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Littérature
par Anne et Dominique • le 15 janvier 2015
ENTRETIEN avec Lydie Salvayre
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EXTRAIT DU MONDE LIBERTAIRE HORS SÉRIE N°59 : L’ANARCHIE A L’EPREUVE DU REEL
Le Monde Libertaire : D’où t’es venue l’envie d’écrire ce livre, « Pas pleurer » [note] , qui évoque, à travers l’histoire de ta mère, ce "bref été de l’anarchie" de 1936, à l’aube de la Guerre d’Espagne ?
Lydie Salvayre : L’élément déclencheur, c’est la lecture du livre Les Grands Cimetières sous la lune [note] , livre que je n’avais jamais lu, parce que l’auteur Bernanos, écrivain catholique, monarchiste, militant d’Action Française, était un écrivain très éloigné de mon univers.
Je le lis, et là je reçois un coup en pleine poitrine. D’abord parce que je découvre un écrivain avec une écriture très forte, une écriture qui cogne, qui dit les choses frontalement, sans minauderie, sans chichiterie, et ensuite parce que ce qu’il écrit à l’époque sur la terreur franquiste et la bénédiction de l’Église catholique dépasse tout ce que mon père, qui pourtant mangeait du curé à chaque repas, m’avait dit sur cette violence. Je suis stupéfaite quand je lis ça !
Et ce qui me vient tout de suite, c’est d’opposer à ces forces de mort qui sont décrites dans ce livre, à cette noirceur, à cette abjection, le récit de ma mère à quinze ans, dans la Barcelone de 1936, qui est un récit solaire, un récit joyeux, d’un enthousiasme et d’une fraternité incroyables. Car il s’est produit à ce moment là quelque chose d’absolument inoubliable, et que les personnes qui l’ont vécu n’ont jamais plus retrouvé. Pendant quelques mois, des milliers de jeunes gens ont cru que la domination c’était fini, que le règne de l’argent c’était fini, que l’église c’était fini, et ce dans une allégresse et une ferveur incroyables dont tous les documents d’époque témoignent.
Et pour ma mère qui n’a rien vécu de sa vie, qui est fille de paysan dans un village perdu, qui pense comme tous pensent : que la vie ne peut pas changer, que les choses sont immuables, qu’ils resteront toujours dans leur pauvreté et dans leur soumission ; ma mère qui n’a aucun droit à la parole chez elle, qui ne sait rien ni du monde, ni de la politique, ni du sexe, se rend avec son frère à Barcelone qui est aux mains des libertaires, et elle découvre alors qu’elle a le droit de parler, qu’elle a le droit de faire l’amour, qu’elle a le droit d’avoir du plaisir, elle vérifie à tout moment qu’il y a autour d’elle une fraternité exceptionnelle, que les gens se tutoient sans souci d’appartenance de classe, bref qu’il y a quelque chose qui relève pour elle du... j’ose à peine le dire, du miracle. C’est comme un enchantement et toute sa vie elle s’en souviendra, toute sa vie.
Il y a des événements sur lesquels j’ai brodé : par exemple, j’ai vu sur Youtube, l’épisode des miliciens libertaires qui brûlent dans la rue des liasses de billets pris dans une banque. C’est tellement inconcevable aujourd’hui et tellement symbolique de la radicalité que fût ce mouvement ! Une radicalité, du reste, à tous niveaux : au niveau de la morale, au niveau financier, au niveau du rapport des sexes, etc. Donc je me suis servi de cet épisode pour décrire le passage où ma mère et son amie Rosita, à Barcelone, assistent à la crémation des billets dans la plus grande stupeur, elles qui ont été élevées dans l’esprit d’épargne et la peur de manquer d’argent.
Elles découvrent que l’argent peut se brûler... comme l’ordure.
ML : Et ta mère, elle te parlait de cette période ?
Lydie Salvayre : Après la défaite du camp républicain, mon père et ma mère passent par les camps d’internement d’Argelès et de Maussac et rejoignent ensuite, à Auterive, dans le Sud-Ouest de la France, une communauté d’espagnols exilés, communistes et anarchistes mêlés. Je tiens à le préciser parce que, en tout cas dans ce petit village, ils sont unis et vivent avec l’idée qu’ils vont repartir en Espagne dès que Franco aura été chassé. Mon père dit par exemple qu’il ne faut pas acheter de meubles puisqu’ils vont repartir bientôt.
