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par Azelma Sigaux le 29 juillet 2019

Que faites-vous dans la vie ?

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Article extrait du Monde libertaire n°1807 de juin 2019



Des racines obscures

Si le concept du « travail » pose question, c’est d’abord son origine sémantique qu’il faut interroger. Car celle-ci s’avère fort intéressante. Certains affirment que le terme provient du latin « tripalium », un instrument de torture à trois pieux. Mais des spécialistes contestent cette allégation et lui préfèrent d’autres fondements étymologiques. Quelle que soit la vérité linguistique, c’est sans équivoque : elle n’inspire pas la joie. Chaque racine suggérée pour le mot « travail » évoque tantôt la violence, tantôt la douleur, tantôt l’effort. Au choix. De « tripaliare » (tourmenter) à « tribularer » (écraser le blé, torturer l’âme pour éprouver sa foi), ça n’est pas compliqué à comprendre : on n’est pas là pour rigoler. Outre l’étymologie à proprement parler, les définitions ne valent pas mieux. On parle de « travail » pour l’accouchement, mais pas seulement. L’expression définit absolument tout ce qui nécessite la force et le mouvement. Alors quand on parle de « pénibilité au travail », c’est presque un pléonasme.

Du gagne-pain au brise-reins


Heureusement, tout ne s’arrête pas au langage, ni à la théorie. Mais qu’en est-il de la pratique ? Le travail est-il seulement plus supportable à vivre qu’à énoncer ? En 2019, il faudrait être aveugle, sourd ou d’une incroyable mauvaise foi pour affirmer une telle énormité. En réalité, pour la majeure partie des humains, bosser n’a rien d’excitant. Il s’agit au mieux d’un moyen de gagner sa vie, au pire, de la source de maux, dépressions, voire suicides. Il n’est pas rare que les retraités, enfin autorisés à vivre pour eux-mêmes, se plaignent aussitôt de douleurs ou se découvrent une pathologie grave au lendemain de leur pot de départ. Quant au nombre d’accidents de travail et de maladies professionnelles, il est effroyablement grandissant, selon la plupart des bureaux d’études. Produits chimiques, course à la productivité, harcèlement moral, concurrence, chute du pouvoir d’achat, conditions laborieuses : tout est rassemblé pour exténuer les employés, mais également les petits patrons. Et même si ceux-ci aimaient leur poste au départ, la passion a vite fait de s’éteindre. Évidemment, ne sont concernés dans ce texte que les actifs lambda. Je ne traite ici ni des esclaves ni des enfants travailleurs, ce serait trop facile. Il s’agit de mettre en exergue ce qui passe inaperçu. De rendre révoltant ce qui apparaît aux yeux de tous comme une fatalité.

Formés à rentrer dans le moule


Pourtant, la profession, le métier, c’est bien l’activité censée prendre la part la plus importante de notre vie. Celle dont on rêve depuis l’enfance. Celle vers laquelle nous poussent nos parents. L’école traditionnelle, dès 3 ans, n’est d’ailleurs rien d’autre qu’un avant-goût de l’entreprise. Mais il est loin, le paradis vers lequel on croit se diriger. On écoute, on se tait, on se met en rang, on respecte les horaires, on est puni si on n’a pas obéi. Les études supérieures forment ceux qui en ont les moyens à des boulots qui payent et qui plaisent davantage. Ceux qui n’ont pas cette chance doivent se lancer dans le monde hasardeux des jobs précaires dès l’âge de 16 ans. Dans l’espoir de trouver mieux, ou moins pire plus tard, les jeunes travailleurs triment sans broncher. Certains, même, se font exploiter gratuitement ou à bas prix. On les appelle les stagiaires. Par la suite, on apprend à ses dépens que les 35 heures officielles ne sont pas un maximum, mais une moyenne. Un passage symbolique qui permet, théoriquement, d’obtenir un salaire plus conséquent si l’on travaille au-delà. En fait, ces heures supplémentaires se transforment souvent en jours de récup’, autant dire en du repos. Repos que l’on doit quémander et justifier le moment voulu. Tout dépend des patrons, bien sûr. Mais quoi qu’il en soit, le « chef » domine et dirige toujours ceux sans qui l’entreprise ne pourrait tourner. Ne faudrait-il pas inverser les choses ? Imaginer une société où les individus qui donnent de leur corps et de leur intellect puissent prendre les décisions qui les concernent ? Allons même plus loin : qu’en est-il du salaire ?

Volontaires au-delà du salaire

La rémunération devrait être une récompense proportionnelle à la difficulté du travail. Or, dans les faits, cela ne se vérifie pas. Au contraire, les infirmières, les éboueurs, les ouvriers d’usine font partie des employés les plus pauvres et les plus fatigués, tout en étant les plus utiles à la communauté. De l’autre côté du graphique, ce sont ceux qui passent de la chaise de leur bureau à celles des restaurants qui engrangent le plus d’argent. Est-ce bien raisonnable ? Est-ce approprié, vraiment ? Quant aux artistes, ce n’est pas un métier, voyons ! La preuve : soit ils sont condamnés à exercer un job alimentaire, soit ils sont rémunérés par Pôle Emploi. Pire encore : le bénévolat. Pour combler un manque d’engagement de la part des dirigeants, pour compenser les erreurs des responsables, les humains se sont mis à travailler gratuitement. Le terme « travail » est ici astucieusement évité, bien sûr. Toutefois, la difficulté, les objectifs, les conditions extrêmes : tout y fait penser. Seul le salaire reste inexistant. Alors, on fait de l’humanitaire pour soigner les victimes des guerres financées par le Président. On sert la soupe aux sans-abri que l’État n’a pas nourris. On sauve les animaux que la Justice n’a pas secourus. On fait le boulot des autres, et on prend de notre temps, encore, sans rien gagner de plus que la reconnaissance. Mais là se trouvent souvent l’efficacité la plus notable, la cohésion de groupe la plus exemplaire et les résultats les plus glorieux.

La rémunération morale


Voilà où je voulais en venir. Ce qui motive avant tout, ce n’est pas l’argent. Ni le pouvoir. Encore moins la carrière. Ce qui donne la force de se lever le matin, c’est d’abord la substance, le sujet à proprement dit. La passion, le partage, l’échange. Voilà ce qui nourrit l’Homme. C’est seulement lorsque les compétences sont mises à profit, que l’on se sent enfin utile sans compter ses heures. Mais force est de constater que l’on ne vit pas sans fric. La solution est donc toute trouvée : associer les savoir-faire de chacun et remodeler le travail. A l’heure où la surpopulation est une réalité, à une époque où les machines remplacent les employés, il n’est plus question de bosser plus pour gagner plus. Il est question de travailler moins pour des raisons plus intelligentes, sans perdre de sous. Servons-nous des milliards que nous sommes pour puiser les capacités là où elles se trouvent. Chacun peut apporter sa touche, son expérience, son expertise. Mettons en valeur ces aptitudes uniques, distribuons mieux les responsabilités autant que les rétributions financières. Car l’argent, il y en a, et on sait où il se trouve.
Une fois ce monde idéal instauré, une question prendra une toute autre saveur. C’est la question qui nous définit tous. Le sujet incontournable au moment d’une nouvelle rencontre. La première question de toute discussion avec un inconnu. Et à celle-ci, nous pourrons enfin donner la plus belle des réponses, mais impensable jusqu’alors.

« Que faites-vous dans la vie ? »

« Je vis. »

Azelma Sigaux
PAR : Azelma Sigaux
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