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par Jean-Manuel Traimond • le 13 septembre 2021
Permittents perturbateurs
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Article extrait du Monde libertaire n°1830 de juillet/août 2021
Permittents ? Mme Bornée, ministre du Travail, juge « intermittent.e » toute personne dont l’activité productive ne se déroule pas 8 heures par jour / 38 heures par semaine. Elle y voit le signe d’une coupable paresse, du blâmable refus de traverser la rue pour décrocher l’emploi stable et régulier qui seul mérite le nom de « travail ». Nous sommes pourtant quelques millions à travailler en permanence hors du schéma 8 heures par jour, 38 heures par semaine. Et notre nombre augmente chaque jour. D’où le juste néologisme « permittence ».
Sans permittence, l’économie s’écroule ; car permittence a pour synonyme précarité. Précarité a pour conséquence, pauvreté. Une personne pauvre et précaire est une personne qu’un patron peut payer des clopinettes. S’il la paye ! (Stagiaire, vous avez dit stagiaire ?) Comme notre nombre augmente, le nombre de personnes qu’on paye des clopinettes augmente, donc les bénéfices augmentent. C’est mathématique. Enfin, économique, plutôt.
Pourtant, dès 1936, les producteurs de cinéma savaient que s’ils voulaient que des plâtriers, électriciens, menuisiers, etc. soient disponibles quand on en aurait besoin, il fallait éviter qu’ils aillent travailler ailleurs. Et donc les payer pendant les périodes creuses. Lors des Trente Glorieuses, le nombre des permittent.e.s et des métiers permittents explosa. L’assurance-chômage fut créée en 1958, puis sa variante appliquée aux intermittent.e.s du spectacle fut étendue à d’autres métiers. Par exemple le mien, guide-conférencière (85% de mes collègues sont des femmes). Les touristes voyageant quand ça leur chante, nous nous escrimons parfois 18 heures par jour 15 jours de suite. Puis 10 jours sans rien. Puis 4 agences différentes réclament le même week-end du 22 au 23. Puis 3 jours sans rien. Puis trois Louvre de suite en deux jours. Puis… etc. Il y a des mois à 300 heures, des mois à 12 heures, des mois sans rien. Pendant « rien », nous touchions des indemnités. Jusqu’en 2014, le système fonctionna.
Mais, trahisons socialistes et mépris de classe libéral obligent, les conditions se dégradèrent vite, les bonnets blancs - blancs bonnets ébouillantant la grenouille (une grenouille mise dans de l’eau froide n’en sautera pas. Pas non plus quand on tiédit un peu l’eau. Mais de tiédissement en tiédissement, on l’ébouillante, la grenouille !). Les intermittent.e.s hors du spectacle furent frappé.e.s en premier, vu la combativité des intermittent.e.s du spectacle.
Pire, un œuf de serpent avait déjà éclos en 2009 : le statut d’auto-entrepreneur. On le prétendit créé pour aider les salariés (virils, travailleurs, pas flemmards, les ceusses qui se retroussent les manches et n’attendent pas de traverser la rue) à créer leur propre entreprise. En réalité, l’idée était de libérer les vraies entreprises, les vrais patrons, des lourdes chaînes appelées « cotisations sociales » et « protection de l’emploi » ; un autoentrepreneur touche zéro assurance-chômage et pas grand-chose pour sa retraite. Et comme il s’agit d’un fournisseur et non d’un salarié, on le prend et on le jette.
Dans mon métier, nous sommes une vaste majorité d’autoentrepreneuses, puisqu’ aucune agence de voyage, hôtel, comité d’entreprise, municipalité, etc. ne veut salarier, même pour une demi-journée, une guide-conférencière.
Puis le coronavirus frappa.
Longtemps.
Toute l’année 2020.
Zéro touriste. Zéro spectacle. Zéro restauration, zéro événementiel. Alors en 2021, pour des centaines de milliers de personnes, les indemnités chômage cessèrent d’être versées, puisque les heures de travail de 2019, celles qui avaient donné droit aux indemnités de 2020, étaient épuisées.