Tous les dimanches, la communauté espagnole se réunit chez l’un ou chez l’autre. Il y a, je sais pas moi, trente ou quarante personnes à table. Nous les enfants, on baigne dans ces histoires de la guerre parce que chacun des adultes se souvient, évoque tel fait, donne tel détail....
Donc, mes parents n’ont pas eu à nous raconter cette période. Nous étions immergés en elle.
Et nous avons grandi jusqu’aux années 50 passées, 55 sans doute, avec cette idée qu’on n’allait pas rester en France, qu’on allait retourner en Espagne, puisqu’il y en avait encore qui combattaient en France et même en Espagne contre Franco ; que ça ne pouvait pas durer, que c’était impensable, que l’Europe allait réagir. Nos parents vivaient dans ce rêve là, et nous enfants, nous vivions dans une sorte d’île qui s’appelait l’Espagne, mais qui se situait en France, dans un bled.
Par conséquent, je n’ai eu aucun effort de mémoire à faire pour écrire ce texte parce que ce qu’avait fait José, le frère de ma mère, à Lérida, son retour à Fatarella où il essaya de faire gagner les idées libertaires en pensant que ça allait séduire tout le monde (mais ça se ne se passe pas comme ça malheureusement), tout ça, j’ai grandi avec.
ML : C’est étonnant cette vie en commun à Auterive entre communistes et anarchistes, quand on connaît leurs divergences politiques...
Lydie Salvayre : Oui, la solidarité y était plus grande que les appartenances politiques, qui étaient pour les communistes surtout des positions dictées par Staline, par le parti, par les cadres. Ce que je peux dire moi, c’est qu’il y avait M., c’est qu’ il y avait P. qui étaient libertaires, c’est qu’il y avait mon père qui était communiste, qu’il y avait F. qui était communiste aussi, et je ne vous cite que les plus proches. La solidarité primait sur tout le reste. Tous étaient réfugiés politiques, et espéraient que Franco serait chassé.
Je découvre l’hostilité entre les staliniens et les anars bien plus tard, et ça me stupéfie. C’est mon compagnon Bernard Wallet qui m’a dit : « mais tu sais, ça ne s’est pas passé de façon aussi fraternelle que tu le crois ». Je lui ai répondu « Comment ? Mais dans mon village, on mangeait à la même table tous les dimanches, et M. qui était libertaire et mon père qui était communiste, buvaient le café ensemble et rêvaient d’avenir... ». Et il me dit « lis Orwell, lis Hans Magnus Enzensberger qui a fait un remarquable travail, "Le bref été de l’Anarchie" [note] , lis ça ». Et là, je découvre que pendant la guerre, les choses se sont passées bien autrement, et que le pouvoir stalinien qui n’a pas supporté de voir son hégémonie empiétée par les libertaires, a instauré une censure, et pire que ça, a emprisonné et fait abattre un grand nombre de libertaires. Ça je le découvre tard.
J’avais bien perçu qu’il y avait des petits trucs qui coinçaient entre anarchistes et communistes, parce qu’ils s’envoyaient des piques à table, ils se charriaient ; mais je suis stupéfaite quand je découvre des années après l’ampleur de leurs divergences.
L’argument des libertaires au moment de la guerre d’Espagne c’est: « on fait la révolution et la guerre ensemble, on peut faire les deux, et c’est mieux de faire les deux ». Les communistes, eux, disent : « on gagne la guerre d’abord, et on fait la révolution après ». La révolution, mon cul ! (rires)
Cette haine des staliniens contre les libertaires est une histoire qui a été occultée, je le dis dans le livre. Occultée par les communistes espagnols et par les intellectuels français qui sont, à l’époque, pour la plupart sous l’emprise communiste, il faut bien le dire. Occultée par le président Azaña qui pense, cet idiot, que si l’Europe apprend qu’il y a une révolution libertaire, elle n’aidera pas l’Espagne, et l’Europe ne l’a pas aidée de toute façon. Et occultée par Franco qui résume la guerre à un combat entre les bons nationaux et les méchants rouges. Donc il faudra du temps pour que cette révolution libertaire soit connue.
ML : José le frère de ta mère est anarchiste. Diego l’homme qui se marie avec ta mère est communiste, et lui-même vient d’une famille franquiste. On a l’impression que l’histoire de ta famille est un condensé de l’histoire de la Guerre d’Espagne.
