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par Pour la science • le 5 octobre 2020
Tu la sens ma croissance ?
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Article extrait du Monde libertaire n°1820 de septembre 2020
Une légende des Indes raconte que le roi Belkib promit une récompense à qui lui proposerait une distraction inédite. Ravi par le jeu d’échecs présenté par le sage Sissa, le souverain l’interrogea sur ce qu’il souhaitait en échange. Sissa demanda au roi de poser un grain de riz sur la première case de l’échiquier, deux sur la deuxième, quatre sur la troisième, et ainsi de suite en doublant le nombre de grains à chaque case, et déclara qu’il se contenterait des grains déposés sur la 64e et dernière case du jeu.
Le roi accorda cette récompense sans se douter que des siècles ne suffiraient pas à son royaume à produire la quantité de riz demandée, 10 milliards de milliards de grains, qui équivaut à plus de trois siècles de la production mondiale de riz actuelle ! Elle n’aurait pas tenu sur une case d’échiquier puisque, en amassant les grains sur la surface de la ville de Paris, la couche mesurerait deux kilomètres de haut [note] .
L’ampleur phénoménale d’une quantité doublée 63 fois de suite avait complètement échappé au souverain. Sissa, se limitant humblement au contenu de la dernière case, avait aussi réalisé qu’elle contenait autant de grains que l’ensemble des autres cases de l’échiquier. C’est une autre propriété des quantités qui doublent, étonnante au point qu’elle échappe aussi à notre intuition. Nous sommes en train de vivre dans le réel, les conséquences politiques bien concrètes de la fable du roi Belkib.
De nombreux phénomènes physiques, chimiques ou biologiques mettent en jeu une quantité qui grandit d’autant plus vite qu’elle est déjà grande. Les compteurs s’affolent vite. Début mars 2020, le nombre d’infections par le coronavirus doublait environ tous les deux jours et demi [note] . Comme dans la légende indienne, une série de doublements conduisant à un accroissement gigantesque de la grandeur concernée. En l’absence d’action énergique, un peu plus d’une semaine suffit à ce que le coronavirus infecte dix fois plus de personnes, soit cent fois plus en environ deux semaines. Les responsables politiques français, comme la majorité de leurs concitoyens, se focalisaient sur le fait que la France était dix fois moins contaminée que l’Italie (ce qui, selon eux, justifiait des mesures moins strictes). Ils auraient pu réaliser que la France suivait en fait l’Italie d’une semaine environ, avec une progression entièrement prédictible, et que les mesures strictes auraient tout à fait pu être anticipées.
Bel exemple, digne du roi Belkib, de notre incapacité à percevoir et surtout à anticiper ce que devient une quantité qui double régulièrement, ce que les médias informés appellent très justement une croissance exponentielle. Le subtil Sissa aurait sans doute réalisé que les contaminations dans le pays durant les derniers deux jours égalent l’ensemble de toutes les contaminations de tous les jours précédents. Tétanisés face à cette croissance foudroyante, notre intuition n’est plus d’aucun secours. Cela conduit à prendre des mesures avec retard, qui changent chaque jour et mettent parfois un ou deux jours de plus à entrer en application. Or, il est justement important d’agir vite, de gagner de vitesse ce maudit doublement tous les deux ou trois jours. Plutôt que de se fonder sur les chiffres publiés quotidiennement et dépassés immédiatement, mieux vaut se fonder sur la situation anticipée, parfaitement prévisible grâce à des modèles mathématiques éprouvés.
A condition de prendre un peu de recul, cette situation n’est pas sans rapport avec l’impact de l’humanité sur la planète. Quand les médias et les économistes se gargarisent de "la croissance", c’est bien de cela qu’il s’agit : si les échanges économiques augmentent de quelques pourcents par an, le doublement est rapide, en l’occurrence de quelques décennies. Ainsi, notre consommation de matière et d’énergie a doublé tous les 40 ans environ. En un siècle et demi, l’humanité est devenue capable de rivaliser en termes d’énergie et de puissance avec des événements naturels : nous sommes une véritable force de la nature !
Pour notre planète et la vie qu’elle porte, habituées à évoluer à l’échelle du million d’années, l’impact humain qui double en quelques décennies est aussi foudroyant que la pandémie en cours l’est pour nos sociétés. Par conséquent, il est facile de faire une estimation plausible de la durée au bout de laquelle nos ressources seront épuisées. Pour les principales matières et sources d’énergie, cette durée d’épuisement est de l’ordre du siècle. Cette durée dépend peu d’éventuelles nouvelles ressources exploitables dans le futur, car notre rythme de consommation est tel que cela prolongerait le pronostic d’à peine quelques décennies. Du coup, croire que la solution à tous les problèmes passe par une croissance toujours renouvelée grâce à des techniques en perpétuelle amélioration est une grave erreur : elle oublie que la Terre est un système fini que nous épuiserons bien plus vite que nous ne l’imaginons.
Tirons alors la leçon de la pandémie en cours. Ce sont les pays capables de faire décroître le virus aussi tôt que possible qui s’en sortent le mieux. Il nous faudra aussi prendre le chemin de la décroissance matérielle et énergétique, de gré ou de force. Et qu’on nous ne dise plus que c’est impossible : tous ceux qui prétendaient qu’il était impossible de réduire un tant soit peu la production industrielle, les transports, le tourisme et les loisirs, sont forcés de constater que pour une raison considérée comme prioritaire une telle réduction peut se réaliser littéralement du jour au lendemain. Les pays riches y parviennent en conservant encore une capacité de résilience grâce à des flux réduits, mais encore importants, d’énergie et de matière. Imaginez la même situation dans un pays plus pauvre, et maintenant projetez-vous dans un pays riche dont les moyens seront en voie d’épuisement. Comme avec le coronavirus, tout retard de l’action face à l’inéluctable disparition de nos ressources se paiera brutalement, et pour longtemps.
