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par Loran • le 15 septembre 2014
TARDI
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Entretien
EXTRAIT DU MONDE LIBERTAIRE HORS SÉRIE N°57 : 14-18, MORTS PAR LA FRANCE
Votre famille a été marquée par les deux premières guerres mondiales. Pourquoi tant d’intérêt pour la première ? N’est-ce pas pour mieux aborder le thème de l’antimilitarisme ?
Que ce soit la première ou la seconde, l’antimilitarisme domine le sujet chez moi. J’ai un grand-père qui est mort dans les tranchées, l’autre, mon grand-père paternel, je l’ai connu. Quand il est mort, je devais avoir 5 ou 6 ans. C’est ma grand-mère qui me racontait ses histoires pendant la guerre, ce qui lui était arrivé. Lui n’en parlait pas. Je ne sais pas si elle en rajoutait ou pas mais ça m’impressionnait. Je voyais des photos de poilus et de tranchées dans l’Illustration et j’imaginais mon grand-père dans cette situation, lui qui était calme, doux, pas du tout hargneux. Ça me travaillait.
Aujourd’hui, il y a des articles tous les jours dans les différents quotidiens, mais quand j’ai commencé à bosser sur la guerre de 14, il y a plus de trente ans, on me disait « pourquoi tu t’occupes de ça ?», « c’est un truc de vieux cons », « t’es encore dans ta tranchée », etc. C’était considéré comme un sujet ringard, tocard, oui, de vieux cons. On remarquera qu’aujourd’hui, tout le monde se met au diapason des commémorations. Des films, des livres, des bandes dessinées qui sortent à la pelle…
Vos personnages ne sont jamais des héros – et surtout pas des héros de guerre. Il s’agit d’un contre-pied à l’esprit de commémoration ou d’un souci de réalisme : la guerre ne se nourrit pas de bravoure mais de crimes ?
Oui, c’est ça. Il suffit de donner un fusil à un mec et on en fait un petit assassin autorisé, encouragé. Ce qu’on lui demande de faire l’aurait envoyé, en temps normal, à la guillotine. Mes personnages sont tout à fait ordinaires, je n’évolue pas dans les états-majors. On est dans la tranchée avec des soldats ordinaires. De simples soldats d’ailleurs : c’est assez rare qu’il y ait un gradé. S’il y en a un, c’est généralement une ordure. Par exemple, dans PUTAIN DE GUERRE !, le personnage, qui fait la guerre du début à la fin – ce qui est déjà extraordinaire – n’a pas de nom, c’est un type complètement anonyme qu’on a envoyé à l’abattoir, dont on a disposé. Il est complètement effaré, il ne comprend pas, on ne l’a pas mis au courant, on lui demande de fermer sa gueule et d’exécuter les ordres. En face de lui, il y a un peu son équivalent allemand, un gars qui se planque et qu’il croise au tout début, en août 14. Plus tard, il a l’impression de le reconnaître : au détour d’une tranchée, mon personnage se trouve face à un allemand, l’un et l’autre s’apprêtent à tirer puis fichent le camp chacun de leur côté. Est-ce lui ? Il n’en est pas sûr... C’est pour montrer l’énorme manipulation d’alors, ces gens différents, avec des mentalités propres, mais d’un côté comme de l’autre, un résultat identique.
Mais il y avait aussi l’Union Sacrée qui a piégé nombre de célébrités du monde ouvrier, y compris chez les anarchistes. Pensez-vous que la leçon soit retenue à ce niveau ? Se laisserait-on piéger de la même façon ?
