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par Cyrille le 4 février 2019

Maia l’abeille où l’histoire d’un gilet jaune et noir

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Article extrait du Monde libertaire n°1802 de janvier 2019
Je vais tenter de retracer ces quelques semaines passées, où durant le mouvement dit des gilets jaunes, j’ai à ma manière participé. Ce qui me semble intéressant, c’est que mon regard de militant libertaire a été et est encore déboussolé. Quand je dis à ma manière, c’est pour dire que j’ai plusieurs fois oscillé entre rejet total et participation sans réserve.




--Avant le 17
Avant le 17 novembre, je me suis moqué des échanges sur les réseaux sociaux, des appels à rouler moins cher. Autour de moi pareil. A l’exception d’un copain ouvrier qui déclarait que c’est pas avec l’écologie punitive qu’on allait faire adhérer les gens qui à la campagne doivent tout le temps rouler. Je pense que sur les réseaux je ne voyais que les slogans qui me dérangeaient et ignorais les autres.

--17 Novembre
Le 17 novembre, je suis allé observer. J’ai été estomaqué. 5000 personnes qui bloquaient la zone commerciale Poitiers sud/Auchan. C’est à dire l’axe Poitiers-Angoulême,Niort, Bordeaux. Il y avait eu 3000 personnes le matin à Châtellerault (ville ouvrière de 30 000 habitants) qui bloquaient l’autoroute et l’axe Poitiers-Tours.

--18 Novembre

Le 18 Novembre, je suis allé rejoindre les gilets jaunes à la zone Poitiers sud. Il y avait quelques centaines de personnes. Je vois un camarade avec qui j’échange. Il m’explique que les revendications sont beaucoup plus sociales, que la question de l’écologie n’est pas ignorée et que l’ISF est une question qui revient, que ce sont des gens qui n’ont jamais milité. On parle du drapeau français, de la Marseille qui est chantée, et il apparaît qu’en fait pour les personnes sans histoire de lutte ouvrière, ce sont les seuls symboles en commun. Ce qui ressort c’est également un sentiment d’être méprisé, méprisé en tant que classe populaire. Le camarade qui est enseignant m’explique que du côté de ses collègues il y a un profonde moquerie sur le mouvement.
La semaine suivante, j’ai l’impression d’aller vers la transgression, je mets mon gilet sur le pare-brise, le jaune pour un syndicaliste c’est pas facile à sortir. Je rejoins les pages facebook des GJ de Poitiers et de Melle (ville des Deux-Sèvres).

--24 Novembre
Le 24 Novembre, on rejoint (à 3), le rond point stratégique de Melle (axe Limoges/Niort-Saintes/Poitiers). Au plus fort de cette journée, nous serons environ 300, sur une ville de 3000 habitants. Les participants sont les gens que l’on ne voit jamais, même en ville dans la vie quotidienne. Précaires, chômeurs, intérimaires, artisans, ouvriers. Les échanges portent sur la finance, la question de la dette illégitime. Étrange pour moi de voir sur un gilet « A bas le capitalisme, avec un dessin de Marianne ». Il y a un rejet de toute la classe politique. Certains tiennent (aujourd’hui 15 décembre) encore sur ce rond point tous les jours depuis le 17 novembre. C’est devenu leur vie quotidienne. D’autres comme nous viennent plusieurs heures, puis sont remplacés par d’autres.