Le roi accorda cette récompense sans se douter que des siècles ne suffiraient pas à son royaume à produire la quantité de riz demandée, 10 milliards de milliards de grains, qui équivaut à plus de trois siècles de la production mondiale de riz actuelle ! Elle n’aurait pas tenu sur une case d’échiquier puisque, en amassant les grains sur la surface de la ville de Paris, la couche mesurerait deux kilomètres de haut [note] .
L’ampleur phénoménale d’une quantité doublée 63 fois de suite avait complètement échappé au souverain. Sissa, se limitant humblement au contenu de la dernière case, avait aussi réalisé qu’elle contenait autant de grains que l’ensemble des autres cases de l’échiquier. C’est une autre propriété des quantités qui doublent, étonnante au point qu’elle échappe aussi à notre intuition. Nous sommes en train de vivre dans le réel, les conséquences politiques bien concrètes de la fable du roi Belkib.
De nombreux phénomènes physiques, chimiques ou biologiques mettent en jeu une quantité qui grandit d’autant plus vite qu’elle est déjà grande. Les compteurs s’affolent vite. Début mars 2020, le nombre d’infections par le coronavirus doublait environ tous les deux jours et demi [note] . Comme dans la légende indienne, une série de doublements conduisant à un accroissement gigantesque de la grandeur concernée. En l’absence d’action énergique, un peu plus d’une semaine suffit à ce que le coronavirus infecte dix fois plus de personnes, soit cent fois plus en environ deux semaines. Les responsables politiques français, comme la majorité de leurs concitoyens, se focalisaient sur le fait que la France était dix fois moins contaminée que l’Italie (ce qui, selon eux, justifiait des mesures moins strictes). Ils auraient pu réaliser que la France suivait en fait l’Italie d’une semaine environ, avec une progression entièrement prédictible, et que les mesures strictes auraient tout à fait pu être anticipées.
Bel exemple, digne du roi Belkib, de notre incapacité à percevoir et surtout à anticiper ce que devient une quantité qui double régulièrement, ce que les médias informés appellent très justement une croissance exponentielle. Le subtil Sissa aurait sans doute réalisé que les contaminations dans le pays durant les derniers deux jours égalent l’ensemble de toutes les contaminations de tous les jours précédents. Tétanisés face à cette croissance foudroyante, notre intuition n’est plus d’aucun secours. Cela conduit à prendre des mesures avec retard, qui changent chaque jour et mettent parfois un ou deux jours de plus à entrer en application. Or, il est justement important d’agir vite, de gagner de vitesse ce maudit doublement tous les deux ou trois jours. Plutôt que de se fonder sur les chiffres publiés quotidiennement et dépassés immédiatement, mieux vaut se fonder sur la situation anticipée, parfaitement prévisible grâce à des modèles mathématiques éprouvés.
A condition de prendre un peu de recul, cette situation n’est pas sans rapport avec l’impact de l’humanité sur la planète. Quand les médias et les économistes se gargarisent de "la croissance", c’est bien de cela qu’il s’agit : si les échanges économiques augmentent de quelques pourcents par an, le doublement est rapide, en l’occurrence de quelques décennies. Ainsi, notre consommation de matière et d’énergie a doublé tous les 40 ans environ. En un siècle et demi, l’humanité est devenue capable de rivaliser en termes d’énergie et de puissance avec des événements naturels : nous sommes une véritable force de la nature !
Pour notre planète et la vie qu’elle porte, habituées à évoluer à l’échelle du million d’années, l’impact humain qui double en quelques décennies est aussi foudroyant que la pandémie en cours l’est pour nos sociétés. Par conséquent, il est facile de faire une estimation plausible de la durée au bout de laquelle nos ressources seront épuisées. Pour les principales matières et sources d’énergie, cette durée d’épuisement est de l’ordre du siècle. Cette durée dépend peu d’éventuelles nouvelles ressources exploitables dans le futur, car notre rythme de consommation est tel que cela prolongerait le pronostic d’à peine quelques décennies. Du coup, croire que la solution à tous les problèmes passe par une croissance toujours renouvelée grâce à des techniques en perpétuelle amélioration est une grave erreur : elle oublie que la Terre est un système fini que nous épuiserons bien plus vite que nous ne l’imaginons.
Tirons alors la leçon de la pandémie en cours. Ce sont les pays capables de faire décroître le virus aussi tôt que possible qui s’en sortent le mieux. Il nous faudra aussi prendre le chemin de la décroissance matérielle et énergétique, de gré ou de force. Et qu’on nous ne dise plus que c’est impossible : tous ceux qui prétendaient qu’il était impossible de réduire un tant soit peu la production industrielle, les transports, le tourisme et les loisirs, sont forcés de constater que pour une raison considérée comme prioritaire une telle réduction peut se réaliser littéralement du jour au lendemain. Les pays riches y parviennent en conservant encore une capacité de résilience grâce à des flux réduits, mais encore importants, d’énergie et de matière. Imaginez la même situation dans un pays plus pauvre, et maintenant projetez-vous dans un pays riche dont les moyens seront en voie d’épuisement. Comme avec le coronavirus, tout retard de l’action face à l’inéluctable disparition de nos ressources se paiera brutalement, et pour longtemps.
PAR : Pour la science
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