J’ai malheureusement l’impression que oui. Regardez cet enthousiasme de Hollande pour la guerre… Est-ce pour masquer ce qui ne va pas sur le terrain ? Pour détourner l’attention ? Ces choses peuvent se reproduire, cela dit il faut tenir compte de tout un contexte historique : l’école de la République entretenait ce côté revanchard suite à la guerre de 1870. J’ai lu des manuels scolaires de français avec des sujets de rédaction, de "composition française" comme on disait, essentiellement patriotiques : « mourir pour la France, pour le drapeau, qu’est-ce que ça signifie ?»… Je pense que les curés ont aussi joué un rôle à la messe le dimanche, malgré la fraîche séparation de l’Église et de l’État. Et on a à l’esprit ces images de combattants qui partent confiants vers Berlin. Cependant il faut tempérer, "la fleur au fusil", ça a été limité : les photos qu’on montre semblent être prises pour la propagande. Ça s’est produit, je ne le conteste pas, mais ça n’a pas duré très longtemps. Et on a une symétrie quasi parfaite de cette situation en Allemagne, bien qu’ils ne partent pas avec les mêmes motivations. Du côté français, le moteur c’est la revanche et la reconquête de l’Alsace et la Lorraine, du côté allemand, c’est différent : ils sont beaucoup plus nombreux sur un territoire un peu moins grand que la France, ils se sentent un peu à l’écart, cernés, comprimés, isolés, un peu à l’étroit. Et le traité de Versailles, à la fin de la Première Guerre Mondiale, ne va faire qu’aggraver cette situation par une réduction territoriale de l’Allemagne. Ce sujet de l’espace vital qui leur est nécessaire va faire recette lors de la Seconde Guerre Mondiale. Ça va être un argument de Hitler. Certains historiens pensent que la Première et la Seconde Guerre Mondiale sont une seule et même guerre, avec une pause au milieu. Je ne sais pas quoi en penser.
Depuis Brindavoine, vos BD sur la Première Guerre Mondiale sont de plus en plus historiographiques. Le travail de reconstitution historique est remarquable. Les détails de langage, vestimentaires, les prototypes d’engins militaires... Une vocation d’historien ?
Si on veut comprendre le monde dans lequel on vit aujourd’hui, il est nécessaire de regarder un peu ce qui s’est passé. Ne serait-ce que pour ne pas reproduire les conneries du passé. Cette histoire européenne marquée par deux guerres épouvantables, c’est le monde dans lequel nous vivons aujourd’hui. Pareil pour le Moyen Orient, c’est à dire des frontières tracées à la règle sur des cartes d’états-majors, avec déjà cette préoccupation du pétrole, des matières premières, des ressources à aller piller chez les autres. Les vrais objectifs de toutes les guerres sont essentiellement commerciaux, pour protéger les intérêts de quelques nantis. Tout comme on se sert des colonies : on va demander à des peuples, considérés comme primitifs, de venir se faire trouer la peau en première ligne… Partout dans ces colonies, on retrouve les grandes entreprises capitalistes qui exploitent, pillent. Toujours on préserve les intérêts des grands patrons.
L’Allemagne, elle, n’avait que très peu de colonies, elle tentait alors de rivaliser avec la Grande Bretagne qui entendait conserver son monopole sur toutes les mers du monde pour protéger les convois de cargos qui transportent les matières premières. Et on revient au sujet principal : c’est toujours une motivation commerciale et capitaliste qui engendre les conflits.
Tout porte à croire que cette année, à la rentrée, on va bouffer du 14-18 façon bonne vieille commémoration. Quelles sources conseilleriez-vous à ceux qui veulent éviter ce rouleau compresseur ?
De lire les bouquins écrits par ceux qui étaient sur le terrain : Les Croix de Bois de Roland Dorgelès, Le feu de Henri Barbusse, en passant par À l’Ouest rien de nouveau de Erich Maria Remarque. Avec le recul qu’impose ce genre de bouquins : les témoignages sont-ils exacts ? Ce sont des livres écrits après les faits. Un écrivain a le droit de s’approprier une histoire qu’il a entendue et parler à la première personne, par exemple.
Je conseillerais aussi Jean Norton Cru, un auteur qui a écrit Témoins1, un gros pavé qui passe en revue tous ces témoignages-là. Il décortique, corrige, relève les incohérences. C’est intéressant, ça remet en place ces récits qu’on a eu tendance à recevoir comme des témoignages authentiques.