--8 Décembre
Le 8 décembre ainsi nous étions une cinquantaine, puis une petite centaine. D’un seul coup je me suis rendu compte que deux heures après, 80% des gens n’étaient plus les mêmes. Ce jour, là, plusieurs personnes venaient pour la première fois. Il y a une énorme rotation.
La semaine, le soir, je fais mon troll sur les réseaux. La page de Melle, a plus de 1000 abonnés. Et sommes toute, quand je rapporte à 3 semaines d’échanges, très peu de propos racistes ou autres. Un peu de choses sur Chouard, sur le pacte de Marrakech. Mais quand une personne publie un truc louche, il y a en a 10 qui disent que ça a rien à voir. Au 8 décembre, sur ce rond point, il y a une grande cabane, faite de bois et bâche transparente, des toilettes, un groupe électrogène. Il y a deux points de feux. Il y a une guérite à l’autre bout du rond point. Une troisième cabane, plus petite. Quand au milieu du rond-point, canapé, constructions en palette, sapins de noël. Il y a de grand panneaux Paix et Amours. Il n’y a pas besoin d’argent, tant les dons affluent, des particuliers mais aussi des magasins, et que chacun d’entre nous apporte des choses. Interdiction de l’alcool. On comprend que cela n’a pas été de soi au début.
Le 8 décembre nous sommes 5 copains, copines. Mais il n’y a toujours pas besoin de nous pour entendre que c’est le capitalisme, la finance le problème. On échange beaucoup sur la baisse de la consommation ou de la production constatée dans les usines ou les magasins. Rationnellement, elle ne peut pas être due à un effet direct de la présence sur les rond-points. Il y a autre chose, grève de la consommation ?, baisse du pouvoir d’achat, prudence face à l’avenir ? rumeurs en tous genres ?

Je ne peux m’empêcher d’avoir mes lunettes d’historien et en même temps celles de quelqu’un qui il y a encore 7 ans, avait la condition de salarié précaire et animateur d’un syndicat de précaires.
Je me rends compte de la fracture qui s’est opérée dans la classe depuis nos mouvements des années 98-2000. On est plusieurs à partager un sentiment de trahison, d’avoir trahi, de s’être enfermé dans des luttes spécifiques, que la classe s’est coupée en deux et pourtant nos niveaux de vie ne sont pas beaucoup plus élevés que ceux des autres gens sur le rond point. La fracture culturelle est importante. Sur les ronds points, sont présents, ceux qui ne bénéficient pas de la culture subventionnée, et paient plein pot une culture méprisée par beaucoup d’entre nous, il faut le reconnaître.

Je suis surpris de voir qu’il y a une volonté de démocratie directe, d’égalitarisme, d’autorité et d’ordre moral en même temps. Mais si je reprends les révoltes ouvrières, il y a toujours eu cela. L’égalitarisme est véritablement une constante française depuis 250 ans, et il est incroyable de le voir persister à ce point. Le désordre moral c’est pour les bourgeois qui se gavent de tout sans retenues. L’ennemi c’est Macron. Une haine partagée par tous les gens, car il incarne, l’hédonisme sécuritaire : « vous pouvez tout faire à part parler des inégalités sociales ».

Il y a eu un post, un soir, sur notre page « il y a tout pour les migrants et les lgbt et rien pour nous »-Bien sûr, il s’est fait rembarrer. Cependant, cela s’explique par un sentiment d’abandon, y compris par les syndicats : « On est des français ruraux pauvres et il y a rien pour nous, on parle jamais de nous ». Un sentiment que les médias parlent plus des problèmes des minorités que des leurs. J’ai abordé la question des étrangers sans s’attendre qu’on me l’impose, sur le rond point, avec plusieurs, en disant que oui « certains arabes posent problèmes, ce sont les émirs du Quatar, et que ceux là ils sont protégés par Macron » et ça fait rire.

Très rapidement, la question sociale est devenue centrale. Le problème est la question de l’organisation. Il y a une grande peur d’être récupéré, un tel rejet de la démocratie représentative, qu’on est vraiment, en tout cas, entre le 1 et le 8 décembre, dans un phénomène, d’émeute, d’insurrection (même pacifiste) ou pré-révolutionnaire. A Melle la question du RIC ou RIP devient centrale dès le 24 Novembre, comme moyen d’obtenir légalement une constituante, tandis qu’à Poitiers c’est l’idée d’une Constituante directe, sans passer par les institutions qui domine les idées encore hier 15 décembre.

En trois semaines, on a vu, les commerçants vite s’en aller, et petit à petit les militants de gauche adhérer ou venir.

--14 décembre
Poitiers le 14 décembre. Je rejoins la manif CGT, je retrouve des amis. On est 700. la CGT fait un parcours sur le campus et le CHU, autant dire que c’était pour faire quelque chose et surtout pas bloquer ou même gêner les commerces. Les gilets jaunes qui ont rejoint, sont déçus de la stratégie de la CGT.