Il y a eu des divorces. Des suicides. Des retours chez Papa-Maman… à 45 ans. Des retours en coloc’. Des grossesses remises aux calendes grecques. Des expulsions. Jean-Louis Barrault a décrit la réaction gouvernementale il y a longtemps : « la dictature c’est ferme ta gueule, la démocratie c’est cause toujours. ». On écoute les protestations. On les écoute. Oui, on les écoute. Et d’ailleurs, on les écoute. Après quoi, on les écoute.
La colère monta.
Chez les guides-conférencières, une profession où beaucoup croient que « je-suis-du-côté-du-manche, en-tout-cas-je-ne-suis-pas-une-pue-la-sueur », nous nous retrouvions, aux grandes heures d’indignation, à battre le pavé à deux cent mètres du ministère du Travail, toutes ensembles, oh, bien trente. Membres pour la plupart du seul syndicat de combat de la profession, le SPGIC.
Et puis, la jonction se fit avec les maîtres d’hôtel, les extras, les accompagnatrices.
Et puis, « L’Odéon est occupé ! » L’Odéon ??? Comme en Mai ?
On y va !
Depuis le 4 mars 2021 15h, l’Odéon était occupé.
Par qui ? Par la CGT !
La CGT ? Oui, enfin, la CGT-spectacle. Mais, ô joie, ô bonheur, si la CGT a apporté expérience, ressources, sens pratique, dévouement, assiduité, ponctualité, organisation (excusez du peu !), elle n’a absolument pas phagocyté le mouvement, qui dès le départ, s’est voulu aussi ouvert que possible, d’abord à tou.te.s les intermittent.e.s de l’emploi (donc pas que du spectacle), et à toutes les autres luttes, à toutes les organisations, du moins celles qui se battent. « Dans le sillage des rond-points, occupons l’Odéon ». D’accord, les rond-points n’ont pas de sillage… mais tout le monde a compris.
Et quelles excellentes revendications !
Par exemple : « les droits sociaux doivent être maintenus, renforcés et devenir des droits sociaux attachés à la personne, au bénéfice de tou·te·s, indépendamment de l’âge ou du parcours professionnel. » En clair, tout le monde, vraiment tout le monde, doit toucher des indemnités de chômage, dès qu’on ne travaille plus, quel que soit le nombre d’heures travaillées précédemment.
Et : « Le retrait, pur, simple et définitif de la réforme de l’assurance-chômage » Parce qu’il ne s’agit pas d’une réforme, mais d’une destruction. Le sociologue Matthieu Grégoire s’est livré à quelques calculs révélateurs : Bornée & Maquereau proposent des changements de calcul des indemnités qui n’ont l’air de rien. Mais…
- Pour avoir accès aux indemnités, avant, il fallait avoir travaillé 4 mois ; avec la réforme, 6. Or il y a des métiers où l’on ne travaille PAS 6 mois dans l’année (le mot « saisonnier », ça vous parle ?). Et l’accès aux indemnités, c’est souvent urgent. Un gosse, ça a faim aujourd’hui, pas dans six mois.
- Avant, une personne ayant travaillé 6 mois au SMIC (1230 euros net par mois) touchait 975 euros par mois (champagne !) ; mais avec la réforme ce sera 659 euros par mois (mousseux !). 975 euros, pour une célibataire, c’est loyer + pâtes. 659 euros, c’est loyer ou pâtes. Et pour une célibataire avec deux mômes, c’est Restos du Cœur.
- Avant, le montant des indemnités correspondait au total des salaires perçus divisé par le nombre de jours travaillés ; avec la réforme ce sera le total des salaires perçus sur les 24 derniers mois divisé par le nombre de jours entre le premier et le dernier contrat ; ça, on n’y comprend rien, n’est-ce pas ? Mais ça signifie que le montant des indemnités versées pour un même montant de salaires perçus pourra varier… de 1 à 50 !
Si le saccage est bien mis en place le 1er juillet comme le souhaitent Bornée & Maquereau, 1,7 millions de personnes vont perdre partiellement ou totalement leurs indemnités. Et ceci alors qu’en dépit des chiffres officiels, en 2019, 6 chômeur.se.s sur 10 n’étaient pas indemnisé.e.s. On passera à 8 sur 10 pas indemnisé.e.s ! Ces sans-emploi non indemnisé.e.s n’auront d’autres perspectives que le RSA, soit 565 euros 34 centimes par mois (cidre !).
