Son jeune ami Beltrando, qui n’a pas encore treize ans, va l’aider, profitant de la journée de vacances scolaires pour se faire quelques sous. C’est le fils d’Alfonsina et Vincenzo Brini, chez qui Bartolomeo a longtemps vécu à Suosso’s Lane jusqu’à son départ pour le Mexique en 1917. C’est un bon élève et il joue du violon : Bartolomeo le considère comme son filleul.
Avant de le rencontrer, à 7 h 45, il rejoint le boulanger Luis Bastoni dans l’espoir qu’il lui prêtera sa charrette et son cheval pour les livraisons. Ce n’est pas possible car il est déjà engagé ailleurs. Cela le désole mais il assume et, avec Beltrando, remet en état la vieille carriole. Ils ont tous deux beaucoup de livraisons à effectuer dans beaucoup de rues de North Plymouth où la neige et les flaques gelées représentent un réel danger. Les clients sont des familles de l’Emilie-Romagne qui connaissent très bien Vanzetti : les Forni, les Cristofari, les Longhi, Teresa Malaguti, Margherita Fiocchi, les Bongiovanni, Emma Borsari, les Balboni et tant d’autres. Des gens qui sont aux États-Unis depuis des décennies et dont les enfants sont citoyens américains à part entière. Sans une minute de répit, Bartolomeo et Beltrando terminent de livrer à 14h40.
À une cinquantaine de kilomètres de Plymouth, à Stoughton, localité dominée par la fabrique de chaussures Three K. Shoe Factory, travaille, depuis plus d’un an, un ami de Bartolomeo, Nicola Sacco. Ils se sont connus en 1917, comme de nombreux anarchistes italiens, à l’époque de leur escapade estivale au Mexique : depuis, ils ne se sont plus perdus de vue. Nicola est un ouvrier spécialisé dans le bord des chaussures. Il est très estimé par le patron, Michael Kelley, qui confie de nombreuses responsabilités et lui fournit une belle maison où habiter avec sa famille - son épouse, Rosina Zambelli, de Brescia, et son fils Dante -, cultiver son potager, s’occuper de son jardin et recevoir des amis. Mari et femme participent avec conviction aux activités culturelles et de loisirs du Cercle social anarchiste.
« Le procureur général Mitchell Palmer, inquiet des virages communistes qui sont en train de modifier l’échiquier politique européen, a lancé une campagne fédérale contre les révolutionnaires - la Red Scare - qui peuple les prisons et oblige beaucoup d’étrangers au départ. »
Nicola a des journées bien remplies, de l’aube à la nuit noire, surtout avec cette neige. Même la veille de Noël, il est comme à son habitude à la fabrique : outre son propre travail, il doit s’occuper du nettoyage et, avant le lever du jour, de mettre en route le chauffage des locaux. Kelley lui paie un salaire de 80 dollars par semaine, qui lui permet de vivre très dignement. Ses semaines sont bien occupées et toujours égales : " C’est un bon travailleur, le définit Kelley, très régulier, il ne manque jamais une journée. Il est fantastique ! ". Le gel hivernal 1919-1920 ne le prend pas au dépourvu. Il a suffisamment de bois et les légumes du potager conservés dans le cellier suffiront jusqu’au printemps. Pour parfaire le tout, son épouse attend un heureux événement.
À la mi-mars, arrive de Torremaggiore, localité des Pouilles où vivent les siens, la nouvelle de la disparition de sa mère. Cela le bouleverse et le déprime, le fait douter et hésiter : depuis 1909, année de son départ, il n’a pas embrassé sa famille. Il décide donc de rentrer et que son second enfant naisse dans son pays d’origine et entreprend les démarches pour le retour. Pour l’embarquement, il faut avoir une fiche d’état-civil à jour avec une photo d’identité récente. C’est le consulat de Boston qui le délivre.
C’est là le récit ordinaire de la vie de deux émigrés italiens, l’un du Nord et l’autre du Sud, dans les États-Unis des années 20. Deux des plus de trois millions d’expatriés qui, en l’espace de quelques décennies, ont quitté leur pays natal pour affronter ailleurs -en Amérique du Nord- une nouvelle existence.
Les États-Unis – qui se disent dépositaires de la démocratie – sont en réalité un pays agité par de profonds conflits internes. Les immigrés sont en règle générale exploités, raillés et méprisés. Ceux qui ne sont pas politiquement corrects sont barrés par le pouvoir. Le procureur général Mitchell Palmer, inquiet des virages communistes qui sont en train de modifier l’échiquier politique européen, a lancé une campagne fédérale contre les révolutionnaires - la Red Scare - qui peuple les prisons et oblige beaucoup d’étrangers au départ.
Après tout, on ne peut pas dire que ça aille dans le pays en matière de sécurité. Des bandes de malfaiteurs de diverses nationalités écument les villes grandes et petites, profitant de la toute récente prohibition pour faire de la contrebande et de la délinquance la règle au quotidien.
« Où sont Nicola et Bartolomeo le 15 avril 1920 ? Le premier est à Boston. Au Consulat italien. Le second, Bartolomeo, fait sa tournée parmi les gens avec sa carriole. »
Dans la banlieue Sud de Boston, les braquages sont à l’ordre du jour. Des groupes organisés prennent pour cible les banques, les trains, les usines, les dépôts. Et n’hésitent pas à tirer si nécessaire.
