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par Nestor Potkine le 2 mars 2020

RETOUR DU ROJAVA : I. Choses vues, mai-juin 2019

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Article extrait du Monde libertaire n01814 de février 2020

Longtemps, la résistance kurde a présenté un visage si stalinien qu’elle repoussait toute velléité de solidarité. Sa victoire à Kobané contre Daesh a changé la donne. On ne parlait plus de résistance, mais de révolution. Et de révolution féministe. Sans tortures, sans exécutions, sans massacres. Nestor Potkine a voulu aller y voir. Voici le premier de trois articles sur son séjour en mai et juin 2019 au Rojava.




D’abord, y aller. Pas de vol direct CDG/Révolution ! Car pas d’aéroport au Rojava. Enfin, si, un, à Qamishlo. Contrôlé par Assad. Y atterrir pour passer au Rojava revient à s’offrir un séjour gratuit de dix ans de prison. Par la Turquie, alors ? Il faut courir entre les balles. Par l’Iran, idem. Reste le KRG, Gouvernement régional du Kurdistan, vaste tranche de l’Irak, indépendant de facto, si pas de juris. Barzani, son dictateur ethno-clientéliste, est kurde, donc un peu obligé de ne pas étouffer le Rojava, et de laisser ouvert un, oui un seul, poste-frontière avec la "Fédération démocratique du Nord et de l’Est de la Syrie", notre Rojava.

Raphaël Lebrujah, auteur de l’excellent Comprendre le Rojava dans la guerre civile syrienne, et moi arrivons à Suleymanyé, ville du KRG, début mai. J’ai très peur lorsque, pour la carte de séjour irakienne, on nous envoie dans le bureau de l’« Intelligence Unit » où une espèce de tueur, un crâne rasé aux yeux de psychopathe, semble dire: « Encore un peu de gégène ? ». Mike Tyson avec le regard d’Hannibal Lecter. En vrai. Miracle, nous ressortons du bureau vivants. Deuxième miracle, le poste frontière du KRG nous laissera passer au Rojava.

Vous avez vu beaucoup de postes-frontières avec des roses, vous ? Le poste-frontière, du côté Rojava, est décoré de rosiers ! Du pain et des roses… Nous nous croyons attendus. Pas du tout. On nous interroge. J’ai passé bien des frontières, certaines dans des circonstances incertaines. Être libéré au bout d’à peine trois ou quatre questions me change de mes habitudes. Permis de séjour ? « Oh, allez le chercher à Aïn Issa (une ville à 150 km de là) ».




Pas trop dictatoriales, les forces de sécurité du Rojava !

Lebrujah juge Aïn Issa trop dangereuse (djihadistes cachés mais armés) pour le sexagénaire que je suis. Nous irons à Amouda, beaucoup plus calme, à côté de Qamishlo. Presque aucune signalisation sur les routes truffées de nids de poules, le long de champs de blé, au milieu desquels battent les pompes à balanciers des puits de pétrole. Á chaque fois que le conducteur double un Arabe, reconnaissable à ses vêtements, il éructe : « Daesh ! Daesh ! », le seul raciste que j’ai rencontré au Rojava. Révolutionnaires ou non, je n’ai entendu qu’approbation pour l’apologue de Mme Amira :
« - Mon modèle, c’est Adam.
- Hein ?
Oui, Adam : ni Kurde, ni Arabe, ni Juif, ni Russe ni Américain. Humain. Juste humain. »

Dans le bureau d’Amouda pour notre permis de séjour, nous voyons, sidérés, le responsable enguirlander son collègue d’Aïn Issa au téléphone et signer sur-le-champ notre permis, histoire de prouver son indépendance. Une fois ce permis-là expiré, Telvin, la dame kurde qui enseignait gratis le kurmanji à Lebrujah en rédigera un ! Imaginons en France Paulette Dupont enseignant le français à Abdullah Al-Siriani, certifiant la chose par écrit, ledit écrit servant plus ou moins de permis de séjour à Abdullah. Si ça ne s’appelle pas de la décentralisation…

Après quelques péripéties, nous louons (75 euros/mois) une maisonnette. Digression : les cailloux, ça ne saute pas. Donc, si un caillou saute, il s’agit d’une grenouille. Au Rojava, si une grenouille n’a pas l’air d’un caillou, elle finit en dîner de prédateur. Notre maison est en brique de terre séchée couleur de cailloux. Dans la courette poussent trois sarments de vigne grimpant sur une treille, quelques pieds de menthe, un arbre aux feuilles en fin croissant de lune, et deux autres arbustes. Sur le sol, des cailloux qui sautent : d’adorables petites grenouilles, qui font hop et plop dans la cour, sautent de la treille aux pierres de la cour et vice-versa.

Devant la maisonnette, un grand gymnase. Derrière le gymnase, un très grand terrain vague. Au bout du terrain vague, une caserne. Le terrain vague sert à dégommer l’éventuel camion-suicide de djihadistes. A propos de camions, chaque nuit, une noria d’énormes 36 tonnes. Pas le jour, la nuit ; mais toute la nuit. Je m’approche. On creuse des tunnels, en cas d’attaque turque car le Rojava, plat, est sous des montagnes contrôlées par l’armée turque : indéfendable. Partout ailleurs au Moyen-Orient, examiner une installation militaire serait une seconde façon de s’offrir dix ans de prison, avec, comme animation, des séances très électriques.

