Servitude, mode d’emploi
Note du CRML : Marine Tondelier [note], dans son discours, utilise la formule : « Pour reprendre La Boétie, "ils sont debout parce que nous sommes à genoux" ». Il est impossible de ne pas répondre à cette utilisation ininterrompue du Discours et de ce qu’il représente. Partant de cette réflexion, Louis Janover nous livre ici une note bibliographique au sujet d’ Étienne de La Boétie, Le Discours de la servitude volontaire. Texte établi par Malcolm Smith, annoté par Malcolm Smith et Michel Magnien. Transcription par Charles Teste. Avec des textes de Miguel Abensour – Arlette Jouanna – Francine Markovits et André Pessel – Pascal Quignard – James C. Scott. Paris, Klincksieck/Droz - 2022. 172 pages.
I
Le Discours de la servitude volontaire de La Boétie — qui s’il remonte loin dans le temps nous interroge toujours au présent — a été édité deux fois de nos jours dans une même collection au titre sans équivoque, « Critique de la politique ». Autrement dit, si on la replace dans son temps, la critique visait en premier lieu la doxa marxiste-léniniste qui dominait alors le monde de la pensée politique et réclamait des intellectuels qu’ils donnent justification à la forme nouvelle de la servitude volontaire. La collection a été fondée par Miguel Abensour et c’est Michèle Cohen-Halimi qui en a repris la direction à la mort de son fondateur, pour l’ouvrir sur l’avenir. 1976 - 2022 ! Cette distance est en elle-même un révélateur. Elle marque en effet deux temps dans l’histoire, deux directions dans lesquelles s’orientent les questions posées pour un refus radical de la servitude.
« L’effacement quasi total des références aux circonstances réelles qui ont accompagné la naissance du Discours explique son adaptabilité à des situations très diverses et lui a procuré un immense retentissement. Tout groupe se sentant victime d’une oppression a pu l’instrumentaliser à ses propres fins et lire en lui un appel à secouer le joug [note] . »
Arlette Jouanna nous offre ici, comme une introduction générale, la clef qui fait de cette nouvelle édition la seconde partie d’un même livre tout en apportant un éclairage nouveau au travail original. Qu’en serait-il aujourd’hui des « circonstances réelles » ? Quel appel à secouer le joug retentit aujourd’hui où toutes les circonstances qui régnaient lors de la première édition semblent s’être évanouies ? Où les « groupes » encore puissants dans les années soixante-dix ont disparu de l’histoire ou se sont transformés radicalement ?
La première édition était tournée vers les écrits des auteurs qui ont commenté et interrogé l’énigme à la lumière des luttes et des situations que l’histoire faisait surgir sous leurs pas et dans les luttes de la classe ouvrière [note] . Les textes de La Mennais (1835), Pierre Leroux (1847), Auguste Vermorel (1863), Gustav Landauer (1907), Simone Weil (1937) s’inscrivent dans ce mouvement de refus qui mettait en cause la servitude dite volontaire des exploités au nom de ce que Pierre Leroux, à la veille de la révolution de 1848, appelait une « déclamation philosophique et républicaine ».
La réponse qui affleure dans tous les textes réunis dans l’édition de 1976 nous fait entrevoir une prise de conscience des conditions historiques de la tyrannie. Le capitalisme en est encore au stade d’une accumulation primitive sauvage, et la révolte contre l’exploitation se lit à la lumière de ces nouvelles conditions de vie qui sont alors en train de se mettre en place, et achèvent en quelque sorte le cycle de la servitude. Les réponses apportées baignent dans la clarté utopique de la lutte pour l’émancipation, et la lutte des classes apparaît en quelque sorte comme l’aboutissement d’un combat mené dès les origines, et qui remet en cause les raisons de cette soumission pour faire apparaître une communion de nos volontés.
Ainsi donc, dans le fil de la première édition, c’est l’exploitation du travail dans le domaine industriel qui s’impose comme forme inédite de la servitude. D’où le feu couvant d’une insurrection nourrie de la misère, et l’émergence de cette révolte qui interroge les raisons pour lesquelles la servitude se présente sous des formes nouvelles en raison des transformations que prennent les moyens de maintenir les opprimés dans leur servage.
II
Les auteurs réunis dans le premier volume avaient fait apparaître de quoi étaient composées les différentes parties du corps de l’esclave et les formes de sa servitude, et ils entrevoyaient les moyens qu’il avait de reprendre son pouvoir en opposant à l’Un du tyran l’Union des forces du refus.
Dans la seconde édition, Arlette Jouanna, André Pessel, Francine Markovits, James C. Scott, Pascal Quignard, Miguel Abensour font entendre les résonances du Discours dans notre monde, dans un nouveau jeu de forces politique et social, une nouvelle position de la servitude marquée par la défaite du mouvement révolutionnaire né de l’industrialisation. Car le recours à la notion de servitude volontaire pour expliquer la situation dans laquelle se trouve aujourd’hui le peuple renvoie à la défaite des luttes par lesquelles il a tenté de sortir des mailles du filet de la mystification.
