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par NCJ le 4 octobre 2018

Libertaires et libertariens : deux enfants du liberalisme

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article extrait du Monde libertaire n°1798 de septembre 2018




L’anarchisme (ou libertarisme) et le libertarianisme (ou l’anarcho-capitalisme) sont deux façons de radicaliser le libéralisme. En apparence certaines ressemblances sont frappantes : lutte contre la domination de l’État, pour la préservation et l’élargissement de la liberté individuelle, contre la contrainte et la coercition violente. Sur bien des points les deux mouvements peuvent théoriquement se retrouver – contre la violence d’État, pour l’amour libre, le thème de la désobéissance civile, etc. Comment ne pas être frappé par la proximité des mots par ailleurs ? Les libertaires et les libertariens ne diffèrent qu’à peine à l’écriture, si bien qu’en anglais libertarian signifie aussi bien l’un que l’autre.

Pourtant cet ancêtre commun qu’est le libéralisme ne détermine pas une identité commune entre les deux courants. Il nous apparaît important de clarifier cette situation et cette distinction alors que les auteurs libertariens récupèrent une partie des auteurs anarchistes comme Proudhon, rapproché par l’Institut Coppet aux libéraux du Journal des économistes, au premier rang desquels Bastiat et Molinari, grands inspirateurs des mouvements ultra-libéraux aux États-Unis et en France. De son côté Rothbard, un des plus grands théoriciens du libertarianisme, récupère très largement les anarchistes individualistes américains de la fin du XIXème siècle en se réappropriant leurs critiques de l’impôt.

Notre propos consiste à clarifier les différences effectives entre les deux courants théoriques, en montrant que malgré les apparences, les ressemblances, les rapprochements et les récupérations l’anarchisme et l’anarcho-capitalisme, le libertarisme et le libertarianisme sont deux héritiers très différents du libéralisme, notamment en se distinguant très clairement sur la question de la liberté et de la contrainte. Je propose d’appeler ces différences des « différences anthropologiques », puisqu’elles relèvent de deux modèles de ce qu’est un individu libre et non contraint totalement différents.

Parenthèse introductive : je parle dans ce propos liminaire d’anarchisme et de libertarianisme comme si ces deux courants étaient des théories unifiées. Il est certain que mon propos ne peut être dans cet article que légèrement caricatural. L’anarchisme est divers, aux influences multiples, comme le notent par exemple les historiens de l’anarchisme comme Daniel Guérin ; le libertarianisme connaît lui également ses mouvances et ses controverses.

« d’un côté l’anarchisme voit à la racine du libéralisme classique une visée historique d’émancipation individuelle qu’il s’agit de perpétuer au-delà du libéralisme lui-même ; de l’autre le libertarisme voit dans le libéralisme une philosophie politique individualiste fondée sur le droit de propriété, à systématiser et clarifier. »

Un ancêtre commun : le libéralisme politique.

Affirmer que l’anarchisme est un descendant du libéralisme peut faire grincer des dents, notamment puisqu’aujourd’hui, la lutte contre le libéralisme, incarné par le néolibéralisme contemporain (voir « Qu’est-ce que le néolibéralisme ? » ML de Juin), est une des motivations centrales au combat politique. Pourtant il me semble indéniable de reconnaître la parenté entre les deux courants : les premiers anarchistes, comme Proudhon, sont, comme le note par exemple Chomsky dans Instinct de liberté, Anarchisme et socialisme, profondément influencés par Les Lumières et le message politique que des auteurs comme Rousseau, Humboldt ou Kant. Jean-Christophe Angaut, en 2012, dans « Anarchisme et libéralisme » soutient également une filiation historique entre libéralisme et anarchisme en ce que ce second mouvement résulte d’une critique interne du libéralisme. Cette critique interne porte notamment sur le fait que le modèle libéral, se dressant contre le pouvoir absolu d’un état souverain, limite le pouvoir de l’État en donnant des droits aux individus, droits qui sont d’avantages formels que réels. Il s’agit ainsi de continuer l’esprit du libéralisme contre sa réification historique conservatrice, puisque le libéralisme historique est passé d’une doctrine s’opposant au pouvoir d’un État monarchique à une doctrine légitimant la classe bourgeoise au pouvoir : l’anarchisme consiste ainsi en un dépassement du libéralisme en intégrant que l’épanouissement individuel ne passe pas uniquement par une limitation négative de la coercition d’État mais aussi par une réforme positive des conditions sociales et politiques dans lesquels les individus sont inscrits.
Le libertarianisme se revendique lui également du « libéralisme classique » de Locke, Smith, Ricardo, Bastiat et quelques autres. Pourtant la façon dont il se réfère au libéralisme n’est pas critique : il s’agit moins de le dépasser que de le clarifier et de le systématiser. Murray Rothbard dans l’Éthique de la liberté ou Robert Nozick dans Anarchie, État et Utopie, se proposent ainsi de systématiser la théorie libérale en la clarifiant logiquement et en triant le bon grain de l’ivraie pour la rendre cohérente, quitte à éliminer de la tradition libérale des auteurs comme John Stuart Mill, plus nuancé sur bien des sujets que les autres, et allant jusqu’à se dire socialistes à la fin de sa vie.
Si les deux courants « radicalisent » bien le libéralisme ils reviennent à deux racines bien différentes : d’un côté l’anarchisme voit à la racine du libéralisme classique une visée historique d’émancipation individuelle qu’il s’agit de perpétuer au-delà du libéralisme lui-même ; de l’autre le libertarisme voit dans le libéralisme une philosophie politique individualiste fondée sur le droit de propriété, à systématiser et clarifier.