Dans les rues, un constant martèlement : le Rojava a un peu de pétrole, mais plus de grande centrale électrique, d’où l’usage d’antiques générateurs diesel. Les coupures sont quotidiennes. En général de 3h du matin à 10h, quand il ne fait pas encore 40° à l’ombre. Puis un jour le silence : un barrage a été remis en service.




Place de la Femme libre, une statue, maladroite mais très grande, d’une, oups, femme. Pas voilée, tenant une torche du même geste que la Statue de la Liberté. Combien de temps restera-t-elle debout en ces jours de « patrouilles » de l’armée du très islamiste Erdogan en 2020 ? Un tir d’obus est si vite arrivé…

Kawa, notre propriétaire, admire Öcalan mais regarde la télévision barzaniste, bien plus distrayante que la télévision du Rojava, à l’esthétique brejnévienne. Il a quatre enfants, il en veut dix. « Dix bons combattants pour le Rojava ! » Il ne nous rapporte pas l’opinion de sa femme sur le sujet.

Deux commerçants, amoureux de Lebrujah (sa blondeur ravage la ville), nous supplient de venir boire un chaï. Ils aiment Marine Le Pen et méprisent les Gilets jaunes.

Des yeux bleus qui pourraient remplacer un phare sur une falaise, des muscles en veux-tu en voilà : je découvre Ajar, ahurissant de virilité et en train de… vendre des sucreries. Flairant la bonne photo, j’entre lui demander une interview. Grand-père a fui un énième génocide turc, d’où l’installation de la famille à Amouda. Sous Assad, Ajar a dû passer un an et demi à l’armée du régime, puis a réussi à déserter et à s’engager dans les YPG, les troupes kurdes mixtes du Rojava. Pourquoi ? « Parce que je suis kurde. » (pas bavard, le Ajar). 5 ans dans les YPG. En face, le régime ou Daesh.
Question : « Qu’est-ce qui t’es arrivé de la plus beau, dans ta vie ? »
Réponse : « Vu la situation, il n’y a rien de beau dans cette vie. »
Pas bavard, le Ajar.

Conversation avec un célibataire de 40 ans qui tient une école d’anglais :
« Pourquoi y a-t-il marqué « Ofîs » à la place de « office » à l’entrée de ton bureau, c’est une grosse faute d’orthographe !?
- Oh, le gars qui a fait la plaque voulait utiliser un mot kurde.
Mais bon, en kurde aussi, c’est une grosse faute d’orthographe… Il n’y a pas grand-monde qui sache écrire en kurde… »
Plus tard :
« Que penses-tu de la révolution ? En mal, et en bien ?
- En mal ? Il n’y a plus de femmes !
- Pardon ?
- Avant, un homme comme moi, sans épouse, pas de problème, il suffisait de payer! Maintenant, plus rien. Sous Assad, désolé, c’était mieux.
- Euh… Bon, et en bien ?
- Le business !
- Pardon ? répétais-je, stupéfait.
- Ah ça oui, le business fonctionne bien mieux que sous Assad, nous gagnons bien plus d’argent. »


Sous Assad sévissent corruption et extorsion. Tout le monde paye. Tout le temps. Partout. Alors, supprimer corruption et extorsion rend tout le monde plus riche. En deux mois, je n’ai vu qu’un seul clochard à Amouda. Un malheureux malade mental, nourri par les commerçants. Saluons l’ironie de cette révolution détestée des mâles, mais adorée des mêmes, s’ils sont boutiquiers ! Et qu’on ne me parle pas d’une, inexistante, police de la pensée : j’ai parlé sans la moindre difficulté avec indifférents et opposants.


Pour autant, indifférents et opposants respectent, voire aiment, Öcalan et les YPG/YPJ. Comme les communistes français de 1946 pouvaient respecter, voire aimer, De Gaulle et les FFI. Les familles les plus barzanistes tiennent à honneur d’avoir un fils chez les YPG. Et les filles qu’avant on mariait sans leur avis sont ravies de filer chez les YPJ (les troupes kurdes exclusivement féminines du Rojava). Une fois arrivé au Rojava, je ne serai guère aidé par les militants, très occupés ailleurs. À quelque chose malheur est bon, je verrai donc la vie des gens normaux. Qui est normale. Prodigieux ! Une vie normale, sans crainte de la police DU PAYS, de l’armée DU PAYS, des politiciens DU PAYS, des patrons DU PAYS. Nommez-moi un pays du Moyen-Orient qui puisse se vanter de ça…

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Grâce aux bizarres accords dont le Moyen-Orient a le secret, à Qamsihlo Assad contrôle, outre l’aéroport, quelques quartiers. On m’avertit ; si je prends une rue « du régime », je peux finir kidnappé, emprisonné, torturé. Si le Rojava l’apprend avant que je sois envoyé par avion à Damas, les YPG et YPJ envahiront les quartiers « du régime » et l’aéroport, kidnapperont une trentaine de fonctionnaires et m’échangeront. Si le Rojava l’apprend trop tard… Certaines de ces rues sont évidentes, avec sacs de sable, barbelés et mitrailleuses, d’autres non.