Lydie Salvayre : C’est ça une guerre dite civile. Mon père dans la vie, qui s’appelle Andrès et non Diego, n’a jamais revu sa famille ; je ne sais pas si vous imaginez ce que ça peut engendrer de douleurs... Il y a quelqu’un qui me disait l’autre jour, ce n’est pas bien de dire "guerre civile" parce que ça empêche de penser qu’au fond il s’agissait d’une guerre internationale, et il n’avait pas tort. Mais moi j’ai le sentiment que cette guerre s’est produite au coeur même de ma famille.
ML : Pourquoi as-tu attendu aussi longtemps pour écrire ce livre?
Lydie Salvayre : Je pense à écrire cette histoire une première fois au moment où j’entreprends La compagnie des spectres, c’est à dire il y a une quinzaine d’années. A ce moment-là, j’ai très envie d’aborder le sujet, mais je me dis en même temps : « si tu parles de la guerre civile et de la Retirada [note] , tu vas écrire un roman lacrymal, pathétique », tout ce que je déteste.
J’ai eu peur, alors, d’être trop près, trop impliquée, mais peut-être ai-je bien fait d’attendre, je n’en sais rien... Donc j’ai déplacé le sujet sur le pétainisme et la guerre de 40, mais au fond c’est la même chose, c’est le même combat, la même résistance, et la même horreur. C’est ce qu’avance Bernanos et c’est en cela qu’il est formidable. Il dit dès 1938: « ce qui se passe en Espagne, va se passer bientôt chez nous ». Et Camus dira quelques années après : « la guerre civile d’Espagne a été mon institutrice, elle m’a appris à lire mon actualité ».
Aujourd’hui je dis : la guerre civile d’Espagne est toujours notre actualité. Le nationalisme des franquistes est toujours notre actualité, le fanatisme religieux est toujours notre actualité, le refus des gens de voir ce qui risque de nous tomber sur le museau est toujours notre actualité ; c’est l’actualité de 36 et c’est aussi la nôtre.
ML : Tu penses que cette barbarie pourrait se reproduire aujourd’hui ?
Lydie Salvayre : Sous d’autres formes, mais ça peut se répéter.
Ce qui est remarquable chez Bernanos, c’est que sa dénonciation du nationalisme et des excès du catholicisme est bien plus véhémente que chez Malraux, que chez Hemingway, et même que chez Enzensberger. Sa liberté d’esprit, son indépendance d’esprit sont magnifiques. Il refuse les honneurs, il refuse de rejoindre le général de Gaulle après la guerre, il refuse la légion d’honneur. Ça, je l’ai fait aussi, mais vous vous en foutez sans doute...
ML : Non pas du tout... c’était quand ?
Lydie Salvayre : C’était en août 2012. On me désigne pour recevoir la légion d’honneur, et en août 2012 Sarko fait son fameux discours sur les roms. Alors j’ai pris ma plus belle plume, et je lui ai dit que je refusais la légion d’honneur etc.
Donc, Bernanos refuse la légion d’honneur, comme il refuse de céder aux instances politiques. Jusqu’à la fin il est nickel. Et ça, je trouve que c’est une sacrée leçon quand tu vois tous ces gens de gauche qui s’écrasent, qui n’osent pas ouvrir leurs gueules... Bernanos, lui a été courageux. Dénoncer dans l’Espagne de 36, 37, les exactions franquistes, c’était prendre un risque considérable. D’ailleurs, il a échappé à deux attentats perpétrés par les franquistes.
Il y a un mois, j’étais à Brive et il y avait un écrivain qui disait que « c’était pour lui un risque d’écrire ». Ça, ça m’énerve ! Le risque d’écrire : t’es dans ton fauteuil, au chaud, plan plan, qu’est-ce que tu risques ? Je n’ai pas pu m’empêcher de dire : « le risque, Bernanos, lui, le prend lorsqu’il écrit "Les Grands Cimetières sous la lune". Et il échappe de justesse à deux attentats. Alors, on se calme sur le risque. »(rires). Faut relativiser... Moi qu’est-ce que je risque en écrivant ce livre ? Je risque le prix Goncourt, il y a pire comme péril...
ML : A ce propos, pour toi qui a écrit « La médaille »5, recevoir le prix Goncourt...
Lydie Salvayre : Je l’ai pas demandé. Mais au moins les gens vont lire le livre.
ML : Ce qui est une très bonne chose.
Lydie Salvayre : Attends, il y a déjà 300 000 personnes qui ont lu le livre.