En d’autres termes, Bornée et Maquereau veulent sciemment pousser des millions de gens dans la misère. Tenez-vous bien, les prestations versées au titre de l’indemnisation du chômage ont totalisé moins de 50 milliards d’euros en 2021 : donc moins que les 64 milliards d’euros d’augmentation de la fortune du seul Bernard Arnaud… ne parlons pas de François Pinault, Patrick Drahi, Liliane Bettencourt, Xavier Niel, etc.
Se battre. Mais séduire, charmer, aussi. Pas le pouvoir, bien sûr, le public.
Une lutte joyeuse attire plus de monde qu’un combat à la triste figure. De ce point de vue, quelle extraordinaire réussite que cette occupation ! J’ai vécu quatre ans dans la plus belle, la plus drôle, la plus inventive, la plus poétique occupation du monde, Christiania à Copenhague. À ma complète stupéfaction, j’ai retrouvé beauté, humour, invention, poésie à l’Odéon. Plus exactement, sur la place de l’Odéon, pendant les « agoras », AG ouvertes à tou.te.s. On y dansait. Vieux clous et jeunettes ; maîtres d’hôtel en cravate et Rosies en bleus de travail et gants de vaisselle jaunes ; travailleuses transgenres du sexe et intellos chauds bouillants ; Gilets jaunes à bedon et militants méchants ; blueswomen déchaînées et guides-conférencières déperlouzées ; poètes boliviens et clowns limousins, femmes de chambre ghanéennes et jardiniers de la Ville de Paris… on y a même dansé une danse collective (Nelken Line) inventée par Pina Bausch ! On y a dansé au son de groupes napolitains, colombiens, jazz, punk, blues, soul, rock, on-ne-sait-pas-ce-que-c’est-mais-on-s’en-fout-ça-t’agrippe-le-cul. On y a chanté. Chanté « El pueblo unido… » avec un orchestre philharmonique. El pueblo unido, les occupant.e.s le mimaient et le scandaient à chaque début d’agora, de là-haut, de la terrasse néo-classique de l’édifice néo-classique qu’est l’Odéon, et en bas, sur la place néo-classique, parfois sous le regard de flics en Robocop, ça dansait.
Et ça débattait.
Et ça écoutait Denis Gravouil, Samuel Churin, Barbara Stiegler, Bernard Friot, Christelle et Marc et Pierre et Victoria et Hacène et Sophie et une flopée de personnes équipées de cerveaux. Et les poèmes hurlés depuis la terrasse par d’excellentissimes acteurs. Et les récits terribles, poignants des auxiliaires de vie qui débarquent chez des clientes en plein Alzheimer qu’il va quand même falloir, très littéralement, torcher ; les récits terribles, poignants, et parfois exaltants (bravo les femmes de ménage des Batignolles !) de luttes venant de toute la France, dans toute la France. D’ailleurs, il y a eu 130 luttes et occupations électrisées par celle de l’Odéon. Parfois soutenues par les municipalités, parfois combattues comme à Rosny-sous-Bois où le maire a obligé les agents municipaux à tracter un torchon où était écrit « théâtre occupé = culture sacrifiée ». M. le Directeur du Théâtre National de l’Odéon, lui, ordonna à ses vigiles de garder toutes les grilles fermées pendant les 80 jours de l’occupation ; on ne pouvait parler aux occupant.e.s qu’à travers de lourdes grilles, comme au zoo ou au bagne. Et les lumières restaient allumées toute la nuit, là où dormaient les 42 occupant.e.s (par jour… mais au total 500 personnes sont passées par l’intérieur de l’Odéon). Qui ont bossé chaque jour, toute la journée, d’arrache-pied pour la convergence des luttes, pour faire venir aux agoras toutes ces personnes extraordinaires, pour que le mouvement tente de secouer le pays, pour se coordonner avec ces 130 autres lieux occupés ou réveillés.
Enfin, la réouverture des salles de spectacle arriva.
M. le Directeur pleura misère : les méchants occupants rendaient impossible la contemplation d’Isabelle Huppert dans La Ménagerie de Verre. Mensonge éhonté, les occupant.e.s ayant proposé un système qui n’aurait dérangé aucun spectacle. Alors, devant la mauvaise foi du laquais en chef, poudre d’escampette ! Le 23 mai, à 6 h du matin, sans prévenir, l’occupation s’évadait de l’Odéon, pas un papier gras, pas une rayure, aucun dégât.