Après la ruine complète des tentatives de révolution et le discrédit porté sur le marxisme, il était inévitable, nous dit Paul Mattick, « que la vogue de la psychologie pénètre dans le mouvement ouvrier » et impose ses propres théories [note], comme l’interprétation des formes nouvelles de domination et d’obéissance.
Freud, dans L’Avenir d’une illusion, s’interroge sur cet enracinement dans la servitude que l’homme subit avant même qu’il ait conscience de sa dépendance. Là encore, la servitude volontaire est une formule pour désigner ce qui est gravé dans la condition humaine au-delà du cercle social.
« Cette identification des opprimés à la classe qui les gouverne et les exploite n’est cependant qu’une partie d’un plus vaste ensemble. Les opprimés peuvent par ailleurs être attachés affectivement à ceux qui les oppriment, et malgré leur hostilité contre ceux-ci voir en leurs maîtres leur idéal. Si de telles relations, au fond satisfaisantes, n’existaient pas, il serait incompréhensible que tant de civilisations aient pu se maintenir si longtemps malgré l’hostilité justifiée des foules [note]. »
Puisque ce serait en quelque sorte le mode de vie des oppresseurs qui suscite l’envie et sert de modèle, il est évident que la vie des opprimés ne trouve ses valeurs que dans la confrontation permanente muette avec ceux qui possèdent ce dont ils sont privés, et qui les en prive. La servitude volontaire apparaît alors comme la chose la plus involontaire du monde.
C’est la conscience née de la condition ouvrière qui a permis de replacer la servitude dans le cadre d’une explication des conflits et des hiérarchies qu’elle inclut. Ce sont les utopies ouvrières qui les premières ont compris que c’est seulement à un certain point atteint par la tyrannie que se trouveraient créées les conditions qui rendraient impuissant le tyran en neutralisant les effets de son pouvoir et feraient du sceptre un hochet ridicule parce que sans objet.
Rien de plus grotesque que les attributs du despotisme quand le terrain se dérobe sous les pas du despote
III
On peut dire que l’idée de servitude volontaire telle qu’elle s’impose dans notre société est elle-même l’instrument du pouvoir et sert à transformer des chaînes réelles, objectives, en chaînes idéales, objet de discussions et d’arguties sans fin dans une société où la classe révolutionnaire a disparu et où les partis d’opposition ne peuvent plus répondre de rien.
Nous sommes alors au cœur de ce qu’on pourrait définir comme l’énigme de la servitude volontaire contemporaine : si la servitude se rapportait à une forme d’obéissance volontaire, comment comprendre l’infinité des mesures destinées à l’inscrire dans la structure des institutions et des rapports sociaux pour faire de la démocratie représentative le nec plus ultra de ce dessaisissement ?
James C. Scott place son texte sous le signe de ce doute lancinant : « Je voudrais aussi contester l’idée de La Boétie selon laquelle le fait de n’avoir jamais connu la liberté ou le fait qu’elle soit absente de la mémoire collective priverait les subalternes des moyens même d’imaginer tant cette liberté que l’autonomie [note] ! »
Avant même que ne s’installent les normes de la servitude volontaire, il y a toujours un événement hors normes qui prépare cette adhésion. La privation ne fait-elle pas elle-même partie de la conscience de qui se sent privé ? Qui ne connaît l’expression de John Ball, l’un de ces prédicateurs millénaristes à l’origine d’un soulèvement des paysans : Quand Adam bêchait et qu’Ève filait, où donc était le gentilhomme ? Les formes mêmes de l’appel montrent bien que l’idée de vivre du travail d’autrui est un élément central de la servitude, rapport où se trouve pour chacun les raisons de l’obéissance. L’obéissance à la terre courbe alors le paysan devant le glaive et celle à l’industrie réclame du prolétaire une position qui le voue à la dépendance. Mais son servage contient en puissance sa liberté, puisque le pouvoir de ses maîtres dépend de lui et de sa révolte.
Les Grands ne sont grands que parce que nous sommes à genoux. Levons-nous ! L’appel traverse les siècles, et se résume pour les Grands à empêcher les petits de se lever ; à cela près que les Grands ont aujourd’hui appris à dissimuler leur volonté afin que les Petits croient pouvoir s’élever sans avoir à renverser la pyramide. En témoigne la référence permanente à se libérer de la servitude volontaire par les partis politiques qui sont en eux-mêmes les fonctionnaires attitrés de cette feinte-dissidence [note].
Les Niveleurs, qui firent entendre pendant la révolution d’Angleterre la parole des opprimés, désignaient le fruit des noces infernales de la Tyrannie et de l’Hypocrisie par le nom de Tyranipocrite, tyran fertile en ruses langagières et en iniquités destinées à duper le peuple révolté. Car si l’hypocrisie est indissociable de la tyrannie, chacune des deux imprime de manière plus ou moins prononcée selon les besoins sa marque dans l’énoncé du Discours au présent de manière à faire dire à l’histoire son contraire. La tyrannie s’exerce toujours au présent, mais l’hypocrisie sait varier dans le temps et se servir du passé pour justifier cette présence.