--15 décembre
Poitiers, le 15 décembre. On se retrouve à 200 sur le rond point Poitiers Sud, à 10h. Les copains de Sud sont bien présents, ils essaient un peu d’organiser, car cela s’engueule dès que quelqu’un veut prendre une décision. Finalement on défile sur 5 km d’un centre commerciale à l’autre. Sous une pluie battante. On est applaudit et klaxonné tout le long du parcours. Avec les camarades on a les mêmes sentiments, on échange sur nos histoires sur nos rond points respectifs. Ils ont eu un peu de mal avec la Marseillaise et les drapeaux français, mais la question sociale est centrale. Marre des inégalités, de l’injustice, des sdf dehors. Ils ont bien repéré au début des gens proches du FN, mais qui ont été beaucoup moins présents après. Il serait impossible de les virer physiquement, une partie des GJ ne comprendraient pas et prendraient cela pour de l’intolérance. Par contre appuyer sur le social, plutôt que sur les taxes les fait partir. A 16h, nouveau rdv au Rond Point Poitiers Sud. On est bcp plus nombreux (400?). Toute la zone est bloquée. Les deux rond points stratégique. Mais à 17h, la police dégage un rond point à coup de lacrymo, les gens courent sur le parking d’Auchan, ce qui fait surréaliste...mélange de gens allant faire leurs courses de Noël et des dizaines de gilets jaunes éparpillés. Des personnes se mettent à genoux devant les policiers mains sur la tête. Après une heure de tension, cela se calme. La police disparaît quand les supermarchés ferment....tout un symbole.

Voilà pour les faits ; une brève analyse :
Une partie de la population découvre l’action collective, avec plein d’imagination. Quand on est plusieurs heures sur un rond point, c’est incroyable de voir le soutien des gens, qui apportent du bois, de la bouffe, du café. Des camions qui font semblant d’être bloqués dix minutes le temps de discuter, des gilets jaunes qui s’agitent, des voitures sans permis qui font trois fois le tour en klaxonnant. Cette partie de la population, primo-manifestante, a découvert que BFMTV pouvait mentir et s’en est suivi une haine contre cette chaîne, puis cela a suivi pour les autres chaînes et les radios avec France info, France inter. Elle a découvert avec horreur que la police n’était pas toujours gentille. Les images des enfants agenouillés à Mantes la Jolie a énormément choqué. Les annonces successives du gouvernement ou de Macron ont vite été décryptées et réduites en cendres, mais surtout quoi qu’ait pu dire Macron, les gens expriment une haine contre sa personne que je n’ai jamais vu dans ma vie de militant.

Quel bilan au 15 décembre ? de l’espoir : les classes populaires sont toujours capables de se révolter, de mettre la question sociale au premier plan...mais aussi du scepticisme. A rejeter toute représentation c’est mathématiquement un cadeau au Rassemblement National. L’abstention va monter, et donc le socle RN va logiquement monter. Soit les individus s’organisent dans le cadre électoral actuel, soit ils (nous ) construisons une démocratie profonde, parallèle. Entre les deux... pas grand chose. La conscience sur les limites du système sont là, l’alternative se cherche, à nous d’humblement y participer.

Les ressorts
Enfin dernier point, quel ressort profond à tout cela ? La disparition des espèces, le réchauffement climatique, le fait d’être 8 milliards à partager des ressources limitées, font que tout le monde sait consciemment ou inconsciemment, que dans les 2 ans qui viennent cela va être pis que les années 90 en Russie, car cela ne sera pas réversible. Les classes aisées sont terrorisées à l’idée de la crise financière qui s’annonce prochainement et veulent se barricader et cela se sent jusqu’en bas. Ils ne veulent pas partager. Les empires pourrissent toujours par le bas. La révolte actuelle ne vient pas tant du niveau de vie, que de celui de savoir que cela va aller en s’empirant, qu’il n’y a pas d’espoir d’amélioration. L’importance des retraités ou des femmes dans les manifestions en témoignent. Ce n’est pas tant les difficultés individuelles qui font monter la rage que les injustices

Avec la répression de ce mouvement, par la violence policière mais surtout par le mensonge médiatique, beaucoup découvrent qu’il existe une bourgeoisie (les montants des fortunes des grandes familles circulent) et surtout ses valets . Tous les journalistes, les pseudo-intellos, ou vrais intellectuels, les artistes, les élus, les experts qui nous expliquent que l’on ne comprend rien à l’économie mondiale.