Depuis, le combat continue, au 104.
L’agenda des luttes est sur occupationodeon.com…
Jean-Manuel Traimond
Sans permittence, l’économie s’écroule ; car permittence a pour synonyme précarité. Précarité a pour conséquence, pauvreté. Une personne pauvre et précaire est une personne qu’un patron peut payer des clopinettes. S’il la paye ! (Stagiaire, vous avez dit stagiaire ?) Comme notre nombre augmente, le nombre de personnes qu’on paye des clopinettes augmente, donc les bénéfices augmentent. C’est mathématique. Enfin, économique, plutôt.
Pourtant, dès 1936, les producteurs de cinéma savaient que s’ils voulaient que des plâtriers, électriciens, menuisiers, etc. soient disponibles quand on en aurait besoin, il fallait éviter qu’ils aillent travailler ailleurs. Et donc les payer pendant les périodes creuses. Lors des Trente Glorieuses, le nombre des permittent.e.s et des métiers permittents explosa. L’assurance-chômage fut créée en 1958, puis sa variante appliquée aux intermittent.e.s du spectacle fut étendue à d’autres métiers. Par exemple le mien, guide-conférencière (85% de mes collègues sont des femmes). Les touristes voyageant quand ça leur chante, nous nous escrimons parfois 18 heures par jour 15 jours de suite. Puis 10 jours sans rien. Puis 4 agences différentes réclament le même week-end du 22 au 23. Puis 3 jours sans rien. Puis trois Louvre de suite en deux jours. Puis… etc. Il y a des mois à 300 heures, des mois à 12 heures, des mois sans rien. Pendant « rien », nous touchions des indemnités. Jusqu’en 2014, le système fonctionna.
Mais, trahisons socialistes et mépris de classe libéral obligent, les conditions se dégradèrent vite, les bonnets blancs - blancs bonnets ébouillantant la grenouille (une grenouille mise dans de l’eau froide n’en sautera pas. Pas non plus quand on tiédit un peu l’eau. Mais de tiédissement en tiédissement, on l’ébouillante, la grenouille !). Les intermittent.e.s hors du spectacle furent frappé.e.s en premier, vu la combativité des intermittent.e.s du spectacle.
Pire, un œuf de serpent avait déjà éclos en 2009 : le statut d’auto-entrepreneur. On le prétendit créé pour aider les salariés (virils, travailleurs, pas flemmards, les ceusses qui se retroussent les manches et n’attendent pas de traverser la rue) à créer leur propre entreprise. En réalité, l’idée était de libérer les vraies entreprises, les vrais patrons, des lourdes chaînes appelées « cotisations sociales » et « protection de l’emploi » ; un autoentrepreneur touche zéro assurance-chômage et pas grand-chose pour sa retraite. Et comme il s’agit d’un fournisseur et non d’un salarié, on le prend et on le jette.
Dans mon métier, nous sommes une vaste majorité d’autoentrepreneuses, puisqu’ aucune agence de voyage, hôtel, comité d’entreprise, municipalité, etc. ne veut salarier, même pour une demi-journée, une guide-conférencière.
Puis le coronavirus frappa.
Longtemps.
Toute l’année 2020.
Zéro touriste. Zéro spectacle. Zéro restauration, zéro événementiel. Alors en 2021, pour des centaines de milliers de personnes, les indemnités chômage cessèrent d’être versées, puisque les heures de travail de 2019, celles qui avaient donné droit aux indemnités de 2020, étaient épuisées.
Il y a eu des divorces. Des suicides. Des retours chez Papa-Maman… à 45 ans. Des retours en coloc’. Des grossesses remises aux calendes grecques. Des expulsions. Jean-Louis Barrault a décrit la réaction gouvernementale il y a longtemps : « la dictature c’est ferme ta gueule, la démocratie c’est cause toujours. ». On écoute les protestations. On les écoute. Oui, on les écoute. Et d’ailleurs, on les écoute. Après quoi, on les écoute.
La colère monta.