L’une ne se conçoit pas sans l’autre, et c’est la force de l’argument éditorial de les avoir articulés l’une sur l’autre, de sorte que cette double perspective couvre toute la problématique de la servitude volontaire et fait des deux volumes un seul sous le même titre. D’une part, la lutte contre la Tyrannie incite à découvrir les moyens de la révolte contre l’ordre existant, et ce qui pourrait être une société libre, d’autre part, la présence de l’Hypocrisie n’exclut pas la problématique de l’échec, donc que la tyrannie se réinstalle sous un visage différent. Mais le seul fait de poser la question sous cette forme montre que la servitude est non pas une acceptation, mais un ordre qui s’impose avant même que l’on ait pu concevoir son existence.
La vraie réponse consiste à montrer comment le grand nombre peut refuser cette condition malgré le fait que sa destinée la lui impose ; et comment la question doit être posée.
IV
Rousseau définit ainsi le contrat social de la servitude : « Vous avez besoin de moi, car je suis riche et vous êtes pauvre ; faisons donc un accord entre nous. Je permettrai que vous ayez l’honneur de me servir, à condition que vous me donnerez le peu qui vous reste, pour la peine que je prendrai à vous commander. »
Mais les formes d’obéissance et de commandement changent. Le riche prend le visage correspondant à un nouveau mode d’assujettissement lié au travail, et il est lui-même le produit d’une évolution. La servitude, fût-elle dite volontaire, se transmet et prend différentes formes, et elle nous ramène à un pourquoi et un comment qui excluent la forme consentie.
Des expressions sont apparues lors des luttes ouvrières qui tranchent le nœud de la servitude. Ce sont toujours les mêmes mots, ceux de “démocratie directe” et de “spontanéité” que fait entendre le “peuple souverain” en ces moments où il a réellement voix au chapitre. Nous voilà ramenés à la clef du mystère, aux rapports sociaux de production, étant entendu qu’à cet endroit domination et exploitation sont un seul et même concept ; et que cette unité du despotisme, scellé par le capitalisme, offrirait enfin à la révolte la possibilité d’éteindre le foyer central de l’oppression sans que la flamme s’en rallume aussitôt en d’autres points.
Nous le voyons, les deux éditions posent les deux questions fondamentales qui déterminent les critères de choix et l’orientation de lecture des textes. Chacune d’entre elles porte pourrait-on dire la légitimation de l’acte de révolte, mais dans un rapport différent à la servitude. L’une ou l’autre se lisent et s’analysent pour donner à la vie du peuple un sens de refus ou d’acceptation. La servitude volontaire est toujours fruit d’une lutte du tyran contre la révolte existante, autrement la question ne pourrait être posée.
Trois textes de Miguel Abensour réunis dans le second volume offrent en quelque sorte la synthèse des questions en suspens et qui rallument sans cesse la flamme du Discours : "Lettres et notes inédites sur La Boétie" ; "Du bon usage de l’hypothèse de la servitude volontaire" ; "Spinoza et l’épineuse question de la servitude volontaire".
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Dans un texte opportunément titré "Méditation sur l’obéissance et la liberté", Simone Weil soulignait : « La soumission du plus grand nombre au plus petit, ce fait fondamental de presque toute organisation sociale n’a pas fini d’étonner tous ceux qui réfléchissent un peu… […] Il y a près de quatre siècles, le jeune La Boétie, dans son Contre-un, posait la question. Il n’y répondait pas.» La question ne laisse pas de place à la réponse, car cette absence de réponse est la réponse même. Qu’en est-il du refus de cette soumission au regard de l’organisation sociale du monde réel [note] ? Le plus petit ne répond-il pas à l’insoumission du plus grand nombre en lui imposant un silence à la mesure de la volonté d’ignorer ce qu’il lui est préférable de ne pas entendre.
C’est Alfred Jarry qui nous fait entrer dans le système de cette liberté qui s’opposerait à la servitude volontaire sans avoir d’autre moyen que les mots pour la mettre en cause. Ubu nous livre la clef de cette parole qui ouvre toutes les portes, celle de la servitude comme celles de la liberté, dès lors que l’on sait que le mécanisme n’obéit qu’à la voix de celui qui prononce les mots magiques.
« Nous sommes libres de faire ce que nous voulons, même d’obéir ; d’aller partout où il nous plaît, même en prison ! La liberté, c’est l’esclavage ! »
« Vous savez mieux que moi la théorie de la liberté. Vous prenez celle de faire même ce qui est ordonné. Vous êtes un plus grand homme libre, Monsieur ? ... »
Ainsi parle aujourd’hui le Père Ubu : Vous êtes bien conscient, Monsieur, que la servitude ne peut être que volontaire, et que vous me servez parce que je vous laisse libre d’obéir !
Louis Janover