Moi je m’en fous du fric que ça va ramener, très franchement, je ne devrais pas dire ça, mais c’est vrai, profondément vrai... Mais tous ces gens qui ne sont pas des lettrés et qui achètent le livre parce qu’il est prix Goncourt, ils vont peut-être le lire le livre, et ça me ravit.
ML : Dans ce livre il y aussi une confrontation de langues et d’écritures : la langue très tenue de Bernanos et la langue de ta mère, le "fragnol", une langue inventée, mélange de français et d’espagnol, poétique et drôle...
Lydie Salvayre : C’est une façon de poser une question politique à la langue. Est-ce qu’une belle langue est une langue pure, sans influence étrangère, refermée sur elle-même, sans un mot qui vienne la souiller, ou est-ce qu’une langue vivante c’est précisément une langue qui fait son miel des mots immigrés?
Ça me plaisait de démontrer qu’une langue qui s’empare de mots français qu’elle tort, de mots espagnols qu’elle francise, qui est pleine de barbarismes, de solécismes, d’incorrections... pouvait être une langue poétique, drôle, ouverte à la polysémie des mots. Mais je ne suis pas objective avec le fragnol...
Dans Pas Pleurer, il y a donc le fragnol, il y a la langue impeccable de Bernanos, il y a la langue des politiques, il y a la langue des chansons, il y a la langue des patrons, il y a la langue des poètes... Je voulais qu’il n’y ait pas de hiérarchie entre toutes ces langues et qu’elles aient toutes le droit à exister. Je voulais affirmer que nous sommes tous faits de toutes ces langues, que nous les parlons toutes, mais que souvent nous les sacrifions au profit de la langue des medias, qui est nickel. Trop nickel.
ML : Avec ton histoire familiale, et tout ce que tu as lu ou appris plus tard, comment vois-tu les anarchistes d’aujourd’hui ?
Lydie Salvayre : Il faut que vous sachiez que j’ai grandi avec un père communiste stalinien, donc très dogmatique. Ça m’a découragée à tout jamais de toute militance. Pour moi être militant c’était être comme mon père. Je schématise, mais j’ai grandi avec ce refus en moi.
J’ai juste fait un accroc à ce refus, au moment de la guerre au Vietnam. Je suis à l’époque en faculté de Lettres à Toulouse. Il y a un local où se réunit le comité Vietnam national. Un jour je me dis, ça te concerne il faut y aller. Et là, je subis un discours d’une langue de bois, mais d’une langue de bois ! Je me dis, c’est pas possible, je ne peux pas. J’irai manifester contre la guerre au Vietnam chaque fois qu’il le faudra, mais militer non, jamais.
Aujourd’hui, je m’en tiens à ce que je sais faire de mieux : écrire. Mais si ça tourne mal, si le FN accède au pouvoir, alors là j’irai dans la mêlée. Voilà où j’en suis. Je suis très sensible à tout ce que porte la mouvance libertaire, évidemment. J’aime lire tous les écrivains qui sont proches de la mouvance libertaire sans jamais être véritablement des militants : Camus, Dubuffet...
ML : Ton livre en tout cas en retraçant cette période, peut contribuer à ce que les lecteurs fassent le lien entre l’histoire de la révolution espagnole et le combat des anarchistes d’aujourd’hui. A part ces derniers temps quand on parle de ton livre, les mots anarchie ou anarchistes sont toujours utilisés dans les médias avec mépris, liés aux sempiternelles images d’Epinal : violence, chaos, terrorisme...
Lydie Salvayre : De tout temps. Parce que l’esprit libertaire fait peur.
Je suis très intéressée par les mouvements de Notre Dame des Landes ou de Sivens. Ils effraient, pourtant ils sont portés par des jeunes gens qui veulent juste vivre comme ils l’entendent et s’opposer aux grosses filiales qui veulent imposer leurs projets. Ils n’ont pas de kalachnikov, ils n’ont pas de leader médiatique, ils vivent sous des tentes solidairement, et pourtant ils font peur ; c’est quand même intéressant. C’est intéressant de se pencher sur cette peur.
ML : L’utopie c’est la réalité de demain...
Lydie Salvayre : C’est ce que disait Bakounine, bien sûr. Qui se vérifie tous les jours. Si on avait dit aux gens du moyen âge, que les hommes un jour seraient égaux en droit, ils auraient dit « vous rêvez » ; mais non, il y a des gens qui se sont battus, pour que les autres soient égaux en droit et c’est devenu un droit.
ML : Mais l’égalité en droit sans égalité économique, ça ne suffit pas. Maintenant il faut l’égalité économique...