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A 3km au nord de la route Amouda-Qamishlo, un mur qui rappelle le Mur de Berlin, ou les murs entre Gaza et Israël. Béton, barbelés, miradors. Si on s’approche, un soldat turc dans un mirador peut s’amuser à faire un carton. Régulièrement, des morts.


A Qamishlo, le « parc de la lecture ». Un jardin public, comme un square parisien. Des rosiers. 4 statues de 4 écrivains kurdes en face de 4 livres en marbre. Une baraque style Algeco, la bibliothèque du parc de la lecture. Sur les étagères, 50 titres se battent en duel. Un peu plus loin, la « Maison de la Littérature ». En fait un appartement abritant une coopérative d’édition en kurde, celle qui a publié bonne part des 50 livres. Les livres sont imprimés dans l’appartement. Sur des photocopieuses. 130 livres au compteur, 1000 exemplaires par livre. 1 fondateur, rejoint par 2 compères. Respect.


Le désir de rattraper l’abyssal retard kurde à l’égard de la pensée mondiale est intense. Gulistan est une personne très rare au Rojava, car titulaire d’un master de lettres modernes à la Sorbonne. Elle habitait à Afrin. Janvier 2019, Erdogan bombarde Afrin, elle perd tout, elle est réfugiée à Qamishlo. Elle travaille pour gagner sa vie. Elle milite. Mais en plus, on lui a demandé de traduire en kurmanji "Qu’est-ce que la propriété ?" de Proudhon. Délai ? Quatre mois…


J’ai visité le parc de la lecture et la Maison de la Littérature grâce à Sarya, coprésidente de l’union des intellectuels et écrivains. Il y a un coprésident aussi, comme pour toute position élective au Rojava. Lebrujah juge aussitôt qu’elle est « cadro ». Bref, qu’elle appartient au PKK, à qui elle a vouée sa vie : elle n’habite que dans des camps ou dans des familles (ainsi les cadros n’oublient pas ce que c’est que la vie réelle, et ne peuvent pas être corrompus, puisqu’ils ne possèdent en gros rien), et n’a ni mari ni amant ni enfants. Elle dit, mi-amusée, mi-sérieuse, à Lebrujah que la photo de couverture de son livre ne représente pas une YPJ, parce que les YPJ ne portent pas un keffieh rouge, le keffieh des barzanistes, mais noir. Pour la réimpression, il faudra changer la couverture ! Lebrujah est ravi de cette critique : « Ils ne te font jamais de compliments. Tu ne t’aperçois qu’ils ne sont contents que quand ils te donnent plus de responsabilités, plus compliquées, plus lourdes ». Après tout, une bonne manière d’essayer de filtrer les narcissiques, les vaniteux, les obsédés de gloriole…


Pas un seul homosexuel au Rojava. Si, si, nous affirme l’équivalent du ministre des Cultes pour le canton (nous dirions la province) de Djéziré. Bandeau vert de descendant du Prophète, grands vêtements blancs à la bédouine, Sheikh Kadri, après cette énormité, réalise soudain qu’il parle à deux mâles voyageant ensemble et dont l’un a de longs cheveux blonds. Il croit devoir se rattraper en ajoutant que la révolution n’a rien contre les homosexuels, qui peuvent venir, oui, ils peuvent venir. Certes. La veille encore, Lebrujah et moi étions lourdement dragués par l’homosexuel notoire de la ville, qui sera très déçu quand il comprendra que le jeune dieu blond et son sugar daddy n’ont pas les désirs qu’il espérait.
Et les lesbiennes, au fait ?
Les quoi ?


La religion pose un problème majeur à la révolution. Mais l’une des meilleures caractéristiques des révolutionnaires du Rojava est qu’ils ont lu les livres d’histoire, et regardé les autres révolutions. L’URSS a imposé l’athéisme, déporté les popes, ridiculisé la religion. Résultat, dans la Russie de Poutine, les sectes et l’Église orthodoxe recrutent à tour de bras. Alors, la révolution y va doucement, ne devenant ferme que lorsque la religion met les femmes en danger. Et puis l’URSS n’avait que l’Église orthodoxe, la France révolutionnaire que l’Église catholique. Le Rojava a x versions de l’Islam et y versions du christianisme, sans parler des Yézidis, de quelques Juifs, etc. On laisse donc le seul cuisant souvenir de Daesh se charger de propager l’athéisme.
Et puisque nous sommes en plein Ramadan, au cours duquel il faut nourrir le pauvre et l’étranger, chaque jour, Kawa dépose dans l’entrée de notre maisonnette un très bon plat. Cuisiné par sa femme, cela va sans dire.

Nestor Potkine
PAR : Nestor Potkine
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