Chez les guides-conférencières, une profession où beaucoup croient que « je-suis-du-côté-du-manche, en-tout-cas-je-ne-suis-pas-une-pue-la-sueur », nous nous retrouvions, aux grandes heures d’indignation, à battre le pavé à deux cent mètres du ministère du Travail, toutes ensembles, oh, bien trente. Membres pour la plupart du seul syndicat de combat de la profession, le SPGIC.
Et puis, la jonction se fit avec les maîtres d’hôtel, les extras, les accompagnatrices.
Et puis, « L’Odéon est occupé ! » L’Odéon ??? Comme en Mai ?
On y va !
Depuis le 4 mars 2021 15h, l’Odéon était occupé.
Par qui ? Par la CGT !
La CGT ? Oui, enfin, la CGT-spectacle. Mais, ô joie, ô bonheur, si la CGT a apporté expérience, ressources, sens pratique, dévouement, assiduité, ponctualité, organisation (excusez du peu !), elle n’a absolument pas phagocyté le mouvement, qui dès le départ, s’est voulu aussi ouvert que possible, d’abord à tou.te.s les intermittent.e.s de l’emploi (donc pas que du spectacle), et à toutes les autres luttes, à toutes les organisations, du moins celles qui se battent. « Dans le sillage des rond-points, occupons l’Odéon ». D’accord, les rond-points n’ont pas de sillage… mais tout le monde a compris.
Et quelles excellentes revendications !
Par exemple : « les droits sociaux doivent être maintenus, renforcés et devenir des droits sociaux attachés à la personne, au bénéfice de tou·te·s, indépendamment de l’âge ou du parcours professionnel. » En clair, tout le monde, vraiment tout le monde, doit toucher des indemnités de chômage, dès qu’on ne travaille plus, quel que soit le nombre d’heures travaillées précédemment.
Et : « Le retrait, pur, simple et définitif de la réforme de l’assurance-chômage » Parce qu’il ne s’agit pas d’une réforme, mais d’une destruction. Le sociologue Matthieu Grégoire s’est livré à quelques calculs révélateurs : Bornée & Maquereau proposent des changements de calcul des indemnités qui n’ont l’air de rien. Mais…
- Pour avoir accès aux indemnités, avant, il fallait avoir travaillé 4 mois ; avec la réforme, 6. Or il y a des métiers où l’on ne travaille PAS 6 mois dans l’année (le mot « saisonnier », ça vous parle ?). Et l’accès aux indemnités, c’est souvent urgent. Un gosse, ça a faim aujourd’hui, pas dans six mois.
- Avant, une personne ayant travaillé 6 mois au SMIC (1230 euros net par mois) touchait 975 euros par mois (champagne !) ; mais avec la réforme ce sera 659 euros par mois (mousseux !). 975 euros, pour une célibataire, c’est loyer + pâtes. 659 euros, c’est loyer ou pâtes. Et pour une célibataire avec deux mômes, c’est Restos du Cœur.
- Avant, le montant des indemnités correspondait au total des salaires perçus divisé par le nombre de jours travaillés ; avec la réforme ce sera le total des salaires perçus sur les 24 derniers mois divisé par le nombre de jours entre le premier et le dernier contrat ; ça, on n’y comprend rien, n’est-ce pas ? Mais ça signifie que le montant des indemnités versées pour un même montant de salaires perçus pourra varier… de 1 à 50 !
Si le saccage est bien mis en place le 1er juillet comme le souhaitent Bornée & Maquereau, 1,7 millions de personnes vont perdre partiellement ou totalement leurs indemnités. Et ceci alors qu’en dépit des chiffres officiels, en 2019, 6 chômeur.se.s sur 10 n’étaient pas indemnisé.e.s. On passera à 8 sur 10 pas indemnisé.e.s ! Ces sans-emploi non indemnisé.e.s n’auront d’autres perspectives que le RSA, soit 565 euros 34 centimes par mois (cidre !).
En d’autres termes, Bornée et Maquereau veulent sciemment pousser des millions de gens dans la misère. Tenez-vous bien, les prestations versées au titre de l’indemnisation du chômage ont totalisé moins de 50 milliards d’euros en 2021 : donc moins que les 64 milliards d’euros d’augmentation de la fortune du seul Bernard Arnaud… ne parlons pas de François Pinault, Patrick Drahi, Liliane Bettencourt, Xavier Niel, etc.