Lydie Salvayre : Oui, ça on en est loin ! On en est loin...
Pour moi le "slogan" le plus libertaire est « à l’impossible je suis tenu », à ce qu’on nous fait croire comme impossible nous sommes tenus.
Lydie Salvayre : L’élément déclencheur, c’est la lecture du livre Les Grands Cimetières sous la lune [note] , livre que je n’avais jamais lu, parce que l’auteur Bernanos, écrivain catholique, monarchiste, militant d’Action Française, était un écrivain très éloigné de mon univers.
Je le lis, et là je reçois un coup en pleine poitrine. D’abord parce que je découvre un écrivain avec une écriture très forte, une écriture qui cogne, qui dit les choses frontalement, sans minauderie, sans chichiterie, et ensuite parce que ce qu’il écrit à l’époque sur la terreur franquiste et la bénédiction de l’Église catholique dépasse tout ce que mon père, qui pourtant mangeait du curé à chaque repas, m’avait dit sur cette violence. Je suis stupéfaite quand je lis ça !
Et ce qui me vient tout de suite, c’est d’opposer à ces forces de mort qui sont décrites dans ce livre, à cette noirceur, à cette abjection, le récit de ma mère à quinze ans, dans la Barcelone de 1936, qui est un récit solaire, un récit joyeux, d’un enthousiasme et d’une fraternité incroyables. Car il s’est produit à ce moment là quelque chose d’absolument inoubliable, et que les personnes qui l’ont vécu n’ont jamais plus retrouvé. Pendant quelques mois, des milliers de jeunes gens ont cru que la domination c’était fini, que le règne de l’argent c’était fini, que l’église c’était fini, et ce dans une allégresse et une ferveur incroyables dont tous les documents d’époque témoignent.
Et pour ma mère qui n’a rien vécu de sa vie, qui est fille de paysan dans un village perdu, qui pense comme tous pensent : que la vie ne peut pas changer, que les choses sont immuables, qu’ils resteront toujours dans leur pauvreté et dans leur soumission ; ma mère qui n’a aucun droit à la parole chez elle, qui ne sait rien ni du monde, ni de la politique, ni du sexe, se rend avec son frère à Barcelone qui est aux mains des libertaires, et elle découvre alors qu’elle a le droit de parler, qu’elle a le droit de faire l’amour, qu’elle a le droit d’avoir du plaisir, elle vérifie à tout moment qu’il y a autour d’elle une fraternité exceptionnelle, que les gens se tutoient sans souci d’appartenance de classe, bref qu’il y a quelque chose qui relève pour elle du... j’ose à peine le dire, du miracle. C’est comme un enchantement et toute sa vie elle s’en souviendra, toute sa vie.
Il y a des événements sur lesquels j’ai brodé : par exemple, j’ai vu sur Youtube, l’épisode des miliciens libertaires qui brûlent dans la rue des liasses de billets pris dans une banque. C’est tellement inconcevable aujourd’hui et tellement symbolique de la radicalité que fût ce mouvement ! Une radicalité, du reste, à tous niveaux : au niveau de la morale, au niveau financier, au niveau du rapport des sexes, etc. Donc je me suis servi de cet épisode pour décrire le passage où ma mère et son amie Rosita, à Barcelone, assistent à la crémation des billets dans la plus grande stupeur, elles qui ont été élevées dans l’esprit d’épargne et la peur de manquer d’argent.
Elles découvrent que l’argent peut se brûler... comme l’ordure.
ML : Et ta mère, elle te parlait de cette période ?
Lydie Salvayre : Après la défaite du camp républicain, mon père et ma mère passent par les camps d’internement d’Argelès et de Maussac et rejoignent ensuite, à Auterive, dans le Sud-Ouest de la France, une communauté d’espagnols exilés, communistes et anarchistes mêlés. Je tiens à le préciser parce que, en tout cas dans ce petit village, ils sont unis et vivent avec l’idée qu’ils vont repartir en Espagne dès que Franco aura été chassé. Mon père dit par exemple qu’il ne faut pas acheter de meubles puisqu’ils vont repartir bientôt.
Tous les dimanches, la communauté espagnole se réunit chez l’un ou chez l’autre. Il y a, je sais pas moi, trente ou quarante personnes à table. Nous les enfants, on baigne dans ces histoires de la guerre parce que chacun des adultes se souvient, évoque tel fait, donne tel détail....
Donc, mes parents n’ont pas eu à nous raconter cette période. Nous étions immergés en elle.
