Pour une sociologie politique du capitalisme (2e partie)
Destruction de l’échange, ensecrètement et déni : où comment un système aussi immoral réussit à perdurer.
Article extrait du Monde libertaire n°1811 de novembre 2019
Cette rupture de la cohérence des échanges entre individus par le capitalisme provoque inévitablement la destruction des termes de l’échange non capitaliste : l’échange réciproque.
Historiquement, la première forme d’échange réciproque est le don et le contre-don. Dans son « Essai sur le don » publié en 1925, l’anthropologue Marcel Mauss a montré que le don est au fondement de la vie sociale car l’obligation de donner, de recevoir et de rendre est la condition de l’échange entre groupes sociaux différents. Si les raisons fondamentales de l’échange sont multiples, deux sont vitales : l’une parce qu’elle permet à un groupe de se reproduire par l’échange de femmes, condition de la prohibition de l’inceste qui touche toutes les sociétés (Lévi-Strauss 1968) et l’autre parce qu’elle évite la guerre : on n’entre pas en conflit avec quelqu’un qui nous est redevable ou auquel on est redevable. Ce dû n’est basé ni sur un rapport de force ni sur la raison économique ce qui fait que c’est son existence même qui est centrale (et non pas sa simple mesure) car elle conditionne la possibilité de la vie sociale. Comme le don implique le contre-don, ce n’est donc pas une action généreuse et il ne s’inscrit pas non plus dans une logique d’intérêt. La relation avec autrui qui passe par l’obligation de donner, de recevoir et de rendre, s’inscrit toujours dans les deux logiques. L’intégration sociale s’effectue ainsi par le biais de la participation à l’échange et comme le don appelle le contre-don, il instaure également le principe de reconnaissance politique mutuelle.
Mais le capitalisme nie les termes de l’échange réciproque car il s’affranchit des règles sociales les plus fondamentales. Nous l’avons dit plus haut, sa première forme est le capitalisme marchand au XVIe siècle. Sa doctrine en est le mercantilisme, qui fonde la richesse des États sur l’accumulation des réserves d’or et d’argent : la puissance du prince repose sur l’or et sa collecte par l’impôt, elle s’appuie sur les marchands et favorise le développement du commerce au long-cours, les excédents commerciaux devant permettre de financer l’industrialisation du pays. C’est ce qui va justifier la colonisation et le pillage de l’Amérique Latine dès la fin du XVe siècle : toutes les ressources naturelles et humaines ont été transformées en capital européen d’abord, puis nord-américain ensuite. Cette masse gigantesque de capitaux arrachés à l’Amérique latine va favoriser l’investissement en Europe, financer directement la création de manufactures et ainsi impulser l’industrialisation, empêchant le développement des pays pillés. Selon les données officielles citées par Eduardo Galeano dans son ouvrage Les veines ouvertes de l’Amérique Latine (Plon 1971), 90% de la population indienne du Mexique disparaît au cours du XVIe siècle (de 25,5 millions à 1,5 millions), 95% de celle du Pérou, principalement dans les mines, d’où le recours à la déportation et à la mise en esclavage de millions d’Africaines et d’Africains dès la fin du XVIe siècle. Toujours selon la même source, entre 1521 et 1660, ce sont 18 000 tonnes d’argent et 200 tonnes d’or qui sont transférées en Espagne. Au XVIIIe siècle, la Grande-Bretagne devient la première puissance mondiale grâce à l’or du Minas Geirais et au commerce des esclaves. La négation du statut d’Homme des non-Européens par les pays d’Europe occidentale légitime l’exploitation sans limite des richesses et des habitants ce qui débouchera sur des génocides. Le capitalisme procède donc par un échange particulier : celui qui, pour maximiser son profit, va jusqu’à détruire le partenaire de l’échange. En effet, son moteur est d’abord un processus d’extorsion de richesses puis l’exploitation des classes ainsi spoliées par un usage capitalistique de ces richesses. Il s’appuie donc dès sa naissance sur la force : les négociants sont toujours accompagnés d’une armée fournie par l’État. Ils entrent en relation, offrent des présents et en reçoivent puis ils négocient et trahissent leur parole, menacent et tuent pour posséder des richesses déjà constituées. La vertu pacifiante de l’échange réciproque, du fait des forces morales qui l’encadrent, disparaît, les fraudeurs sont quant à eux légitimés par le capitalisme car celui-ci admet la possibilité de soumettre totalement autrui, jusqu’à l’acheter et le réduire en force de production (en temps de paix), ou bien le tuer (en temps de guerre).