En film, il n’y a pas grand-chose : les gens se réfèrent souvent aux Sentiers de la gloire de Kubrick mais, même s’il est basé sur un fait réel, c’est très hollywoodien, la documentation c’est pas ça. Généralement, on me répond : « On s’en fout, il n’y a que toi qui vois ça, ça ne change rien, ce qui compte, c’est le fond ! ». Je suis tout à fait d’accord mais je ne vois pas en quoi une bonne documentation nuirait au fond, d’autant plus que cette observation des objets, du quotidien, de l’armement, va nous donner pas mal d’indications sur la vie des mecs. Par exemple, en août 14, les soldats n’ont pas touché de chaussettes dans leur équipement. C’est un détail mais quand on connaît les conditions de survie, c’est criminel.
Vous nous dites quelques mots sur le spectacle PUTAIN DE GUERRE ! ?
Il y a quelques années, Dominique Grange, ma femme, a enregistré des chansons parmi lesquelles La chanson de Craonne mais aussi des chansons qu’elle a écrite et sur lesquelles je lisais des extraits de l’album PUTAIN DE GUERRE ! . Il s’agissait de faire un CD. Petit à petit est venu l’idée de faire ça en public. Dominique chante, on projette des images de la bande dessinée sur un écran en fond de scène, je lis. Notre spectacle est accompagné par un groupe de cinq excellents musiciens, le groupe Accordzéâm. Ça fonctionne très très bien. On l’a même joué en Allemagne, à Erlangen, près de Nuremberg, ça a été un succès. C’est un spectacle qui suscite beaucoup d’émotion. Certaines personnes repartent en pleurant.
On a été nombreux à apprécier votre refus de recevoir la Légion d’Honneur. Vu d’ici, ça paraissait assez naïf de vous la proposer. Il s’agissait d’incompétence notoire ou d’une tentative de musellement ?
Ça a sûrement été proposé par un fonctionnaire quelconque, certainement pour me faire plaisir. Il est mal tombé ! Est-ce que c’était une mise au pas ? Moi j’ai compris ça comme ça. Je veux garder ma liberté d’expression totale. Je ne veux pas recevoir de médaille, ou quoi que ce soit attribué par des gens auxquels je n’ai rien demandé et pour lesquels je n’ai strictement aucun respect et aucune considération. Je ne veux pas entendre parler de ces gens-là. C’est comme si on m’avait craché à la gueule, carrément. C’est de l’incompétence mais en plus ils pensaient me faire plaisir, c’est encore pire. Je ne sais pas… mais s’ils avaient lu un peu mes trucs, ils auraient bien vu… Enfin, j’en conclus qu’ils n’ont pas lu mes bouquins... Ou alors, c’est un ramassis de connards. Mon père a obtenu la Croix de Guerre. Je l’ai fait monter en porte clefs.
Lorsque j’ai lu "La mémoire des vaincus" de Michel Ragon, j’ai rêvé d’une illustration ou une adaptation par Tardi. Il me reste un espoir ?
Ça a été un projet. On en a parlé longuement avec Ragon, ça a été à deux doigts de se réaliser puis c’est tombé à l’eau. Je bossais sur PUTAIN DE GUERRE !
Comme dans le bouquin de Vautrin, Le Cri du Peuple, le personnage qu’on suit au cours de l’histoire, qui se trouve toujours au bon endroit au bon moment, est un prétexte à parler de l’Histoire. Mais dans le livre de Ragon, je n’avais pas l’impression d’avoir vraiment ce personnage, il n’a pas réellement une histoire personnelle en dehors de l’Histoire avec un grand H. Il n’a pas vraiment de vie propre, d’identité. Pour moi, le personnage, il faut qu’il ait des problèmes, qu’il soit un être humain pour qu’on s’attache à lui. C’était le fond de notre discussion avec Ragon. J’ai des projets en cours et puis je ne peux pas tout faire, hélas !
PAR : Loran
Groupe Béthune-Arras
de la Fédération anarchiste,
Groupe Béthune-Arras
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