Et nous avons grandi jusqu’aux années 50 passées, 55 sans doute, avec cette idée qu’on n’allait pas rester en France, qu’on allait retourner en Espagne, puisqu’il y en avait encore qui combattaient en France et même en Espagne contre Franco ; que ça ne pouvait pas durer, que c’était impensable, que l’Europe allait réagir. Nos parents vivaient dans ce rêve là, et nous enfants, nous vivions dans une sorte d’île qui s’appelait l’Espagne, mais qui se situait en France, dans un bled.
Par conséquent, je n’ai eu aucun effort de mémoire à faire pour écrire ce texte parce que ce qu’avait fait José, le frère de ma mère, à Lérida, son retour à Fatarella où il essaya de faire gagner les idées libertaires en pensant que ça allait séduire tout le monde (mais ça se ne se passe pas comme ça malheureusement), tout ça, j’ai grandi avec.
ML : C’est étonnant cette vie en commun à Auterive entre communistes et anarchistes, quand on connaît leurs divergences politiques...
Lydie Salvayre : Oui, la solidarité y était plus grande que les appartenances politiques, qui étaient pour les communistes surtout des positions dictées par Staline, par le parti, par les cadres. Ce que je peux dire moi, c’est qu’il y avait M., c’est qu’ il y avait P. qui étaient libertaires, c’est qu’il y avait mon père qui était communiste, qu’il y avait F. qui était communiste aussi, et je ne vous cite que les plus proches. La solidarité primait sur tout le reste. Tous étaient réfugiés politiques, et espéraient que Franco serait chassé.
Je découvre l’hostilité entre les staliniens et les anars bien plus tard, et ça me stupéfie. C’est mon compagnon Bernard Wallet qui m’a dit : « mais tu sais, ça ne s’est pas passé de façon aussi fraternelle que tu le crois ». Je lui ai répondu « Comment ? Mais dans mon village, on mangeait à la même table tous les dimanches, et M. qui était libertaire et mon père qui était communiste, buvaient le café ensemble et rêvaient d’avenir... ». Et il me dit « lis Orwell, lis Hans Magnus Enzensberger qui a fait un remarquable travail, "Le bref été de l’Anarchie" [note] , lis ça ». Et là, je découvre que pendant la guerre, les choses se sont passées bien autrement, et que le pouvoir stalinien qui n’a pas supporté de voir son hégémonie empiétée par les libertaires, a instauré une censure, et pire que ça, a emprisonné et fait abattre un grand nombre de libertaires. Ça je le découvre tard.
J’avais bien perçu qu’il y avait des petits trucs qui coinçaient entre anarchistes et communistes, parce qu’ils s’envoyaient des piques à table, ils se charriaient ; mais je suis stupéfaite quand je découvre des années après l’ampleur de leurs divergences.
L’argument des libertaires au moment de la guerre d’Espagne c’est: « on fait la révolution et la guerre ensemble, on peut faire les deux, et c’est mieux de faire les deux ». Les communistes, eux, disent : « on gagne la guerre d’abord, et on fait la révolution après ». La révolution, mon cul ! (rires)
Cette haine des staliniens contre les libertaires est une histoire qui a été occultée, je le dis dans le livre. Occultée par les communistes espagnols et par les intellectuels français qui sont, à l’époque, pour la plupart sous l’emprise communiste, il faut bien le dire. Occultée par le président Azaña qui pense, cet idiot, que si l’Europe apprend qu’il y a une révolution libertaire, elle n’aidera pas l’Espagne, et l’Europe ne l’a pas aidée de toute façon. Et occultée par Franco qui résume la guerre à un combat entre les bons nationaux et les méchants rouges. Donc il faudra du temps pour que cette révolution libertaire soit connue.
ML : José le frère de ta mère est anarchiste. Diego l’homme qui se marie avec ta mère est communiste, et lui-même vient d’une famille franquiste. On a l’impression que l’histoire de ta famille est un condensé de l’histoire de la Guerre d’Espagne.
Lydie Salvayre : C’est ça une guerre dite civile. Mon père dans la vie, qui s’appelle Andrès et non Diego, n’a jamais revu sa famille ; je ne sais pas si vous imaginez ce que ça peut engendrer de douleurs... Il y a quelqu’un qui me disait l’autre jour, ce n’est pas bien de dire "guerre civile" parce que ça empêche de penser qu’au fond il s’agissait d’une guerre internationale, et il n’avait pas tort. Mais moi j’ai le sentiment que cette guerre s’est produite au coeur même de ma famille.