La veille de Noël 1919, tandis que Nicola est à l’usine et que Bartolomeo livre ses anguilles, un gang braque le convoyeur de fonds de la fabrique de chaussures Loring Q. White. C’est jour de paye. Les salaires sont dans un conteneur blindé, dans un camion Ford qui à 7h40 roule vers l’usine, avec, à son bord, le chauffeur, un policier et le caissier. Les températures sont inférieures à zéro et la route est verglacée. Quatre bandits circulent dans une Hudson Six qui s’arrête et barre la route. Ils en descendent à trois. L’un tire avec son fusil. Le camion Ford, touché, fait une embardée et va s’écraser contre un poteau télégraphique. C’est un imprévu qui oblige les malfaiteurs à prendre le large. Le braquage échoue.
Un peu plus de trois mois après, à South Braintree, une autre fabrique de chaussures, Slater & Morrill, est prise pour cible par cinq malfaiteurs. C’est le 15 avril 1920, jour de paye. Les sous arrivent par train dans un coffre blindé. Ils sont d’abord comptés dans un bureau – 15 776,51 dollars – puis transférés à pied par un officier payeur et un policier jusqu’à destination. C’est un parcours bref. Après un passage à niveau, il y a une montée, on passe devant l’usine Rice & Hutchins et on est arrivé.
Les bandits, à bord d’une Buick, attendent le convoi. Deux d’entre eux sont postés sur le parcours. Peu après 15h, le garde du corps Alessandro Berardelli et le convoyeur Frederick Parmenter sont en route, portant chacun une cassette avec l’argent. Il y a peu de monde. Quand ils passent près des deux individus, ils sont attaqués dans le dos et reçoivent plusieurs coups de pistolet. La Buick bleue arrive rapidement et file avec l’argent et les bandits. Elle sème des clous à trois pointes et on perd ses traces.
Le lendemain, le New York Times, faisant mal les comptes, titre : Des bandits tuent un garde du corps et prennent la fuite avec 27 000 $. Les polémiques sont immédiates. Les gens en ont assez. La police doit éclaircir cet énième crime. Les enquêteurs et les détectives privés Pinkerton font appel à des médiums, proposent des récompenses et mettent en service des détecteurs de mensonge mais n’aboutissent à rien. Arrive le super-policier Michael Stewart, de Bridgewater. Il promet de remettre à la justice les auteurs du double homicide.
Où sont Nicola et Bartolomeo le 15 avril 1920 ? Le premier est à Boston. Au Consulat italien. Il doit obtenir les documents pour le retour en Italie. Mais il a apporté une photo de famille trop grande. Le fonctionnaire Giuseppe Adrower l’invite à revenir avec une photo identité. À l’heure du coup de l’attaque, il déjeune avec le professeur Felice Guadagni au restaurant Boni. Le second, Bartolomeo, fait sa tournée parmi les gens avec sa carriole. Il vient d’acheter une pièce d’étoffe pour un vêtement et a voulu la montrer à Alfonsina Brini, en présence également du vendeur.
Trois semaines plus tard, le 5 mai, les deux Italiens seront mis aux arrêts tandis qu’ils sont en train de se débarrasser de matériel de propagande anarchiste, sur le conseil de Carlo Tresca, qui, depuis New York, est au fait des manœuvres du pouvoir. La police perquisitionne chez tous les suspects. Ce jour-là, Sacco et Vanzetti sont avec deux autres camarades, Mario Buda et Riccardo Orciani, amis de vieille date. Ces révolutionnaires sont en proie à une grande agitation, ils craignent que la brutalité du procureur Palmer ne le pousse à ordonner d’autres arrestations et expulsions : Andrea Salsedo a été suicidé deux jours plus tôt, sur le pavé de Park Row, au pied de l’immeuble abritant le siège du FBI, où l’Italien était retenu illégalement depuis deux mois. Nick e Bart – comme ils seront ensuite nommés – sont en train d’organiser ensemble un meeting de contestation.
La première impression est que l’arrestation est la conséquence de leur activisme anarchiste et de la détention d’un revolver. Ce n’est que quelques jours plus tard qu’ils découvriront, avec stupeur, qu’ils sont mis en examen pour les deux braquages -Bridgewater et South Braintree –.
Les deux procès de la honte seront le déni de toutes les preuves testimoniales de la défense. Le premier condamnera Vanzetti à une peine de 12 à 15 ans de prison. Le second les enverra tous deux sur la chaise électrique. Les protestations unanimes du monde entier, les innombrables demandes de révision du procès, les appels de personnalités illustres et la mobilisation du monde ouvrier ne suffiront pas à modifier un jugement réactionnaire et raciste, brutal et inhumain.
La bigoterie et les préjugés du juge Webster Thayer et la duplicité du procureur général Frederick Katzmann, en un véritable complot à peine voilé, imposeront leur logique conservatrice et obscurantiste réussissant à emporter une décision de justice qui salira pour toujours la prétendue démocratie américaine.
Sept ans après, dans la nuit du 22 au 23 août, Nicola Sacco et Bartolomeo Vanzetti finiront leurs jours sur la chaise électrique de la prison de Charlestown. La réaction du monde entier inondera les rues, déclenchant partout une forte conflictualité (des explosions de Buenos Aires à la nuit d’émeutes près des Grands boulevards à Paris). À partir de cette date, un comité américain (et italien depuis 1958) remémorera tous les ans le triste événement, parvenant même à obtenir, en 1977, la Proclamation, par le Gouverneur du Massachusetts, d’un Nicola Sacco and Bartolomeo Vanzetti Memorial Day.
Luigi Botta
PAR : Luigi Botta
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le 25 mai 2021 19:31:26 par Eyaflalajokül |
Bel article merci ! ne les oublions pas !
Toujours dans nos coeurs ( Joan Baez )