« En dehors de cette contrainte physique, qui revient par exemple pour un État à obliger les individus à payer des impôts, ou pour un autre individu à voler un bien qui ne lui appartient pas, aucune autre limite n’est posée. »


Deux modèles anthropologiques.

De ces interprétations différentes du libéralisme découle deux modèles anthropologiques, relatifs à ce qu’est un individu, différents. Je vais illustrer cela sur deux points étroitement reliés, à savoir la conception de la liberté et la conception de la contrainte qu’on retrouve dans les deux courants.

Le libertarianisme ou le libéralisme comme droit de propriété.

Le libertarianisme insiste largement sur une conception spécifique de la liberté. Murray Rothbard dans l’Éthique de la liberté – on pourrait dire la même chose d’autres auteurs libertariens avec plus de nuances- souligne ainsi avec beaucoup d’insistance que le concept de liberté qu’il utilise est un concept spécifique en ce qu’il s’oppose à d’autres conceptions proches. Cette conception de la liberté se fonde sur sa conception de la propriété, qu’il tire d’une interprétation de Locke qu’il appelle l’individualisme « appropriationniste ». Un individu est propriétaire de soi-même – selon sa doctrine du droit naturel – et de son travail, et ainsi propriétaire de ce que son travail lui permet d’obtenir. La liberté pour Rothbard connaît une limite, la contrainte physique, qui est interdite éthiquement : l’éthique de la liberté nous dit que nous pouvons absolument tout faire à partir du moment ou nous ne violons pas les droits de propriétés (établis naturellement) d’un individu sur lui-même ou sur ce qu’il a obtenu par son travail. En dehors de cette contrainte physique, qui revient par exemple pour un État à obliger les individus à payer des impôts, ou pour un autre individu à voler un bien qui ne lui appartient pas, aucune autre limite n’est posée.
Cette vision découle logiquement de ce avec quoi on définit la liberté. Réduire ainsi la contrainte à une coercition physique c’est laisser de côté toutes les autres formes de contraintes : les contraintes économiques, sociales, psychologiques etc. La position de Rothbard est ainsi fondée sur une éthique qui est surplombante, cela a pour conséquence que les conditions effectives dans lesquelles sont insérés les individus n’ont pas d’importance, puisque la question est avant tout une question de droit et non de fait. La conséquence majeure de cette définition de la liberté est de la contrainte est que la théorie de Rothbard est une radicalisation du libéralisme en ultra-libéralisme : rien n’empêche d’exploiter les autres tant qu’on ne les force pas physiquement à travailler, rien n’empêche également les inégalités les plus extrêmes, de la même façon rien n’oblige à aider les autres et Rothbard va plus loin en disant que si certains individus sont des « parasites » ils n’ont aucun droit naturel autre que celui de la propriété de soi. On peut alors les laisser mourir.

« Malatesta a remarquablement exprimé cela en disant que "l’anarchisme est né de la rébellion morale contre les injustices sociales." »

L’anarchisme et la contrainte économique et sociale.

De son côté l’anarchisme se distingue très largement en ayant une vision totalement différente de la liberté et de la contrainte. La contrainte n’est pas uniquement perçue sous la forme de la contrainte physique mais aussi de la contrainte sociale et économique : dans certaines situations les conditions matérielles dans lesquelles se trouve un individu l’empêche de se développer et de s’épanouir, par exemple lorsqu’il est obligé de travailler pour un autre, ce que notait très bien Proudhon dans Philosophie de la Misère, ou lorsque des stéréotypes l’empêchent de s’épanouir pleinement, ce qui est notamment le cas de plusieurs individus dans nos sociétés : noirs, arabes, femmes, étrangers, tous, au-delà d’une contrainte économique explicite ou d’une coercition physique, subissent des stéréotypes qui sont d’autres formes de domination. La conception de la liberté et de la contrainte chez les anarchistes prend ainsi en compte très largement l’aspect économique et social de la domination, et pas uniquement l’aspect éthique au sens de Rothbard. Malatesta a remarquablement exprimé cela en disant que "l’anarchisme est né de la rébellion morale contre les injustices sociales." En intégrant ces éléments la conception de la liberté qu’on trouve dans l’anarchisme est sociale, parfaitement exprimée par ces phrases bien connues du Catéchisme Révolutionnaire de Bakounine :

« Je ne suis vraiment libre que lorsque tous les êtres humains qui m’entourent, hommes et femmes, sont également libres. La liberté d’autrui, loin d’être une limite ou la négation de ma liberté, en est au contraire la condition nécessaire et la confirmation. Je ne deviens libre vraiment que par la liberté d’autres, de sorte que plus nombreux sont les hommes libres qui m’entourent et plus profonde et plus large est leur liberté, et plus étendue, plus profonde et plus large devient ma liberté. »

La liberté n’est pas une question d’individu intrinsèquement libre, mais est une question sociale au sens d’un groupe, d’un ensemble qu’il s’agit de transformer pour que chacun s’épanouisse complètement en luttant contre toutes les formes de domination, non seulement physiques mais aussi économiques – l’inégalité des ressources – et sociales – les phénomènes de domination bien décrits par la sociologie par exemple. En cela la conception anarchiste se distingue clairement de la conception libertarienne: cela n’a presque plus de sens de parler de liberté in abstracto, sans considérer les conditions effectives dans lesquelles sont insérés les individus.
Le libéralisme a bien donné deux enfants, mais ces enfants n’ont plus rien en commun.

PAR : NCJ
graine d’anar. Lyon
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