ML : Pourquoi as-tu attendu aussi longtemps pour écrire ce livre?
Lydie Salvayre : Je pense à écrire cette histoire une première fois au moment où j’entreprends La compagnie des spectres, c’est à dire il y a une quinzaine d’années. A ce moment-là, j’ai très envie d’aborder le sujet, mais je me dis en même temps : « si tu parles de la guerre civile et de la Retirada [note] , tu vas écrire un roman lacrymal, pathétique », tout ce que je déteste.
J’ai eu peur, alors, d’être trop près, trop impliquée, mais peut-être ai-je bien fait d’attendre, je n’en sais rien... Donc j’ai déplacé le sujet sur le pétainisme et la guerre de 40, mais au fond c’est la même chose, c’est le même combat, la même résistance, et la même horreur. C’est ce qu’avance Bernanos et c’est en cela qu’il est formidable. Il dit dès 1938: « ce qui se passe en Espagne, va se passer bientôt chez nous ». Et Camus dira quelques années après : « la guerre civile d’Espagne a été mon institutrice, elle m’a appris à lire mon actualité ».
Aujourd’hui je dis : la guerre civile d’Espagne est toujours notre actualité. Le nationalisme des franquistes est toujours notre actualité, le fanatisme religieux est toujours notre actualité, le refus des gens de voir ce qui risque de nous tomber sur le museau est toujours notre actualité ; c’est l’actualité de 36 et c’est aussi la nôtre.
ML : Tu penses que cette barbarie pourrait se reproduire aujourd’hui ?
Lydie Salvayre : Sous d’autres formes, mais ça peut se répéter.
Ce qui est remarquable chez Bernanos, c’est que sa dénonciation du nationalisme et des excès du catholicisme est bien plus véhémente que chez Malraux, que chez Hemingway, et même que chez Enzensberger. Sa liberté d’esprit, son indépendance d’esprit sont magnifiques. Il refuse les honneurs, il refuse de rejoindre le général de Gaulle après la guerre, il refuse la légion d’honneur. Ça, je l’ai fait aussi, mais vous vous en foutez sans doute...
ML : Non pas du tout... c’était quand ?
Lydie Salvayre : C’était en août 2012. On me désigne pour recevoir la légion d’honneur, et en août 2012 Sarko fait son fameux discours sur les roms. Alors j’ai pris ma plus belle plume, et je lui ai dit que je refusais la légion d’honneur etc.
Donc, Bernanos refuse la légion d’honneur, comme il refuse de céder aux instances politiques. Jusqu’à la fin il est nickel. Et ça, je trouve que c’est une sacrée leçon quand tu vois tous ces gens de gauche qui s’écrasent, qui n’osent pas ouvrir leurs gueules... Bernanos, lui a été courageux. Dénoncer dans l’Espagne de 36, 37, les exactions franquistes, c’était prendre un risque considérable. D’ailleurs, il a échappé à deux attentats perpétrés par les franquistes.
Il y a un mois, j’étais à Brive et il y avait un écrivain qui disait que « c’était pour lui un risque d’écrire ». Ça, ça m’énerve ! Le risque d’écrire : t’es dans ton fauteuil, au chaud, plan plan, qu’est-ce que tu risques ? Je n’ai pas pu m’empêcher de dire : « le risque, Bernanos, lui, le prend lorsqu’il écrit "Les Grands Cimetières sous la lune". Et il échappe de justesse à deux attentats. Alors, on se calme sur le risque. »(rires). Faut relativiser... Moi qu’est-ce que je risque en écrivant ce livre ? Je risque le prix Goncourt, il y a pire comme péril...
ML : A ce propos, pour toi qui a écrit « La médaille »5, recevoir le prix Goncourt...
Lydie Salvayre : Je l’ai pas demandé. Mais au moins les gens vont lire le livre.
ML : Ce qui est une très bonne chose.
Lydie Salvayre : Attends, il y a déjà 300 000 personnes qui ont lu le livre.
Moi je m’en fous du fric que ça va ramener, très franchement, je ne devrais pas dire ça, mais c’est vrai, profondément vrai... Mais tous ces gens qui ne sont pas des lettrés et qui achètent le livre parce qu’il est prix Goncourt, ils vont peut-être le lire le livre, et ça me ravit.
ML : Dans ce livre il y aussi une confrontation de langues et d’écritures : la langue très tenue de Bernanos et la langue de ta mère, le "fragnol", une langue inventée, mélange de français et d’espagnol, poétique et drôle...