Comment ce système, destructeur des populations et de la nature depuis plus de cinq cents ans, peut-il perdurer malgré les multiples résistances qu’il rencontre ? Examinons donc cette première hypothèse de l’ensecrètement.
Le sociologue allemand Werner Sombart, qui, par ailleurs, n’était pas révolutionnaire pour un sou, écrivait dans son ouvrage Le capitalisme moderne paru en 1902 : « Le capitalisme domine le monde et fait danser nos hommes d’État comme des marionnettes sur un fil ». L’ensecrètement est une technique permettant de relier une marionnette à son contrôle (la croix d’attelle) par des fils en équilibrant le fantoche afin qu’il se déplace harmonieusement. Il donne donc vie à la marionnette. Il s’agit de l’élément constitutif de l’exploitation capitaliste, c’est-à-dire de l’activité de justification de cette exploitation. Comme les valeurs du capitalisme sont contradictoires avec les aspirations sociales fondamentales, cette légitimation ne peut être réalisée sans la construction d’un artefact (au sens de création artificielle) dont le cœur est l’idéologie libérale, et qui masque les véritables ressorts de l’économie capitaliste. Son fondement le plus puissant est une conception instrumentale de la science et de la technique au service de la communication, communication qui intègre à la fois la soumission du pouvoir politique, l’utilisation des organes de presse, la publicité et un usage spécifique de la science. Le principal enjeu de l’ensecrètement est de dissocier l’acte de production de celui de la consommation afin que leur acteur commun ne puisse pas les relier comme nous l’avons vu au début de cet article. Il s’agit bien de masquer l’exploitation de l’humain (le travail), de la nature (la terre) et des échanges (la monnaie) en vue de soustraire ce système de production et ces règles à la vue et au contrôle de la collectivité à laquelle elles s’imposent, quitte à manipuler « l’opinion ». La régulation de l’économie capitaliste est assurée par un nombre limité d’acteurs au pouvoir non légitime, non démocratique, par cooptation (le FMI et l’OMC en sont les meilleurs exemples). Il faut donc faire croire à la possibilité de pratiques sociales objectivées, indépendantes de tout choix politique, généralement en leur donnant une apparence scientifique, d’où le détournement des mathématiques, de la physique, de la chimie pour ce qui concerne les sciences expérimentales. Mais les sciences humaines ne sont pas épargnées non plus : la science économique dévoyée par une dizaine d’économistes néo-classiques à la fin du XIXe siècle, l’utilisation de la sociologie à des fins de marketing, de management... On assiste donc à une mise sous tutelle par une réduction simplificatrice ou instrumentale appliquée aux sciences qui se retrouvent ainsi réduites à l’état de techniques. L’exemple des normes est assez éclairant : il y a une redéfinition des normes en termes de nécessités techniques en lieu et place de la définition historique du droit, droit qui est une science normative, qui se construit dans le temps long, à travers les conflits sociaux et politiques (comme par exemple le droit du travail). Comme les procédures sont souvent très complexes, si des acteurs veulent contester, il leur faut des moyens financiers et politiques considérables, inaccessibles à un grand nombre d’entre eux, publics ou privés, y compris parfois à des États. Le summum de l’ensecrètement est de faire accepter l’idée que des décisions politiques se résument en des ajustements techniques s’appuyant sur des résultats scientifiques et ayant par conséquent valeur universelle : on prolonge par exemple l’utilisation du glyphosate (ajustement technique s’appuyant sur nombre d’études bidonnées) sinon le revenu des agriculteurs diminuerait de 30%... L’utilisation de la science par le capitalisme justifie ainsi des réponses de nature technique à des questions d’ordre politique ce qui engendre un déficit sur le champ de la décision démocratique au profit du pouvoir des experts.
Groupe Nous-Autres
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le 4 décembre 2019 13:39:06 par Rosenklippe |
Concrètement, l’idée de l’échange comme étant dévoyé par le système capitaliste remonte déjà à Proudhon, qui voulait créer un système rétablissant la "réciprocité" des agents économiques. Il entendait ainsi établir le mutuellisme ( le règne de l’échange véritablement égalitaire ) en supprimant l’ "aubaine" capitaliste ( un équivalent theorique à la "plus-value" théorisée par Marx ) tirée par la classe possédante par le biais du salariat -échange inégal entre le travailleur et son employeur-, du crédit, de la rente, des spéculateurs et des intermédiaires sur le marché.
D’où l’idée de rétablir la justice dans les transactions entre autre par la fin de la propriété, l’établissement de coopératives de production et de consommation, et la réalisation du crédit gratuit.