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par Gwenolé KERDIVEL le 19 novembre 2018

Lectures anthropologiques

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Article extrait du Monde libertaire n°1799 d’octobre 2018



Cela fait déjà quelques années que je suis interpelé par différentes questions. La première sur l’anarchisme est : pourquoi n’y a-t-il pas (à ma connaissance) d’organisations anarchistes sur le continent africain et le continent océanique ? La seconde recoupe l’anarchisme et l’anthropologie (puisque mon militantisme anarchiste débute en même temps que ma formation académique qui aboutira à ma spécialisation en Préhistoire récente) : d’où vient la hiérarchisation des sociétés ? Question qui me hantera longuement mais que je n’aborderais pas frontalement dans mes travaux scientifiques… Pierre Clastres viendra fort heureusement apporter de l’eau au moulin de ma réflexion grâce à ces fameux écrits… J’y découvre la nuance sur la notion de pouvoir (coercitif ou non) et que quelques sociétés humaines ont un fonctionnement qui interdit l’émergence d’un pouvoir coercitif… Toutes ces observations sont faites en Amérique du sud… Et à partir d’une grille d’analyse issue de la philosophie européenne (Clastres cite régulièrement La Boétie).

Le premier élément est posé : la hiérarchisation des sociétés n’est pas une fatalité ! Mais d’où vient-elle ? C’est la rencontre avec un autre anthropologue en 2005, alors que je débute ma thèse, qui va réalimenter ma réflexion : Philippe Descola vient en effet de publier son monumental Par-delà nature et culture… Difficile à lire, je pressens la fulgurance de cette réflexion mais je la mets de côté, faute de la cerner dans son entièreté…




Or, la FA vient de débuter un travail de réflexion sur la décroissance libertaire à travers les travaux et écrits de Jean-Pierre Tertrais, justement mon camarade de groupe et ami, et je perçois que les ontologies que définit Descola peuvent apporter des éléments à ce concept de décroissance libertaire, puisque ces quatre ontologies ont à voir avec le rapport entre humains et non-humains… Peu à peu, au gré du temps et des lectures, je me convaincs que dans notre ontologie naturaliste, le capitalisme ne pouvait être qu’une fatalité… Et que justement seule la décroissance libertaire et la promotion de la philosophie anarchiste peut permettre d’enrayer cette fatalité…
Mais je garde ces réflexions au fond de moi, puisque le temps me manque pour les étayer en relisant Par-delà nature et culture… Et tout ça intervient alors que depuis plus de dix ans, le Chiapas s’est engagé dans une forme de soulèvement zapatiste inédit où les philosophies anarchiste et communiste, nées en Europe dans un contexte d’ontologie naturaliste, diffusées par des canaux indirects (Ricardo Flores Magon pour l’anarchisme), trouvent un écho dans les pratiques des communautés indigènes, pratiques que Pierre Clastres avait par ailleurs observé dans des sociétés de chasseurs-cueilleurs (La Société contre l’Etat) et qu’il espérait observer dans des sociétés d’agricultures-éleveurs (Cahier Pierre Clastres)…
Finalement, je vais pouvoir recreuser la question grâce à un autre ouvrage de Descola publié 10 ans plus tard, La Composition des Mondes. Si l’auteur développe une anthropologie de la nature, je suis impressionné par le fait qu’elle vient compléter l’anthropologie politique, telle que l’a développé un Clastres avant sa mort intervenue trop tôt. Et je réalise que les théories de Descola et la révolution zapatiste me permettent de tenter une réponse à la première question qui me hantait : parce que l’anarchisme y existe mais n’y est pas défini comme tel sur ces continents… La rencontre n’a pas eu lieu comme elle a eu lieu à certains endroits du continent sud et méso-américain…

Tout ça pour en arriver à un ardu mais très intéressant petit livre d’Arturo Escobar et traduit par le collectif L’Atelier La Minga : Sentir-penser avec la terre. Une écologie au-delà de l’Occident. Voilà donc un ouvrage qui donne une perspective politique à l’anthropologie de la nature développée par Descola ! L’idée-force de l’ouvrage est de dire que face à l’uni-vers qu’impose le capitalisme (née en Europe dans un contexte ontologique naturaliste si on accepte la théorie de Descola), il faut opposer les pluri-vers, ces différentes manières d’habiter le monde que propose de définir Escobar au travers d’exemples sud-américains (avec un écho européen dans les ZAD) … Et cette idée des plurivers me semble fortement compatible avec l’un des éléments moteurs de la philosophie anarchiste (développée en Europe dans un contexte ontologique naturaliste si on accepte la théorie de Descola) : le fédéralisme…
Et si le mot anarchiste est rarement employé dans ces écrits postérieurs au soulèvement zapatiste, il n’en demeure pas moins que son ombre plane justement sur les idées qui y sont développées : la preuve page 98 où le terme « libertaire » apparaît. Bien sûr, quelques concepts tel que l’individualisme sont niés dans le raisonnement d’Escobar alors que d’autres comme la spiritualité sont présents, ce qui peut chagriner…
Mais, hormis ces quelques détails (qui n’ont rien de rédhibitoire), la lecture de cet opuscule en plus de ceux de Descola est vivifiante et ne peut qu’être annonciateur, si ce n’est d’un renouvellement, d’un nouveau souffle à l’anarchisme.

Gwenolé KERDIVEL, groupe la Sociale, Rennes

A lire :
- Clastres Pierre, La Société contre l’État, Éditions de Minuit, 1974, 1996, 2011.
- Descola Philippe, La composition des mondes, Flammarion, 2015.
- Descola Philipe, Par-delà nature et culture, Gallimard, « Bibliothèque des sciences humaines », 2005.
- Escobar Arturo, Sentir-penser avec la terre. Une écologie au-delà de l’Occident, Seuil, Anthropocène, 2018.
- Kupiec Anne et Abensour Miguel (dir.), Cahier Pierre Clastres, Sens & Tonka, Sciences sociales, 2011.
PAR : Gwenolé KERDIVEL
groupe la Sociale, Rennes
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