Lydie Salvayre : C’est une façon de poser une question politique à la langue. Est-ce qu’une belle langue est une langue pure, sans influence étrangère, refermée sur elle-même, sans un mot qui vienne la souiller, ou est-ce qu’une langue vivante c’est précisément une langue qui fait son miel des mots immigrés?
Ça me plaisait de démontrer qu’une langue qui s’empare de mots français qu’elle tort, de mots espagnols qu’elle francise, qui est pleine de barbarismes, de solécismes, d’incorrections... pouvait être une langue poétique, drôle, ouverte à la polysémie des mots. Mais je ne suis pas objective avec le fragnol...
Dans Pas Pleurer, il y a donc le fragnol, il y a la langue impeccable de Bernanos, il y a la langue des politiques, il y a la langue des chansons, il y a la langue des patrons, il y a la langue des poètes... Je voulais qu’il n’y ait pas de hiérarchie entre toutes ces langues et qu’elles aient toutes le droit à exister. Je voulais affirmer que nous sommes tous faits de toutes ces langues, que nous les parlons toutes, mais que souvent nous les sacrifions au profit de la langue des medias, qui est nickel. Trop nickel.
ML : Avec ton histoire familiale, et tout ce que tu as lu ou appris plus tard, comment vois-tu les anarchistes d’aujourd’hui ?
Lydie Salvayre : Il faut que vous sachiez que j’ai grandi avec un père communiste stalinien, donc très dogmatique. Ça m’a découragée à tout jamais de toute militance. Pour moi être militant c’était être comme mon père. Je schématise, mais j’ai grandi avec ce refus en moi.
J’ai juste fait un accroc à ce refus, au moment de la guerre au Vietnam. Je suis à l’époque en faculté de Lettres à Toulouse. Il y a un local où se réunit le comité Vietnam national. Un jour je me dis, ça te concerne il faut y aller. Et là, je subis un discours d’une langue de bois, mais d’une langue de bois ! Je me dis, c’est pas possible, je ne peux pas. J’irai manifester contre la guerre au Vietnam chaque fois qu’il le faudra, mais militer non, jamais.
Aujourd’hui, je m’en tiens à ce que je sais faire de mieux : écrire. Mais si ça tourne mal, si le FN accède au pouvoir, alors là j’irai dans la mêlée. Voilà où j’en suis. Je suis très sensible à tout ce que porte la mouvance libertaire, évidemment. J’aime lire tous les écrivains qui sont proches de la mouvance libertaire sans jamais être véritablement des militants : Camus, Dubuffet...
ML : Ton livre en tout cas en retraçant cette période, peut contribuer à ce que les lecteurs fassent le lien entre l’histoire de la révolution espagnole et le combat des anarchistes d’aujourd’hui. A part ces derniers temps quand on parle de ton livre, les mots anarchie ou anarchistes sont toujours utilisés dans les médias avec mépris, liés aux sempiternelles images d’Epinal : violence, chaos, terrorisme...
Lydie Salvayre : De tout temps. Parce que l’esprit libertaire fait peur.
Je suis très intéressée par les mouvements de Notre Dame des Landes ou de Sivens. Ils effraient, pourtant ils sont portés par des jeunes gens qui veulent juste vivre comme ils l’entendent et s’opposer aux grosses filiales qui veulent imposer leurs projets. Ils n’ont pas de kalachnikov, ils n’ont pas de leader médiatique, ils vivent sous des tentes solidairement, et pourtant ils font peur ; c’est quand même intéressant. C’est intéressant de se pencher sur cette peur.
ML : L’utopie c’est la réalité de demain...
Lydie Salvayre : C’est ce que disait Bakounine, bien sûr. Qui se vérifie tous les jours. Si on avait dit aux gens du moyen âge, que les hommes un jour seraient égaux en droit, ils auraient dit « vous rêvez » ; mais non, il y a des gens qui se sont battus, pour que les autres soient égaux en droit et c’est devenu un droit.
ML : Mais l’égalité en droit sans égalité économique, ça ne suffit pas. Maintenant il faut l’égalité économique...
Lydie Salvayre : Oui, ça on en est loin ! On en est loin...
Pour moi le "slogan" le plus libertaire est « à l’impossible je suis tenu », à ce qu’on nous fait croire comme impossible nous sommes tenus.
PAR : Anne et Dominique
Groupe Kropotkine de le Fédération anarchiste
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