Se battre. Mais séduire, charmer, aussi. Pas le pouvoir, bien sûr, le public.
Une lutte joyeuse attire plus de monde qu’un combat à la triste figure. De ce point de vue, quelle extraordinaire réussite que cette occupation ! J’ai vécu quatre ans dans la plus belle, la plus drôle, la plus inventive, la plus poétique occupation du monde, Christiania à Copenhague. À ma complète stupéfaction, j’ai retrouvé beauté, humour, invention, poésie à l’Odéon. Plus exactement, sur la place de l’Odéon, pendant les « agoras », AG ouvertes à tou.te.s. On y dansait. Vieux clous et jeunettes ; maîtres d’hôtel en cravate et Rosies en bleus de travail et gants de vaisselle jaunes ; travailleuses transgenres du sexe et intellos chauds bouillants ; Gilets jaunes à bedon et militants méchants ; blueswomen déchaînées et guides-conférencières déperlouzées ; poètes boliviens et clowns limousins, femmes de chambre ghanéennes et jardiniers de la Ville de Paris… on y a même dansé une danse collective (Nelken Line) inventée par Pina Bausch ! On y a dansé au son de groupes napolitains, colombiens, jazz, punk, blues, soul, rock, on-ne-sait-pas-ce-que-c’est-mais-on-s’en-fout-ça-t’agrippe-le-cul. On y a chanté. Chanté « El pueblo unido… » avec un orchestre philharmonique. El pueblo unido, les occupant.e.s le mimaient et le scandaient à chaque début d’agora, de là-haut, de la terrasse néo-classique de l’édifice néo-classique qu’est l’Odéon, et en bas, sur la place néo-classique, parfois sous le regard de flics en Robocop, ça dansait.
Et ça débattait.
Et ça écoutait Denis Gravouil, Samuel Churin, Barbara Stiegler, Bernard Friot, Christelle et Marc et Pierre et Victoria et Hacène et Sophie et une flopée de personnes équipées de cerveaux. Et les poèmes hurlés depuis la terrasse par d’excellentissimes acteurs. Et les récits terribles, poignants des auxiliaires de vie qui débarquent chez des clientes en plein Alzheimer qu’il va quand même falloir, très littéralement, torcher ; les récits terribles, poignants, et parfois exaltants (bravo les femmes de ménage des Batignolles !) de luttes venant de toute la France, dans toute la France. D’ailleurs, il y a eu 130 luttes et occupations électrisées par celle de l’Odéon. Parfois soutenues par les municipalités, parfois combattues comme à Rosny-sous-Bois où le maire a obligé les agents municipaux à tracter un torchon où était écrit « théâtre occupé = culture sacrifiée ». M. le Directeur du Théâtre National de l’Odéon, lui, ordonna à ses vigiles de garder toutes les grilles fermées pendant les 80 jours de l’occupation ; on ne pouvait parler aux occupant.e.s qu’à travers de lourdes grilles, comme au zoo ou au bagne. Et les lumières restaient allumées toute la nuit, là où dormaient les 42 occupant.e.s (par jour… mais au total 500 personnes sont passées par l’intérieur de l’Odéon). Qui ont bossé chaque jour, toute la journée, d’arrache-pied pour la convergence des luttes, pour faire venir aux agoras toutes ces personnes extraordinaires, pour que le mouvement tente de secouer le pays, pour se coordonner avec ces 130 autres lieux occupés ou réveillés.
Enfin, la réouverture des salles de spectacle arriva.
M. le Directeur pleura misère : les méchants occupants rendaient impossible la contemplation d’Isabelle Huppert dans La Ménagerie de Verre. Mensonge éhonté, les occupant.e.s ayant proposé un système qui n’aurait dérangé aucun spectacle. Alors, devant la mauvaise foi du laquais en chef, poudre d’escampette ! Le 23 mai, à 6 h du matin, sans prévenir, l’occupation s’évadait de l’Odéon, pas un papier gras, pas une rayure, aucun dégât.
Depuis, le combat continue, au 104.
L’agenda des luttes est sur occupationodeon.com…
Jean-Manuel Traimond
PAR : Jean-Manuel Traimond
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