La colère
La colère est bien là. Entre amis, nous n’avons cessé ces dernières semaines de discuter de nous engueuler, mais de constater qu’en effet on avait ignoré une partie de la classe ouvrière et des fractures au sein de celles ci. A force de donner des leçons sur des gens qui vont au mac do ou roulent en diesel, de les soupçonner d’être racistes ou homophobes avant même qu’ils n’aient ouvert la bouche, il est certain qu’il ne faut pas s’étonner que le mot syndicat ou gauche provoque de la colère. Il y a une réelle fracture. Le capitalisme s’entend sur un système qui repose sur a minima trois types de capital. Le capital économique, le capital culturel et le capital social (le réseau). Et beaucoup d’entre nous (militants de gauche) avons peut-être à perdre plus qu’à gagner au système actuel.
Ah, oui l’artisan qui a deux salariés et qui gagne 1000 euros par mois, c’est peut-être un employeur, mais tout le monde sait que la revente de l’outil de travail n’est plus possible. Que pense-t-il de l’Universitaire qui touche 3 à 4 fois plus que lui, qui donne des leçons d’écologie et qui pourtant avec un seul voyage en avion va avoir un bilan carbone bien supérieur au sien ?

Ce qu’il faut défendre chez les libertaires, c’est bien l’universalisme contre le relativisme. Dans nos milieux on en vient à tolérer de l’homophobie, du sexisme, de la part de certaines personnes qui arrivent d’autres pays et à l’inverse on soupçonne la France « profonde » d’avoir tous les défauts. Aux premiers on se dit on va les faire « évoluer », aux seconds on se dit ils sont foutu pour la lutte de classe. N’est ce pas nous qui avons démissionné ? Avons-nous été vers une certaine facilité à confondre lutte spécifique (importante) et lutte de classe ?

La condescendance
Depuis quelques années, malgré une passé militant, je reçois des critiques sur ce que je parais être et non ce que je suis. Blanc, 50 ans. Forcément, je suis du côté des colons. On me met dans le camp des hétéros, sans me demander mon avis. Dans celui des riches qui ont tout, sans me demander ce que je gagne. Avec ce vent de relativisme, la position de classe est clairement passé en arrière plan. Sans compter la condescendance d’une partie des classes moyennes qui se pensent cultivées qui donne un sentiment de mépris. Imaginez ce que peuvent ressentir comme mépris ces hommes et ces femmes, peu politisés.

Sur les ronds-points je n’ai pas entendu de défense du front national, mais par contre si nous, en tant que militants libertaires ou révolutionnaires de manière plus large, ne sommes pas capables de nous mélanger avec des gens de la Classe, quitte à s’engueuler, et bien, il faudra pas s’étonner si Soral avec « gauche du travail et droite des valeurs » prenne du terrain. Pour terminer, d’autres vont nous dire, la gréve est la seule véritable arme. Cependant, déjà les chômeurs et les retraités, ne peuvent la faire et ils sont bien présents sur les rond-points, mais également on voit beaucoup d’employés et d’ouvriers pour qui la grève est impensable au regard de la taille de la boîte...pour le moment.
Avouons quand même, que passer ses week-ends et une partie de ses soirées, en novembre, décembre, sur des ronds-points, au vu de tous (y compris son patron), d’être harcelé par la police qui détruit régulièrement les abris et les feux de camp, demande une certaine combativité.

L’avenir du mouvement n’est pas écrit. Ce qui est certain, c’est que si on ne prend pas part aux discussions, d’autres le feront.
PAR : Cyrille
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